--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT lettresjuives45> <IDENT_AUTEURS argens> <IDENT_COPISTES swaelensg> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 1> <DROITS 0> <TITRE Lettres Juives (Tome 4 et 5)> <GENRE prose> <AUTEUR J.B. Marquis d'Argens (1704-1771) Lettres juives (Tome 1)> <COPISTE G. J. Swaelens (100112.3376@compuserve.com)> <NOTESPROD> De ses nombreux voyages et missions diplomatiques, Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens (1704-1771) a tiré la substance de ses «Lettres juives» sous-titrées «Correspondance Philosophique, historique & critique, entre un Juif Voyageur en différens Etats de l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits.» L'Eglise a mis par deux fois les «Lettres Juives» à l'Index, sans doute en raison de leurs commentaires fortement anticléricaux. L'Encyclopédie Universalis en décrit l'auteur comme «un parfait représentant du siècle des Lumières et l'un des premiers écrivains de l'Occident à traiter le peuple juif avec respect». Les «Lettres Juives» offrent un vaste panorama sur les conceptions philosophiques, religieuses, scientifiques et politiques de l'époque. Les volumes dont a été tirée la présente numérisation ont été confiés au Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, à Paris.(e-mèl:centredoc@mahj.org) From his many trips and diplomatic missions, Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens (1704-1771) drew his "Lettres Juives", a "Philosophical, historical & critical correspondence, between a Jew travelling in different states of Europe, and his Correspondents in many places". The Roman Catholic Church put the "Lettres Juives" twice on the Index of banned books, probably because of their strong anticlerical stance. The French-language Encyclopédie Universalis describes the marquis d'Argens as "a perfect representative of the Siècle des Lumières (the Age of Enlightenment, in France) and one of the first writers in the West to treat the jewish people with respect." The "Lettres Juives" offer a wide panorama on the philosophical, religious, political, scientific scene of the time. The volumes from which this digitalisation has been produced have been entrusted to the «Musée d'art et d'histoire du Judaïsme», Paris, France.(e-mail:centredoc@mahj.org) </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER lettresjuives451 --------------------------------Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique, entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans en divers endroits.
NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME QUATRIEME (d)
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.
***
EPITRE AU PREUX ET ADMIRABLE DOM QUICHOTTE DE LA MANCHE,
INVINCIBLE
CHEVALIER DES LIONS, &c. &c. &c.
Illustre héros de Cervantes, incomparable destructeur de moutons & de
marionnettes, courageux & intrépide affaisseur de moulins à vent & à
foulon, terreur perpétuelle des Alguazils de la sainte Hermandad, &c,
&c, agréez que je mette sous votre puissante protection ce IV. volume
des Lettres Juives. Un outrécuidé, chevalier pour le moins aussi insensé
& aussi extravagant que vous, a résolu leur ruine, & juré leur
déconfiture. Vainement le public semble-t-il vouloir les garantir de son
courroux: il défie l'univers entier au combat, & se vante de les réduire en
poudre, malgré la protection de tous les enchanteurs. Dans ce pressant besoin,
permettez que j'aie recours à vous. Venez, ô insensé chevalier, opposer folie à
folie: domptez votre rival le téméraire chevalier d'Ibérie; &, après l'avoir
terrassé, faites-lui confesser qu'il ne doit nullement jouir du droit d'être
aussi extravagant que vous. Depuis si long-tems qu'il semble vouloir vous
disputer le sceptre, ou la marotte de Momus, ses impertinences & ses folies
devroient avoir enflammé votre zèle: & cependant, vous souffrez qu'il
jouisse en paix de sa réputation. Songez que la gloire doit vous exciter au
combat, & que votre profession même vous y engage. Vous devez par les loix
de la chevalerie errante, redresser les griefs, consoler les affligés, &
protéger les opprimés. Vous ne pouvez donc équitablement refuser de donner
aux Lettres Juives _le généreux secours que je vous demande instamment pour
elles: & dans la juste confiance où je suis d'obtenir de vous cette grace,
je demeure avec le plus profond respect, incomparable chevalier,
Votre très-humble & très-obéissant serviteur,
Le traducteur des LETTRES JUIVES._
***
PREFACE
Comme j'achevois ce quatriéme volume, on m'a envoyé d'Amsterdam le XXIII.
tome de la Bibliothéque Françoise, dans lequel j'ai trouvé une
lettre, où sous prétexte de rapporter quelques faits concernant l'état
des sciences en Espagne, on a vivement déclamé contre certain ouvrage qu'on n'a
point nommé, mais qu'on a assez désigné pour connoître aisément qu'on veut
parler des Lettres Juives.
J'avois d'abord résolu de ne point répondre à cette critique, dont l'auteur
est généralement reconnu, soit dans le monde, soit dans la république des
lettres, pour une espéce de fou, & pour une parfaite copie du fameux dom
Quichotte. En effet, on sçait qu'il a pris une passion aussi romanesque pour la
nation Espagnole, que celle du héros de la Manche pour son incomparable
dulcinée.
Je ne me croyois donc point obligé de faire attention aux objections d'un
pareil personnage; & j'aurois suivi mon premier mouvement, si je n'avois
réfléchi dans la suite que cette impertinente lettre se trouvant insérée
dans un journal où l'on voit quelquefois des choses assez curieuses & assez
utiles, bien des gens pourroient se persuader que cette critique seroit de la
main des journalistes. Je dirai donc un mot de quelques-unes des bévues dont ce
ridicule écrit est rempli.
Le chevalier d'Ibérie prend d'abord la défense de tous les auteur qui sont
critiqués dans les Lettres Juives. On doit lui pardonner d'être sensible
à leur affront; car il y a bonne part. Aussi appelle-t-il au public de
l'injustice qu'il croit qu'on lui a faite. Il traite d'ignorans, dit-il,
des gens de lettres, qui ont mis le public en état de juger de leur
érudition. Je réponds à cela, qu'il n'est rien de si faux que ce reproche,
& je défie qu'on me nomme un auteur estimable, dont je n'aye pas fait
l'éloge. Descartes, Gassendi, Bernier, Mallebranche, Bayle, Locke,
s'Gravesande, Vitriarius, Boerhave, de Thou, Daniel, Pascal, Sirmond, Péteau,
Lamy : enfin tous les sçavans, de quelque état, & de quelque religion
qu'ils soient, catholiques ou protestans, jésuites ou jansénistes, m'ont été
égaux. Dès qu'ils ont eu du mérite, je n'ai pas balancé à leur rendre justice.
J'ai eu la même équité envers les auteurs qui n'ont écrit que sur des matières
concernant la poësie & les romans. J'ai loué Corneille, Racine, Milton,
Pope, Pétrarque, le Tasse, le Guarini, dom Lompès de Véga, Cervantes, Crébillon,
Voltaire, Rousseau. Il est vrai qu'en accordant du génie à ce dernier, j'ai
cru que je pouvois, & que je devois lui refuser ce qu'un arrêt solemnel du
premier parlement de France lui avoit ôté.
Ce sont-là tous les bons auteurs dont j'ai parlé; & je continuerai
d'avoir toujours pour leurs ouvrages une estime infinie. Quels sont donc ces
écrivains que j'ai traités d'ignorans, & qui avoient mis le public
en état de juger de leur érudition? Je comprends que le critique a voulu se
désigner lui-même. Mais comment a-t-il pû se fourrer dans la cervelle, que, pour
avoir copié trois pages du dictionnaire de Moréri, & trois autres de
celui de Corneille, & les avoir cousues avec quelques morceaux de
plusieurs autres livres, & avec les larcins qu'il a fait à Baudrand, dont il
a presque entièrement volé le dictionnaire, il ait mérité le nom & la
réputation de sçavant? Je passe aux autres griefs.
Il est étonnant, dit ce critique, qu'un homme qui a de la
naissance, de l'éducation, de l'esprit, du bien & des charges honorables,
quitte tout cela, & se dégrade jusqu'à la condition d'auteur. Ces
louanges qu'on me donne sont des guirlandes dont on orne la victime; & je ne
suis élevé si haut que pour en être précipité. Je répondrai, avant de quitter
cet article, que quand il seroit vrai, que la fortune m'auroit placé dans un
état brillant, je puis, sans honte l'abandonner, pour me livrer entièrement à
l'étude de la philosophie; & pour jouir de la douce satisfaction que donnent
les sciences à ceux qui les cultivent. A-t-on jamais fait un crime à la
Roche-Foucault, à Montagne, à Malherbe, à Racan, à Bussy-Rabutin, de leurs
ouvrages? Le fameux cardinal de Richelieu fut aussi porté à passer pour auteur
qu'à détruire la monarchie d'Espagne. Sans doute, que le critique méprise ce
cardinal, & qu'il doit lui trouver deux défauts bien essentiels. Je poursuis
l'examen de ses reproches.
Il me range dans la classe des auteurs libertins qui n'écrivent que pour
décrier leur propre religion, la vertu, le sçavoir & le mérite. Quant à ce
qui regarde la vertu & la religion, j'ai assez montré dans les préfaces du
premier & du second volumes, qu'il n'y avoit qu'un vrai calomniateur qui pût
tenir un pareil langage: & pour ce qui concerne le peu de respect qu'il dit
que j'ai pour les véritables sçavans, on vient de voit de quelle manière je me
suis justifié. J'avoue, que, si le critique est un véritable sçavant, j'ai mal
fait de condamner ses ouvrages: mais je laisse au public à décider si je suis
coupable ou non.
Comme le censeur n'a point jugé à propos d'entrer dans aucun détail, &
qu'il s'est simplement contenté de se répandre en invectives contre moi, &
de louer excessivement un nombre de mauvais auteurs, il m'est impossible de lui
répondre sur les défauts qu'il peut trouver dans cet ouvrage. J'examinerai donc
seulement, avant de finir cette préface, quelques-uns des éloges qu'il a
prodigués aux écrivains Espagnols; & je montrerai évidemment qu'il les a
cent fois plus ravalés, par la façon dont il a voulu les élever, que n'auroit pû
faire la plus outrageante critique. On peut très-bien lui appliquer cet égard ce
beau passage de Tacite: Pessimum inimicorum genus laudantes.
Ce critique commence d'abord par établir la bonté, la beauté & la
justesse du génie de la nation Espagnole, sur les oeuvres de sainte Thérèse, de
Louis de Grenade, & du révérend pere Rodriguès. Il va ensuite jusqu'à
m'insulter sur le doute où il est que ces livres me soient connus. J'ose lui
dire qu'ils me le sont autant qu'à lui: a cela près, que j'en fais beaucoup
moins de cas; & sur-tout de Rodriguès, dont j'ai lu quelques ouvrages assez
mauvais traduits par un fort médiocre auteur, & si généralement méprisés,
que Molière n'a pas craint de les tourner en ridicule, dans une de ses pièces.
Je m'étonne que le critique ignore ce vers:
Elle lit Rodriguès, fait l'oraison mentale.
Peut-être est-ce en lui un oubli volontaire; car sur les choses qui regardent
le théâtre, il doit se trouver en pays de connoissance.
Je viens aux poëtes dramatiques que le censeur a loués d'une manière si
ridicule, que s'il avoit voulu les déchirer par une sanglante satyre, il
n'auroit pû s'y prendre autrement. Voici les propres termes dont il se sert:
Les auteurs dramatiques Espagnols ont long-tems été le magasin où les nôtres
alloient se fournir. Scaron, Montfleury en sont des preuves. Peut-on rien
dire d'aussi flétrissant pour la gloire des poëtes Espagnols, que de les faire
inventeurs des plus misérables farces, & de leur donner pour disciples &
pour imitateurs les plus vils & les plus mauvais de nos écrivains? Comment
jugeroit-on de certains poëtes, si un homme écrivoit que Pradon avoit formé son
goût sur leurs ouvrages? N'auroit-on pas raison de les regarder comme les
excrémens de la république des lettres? Il faut avouer que le censeur ne sçait
guère choisir ses louanges. Dieu me garde d'un tel panégyriste: j'aime encore
mieux sa haine que son amitié. Pour lui faire connoître la différence qu'il y a
entre les éloges que j'ai donnés aux bons écrivains Espagnols, & les
sottises qu'il en a écrites, je mettrai ici ce que Jacob Brito dit de dom Lopès
de Vega dans la CXVIII. lettre.
Cet auteur a fait de si excellentes comédies, que le grand Corneille
assuroit qu'il auroit donné les deux meilleures de ses tragédies, pour avoir
trouvé le caractère du Menteur. Tu sçais que c'est d'après la pièce de
cet Espagnol que le poëte François a composé la sienne. Je laisse
présentement à décider, lequel du critique ou de moi, a affecté de faire
injure à la nation Espagnole. Mais il me sera encore plus aisé d'obtenir un
jugement favorable, lorsqu'on verra le parallèle de ce que nous avons dit tous
les deux des historiens Espagnols.
Le critique se contente de parler de l'histoire d'Arragon de Zurita,
&c. & de l'histoire générale d'Espagne de Mariana. Par une
bizarrerie inexprimable des deux auteurs qu'il cite, il en est un qui doit être
en horreur à tous les gens de bien. Ce n'est pas que l'histoire de Mariana ne
soit un bon livre. Mais il en a fait un autre (1) que le parlement de Paris a
condamné au feu, & que les jésuites eux-mêmes,ont désavoué.
[(1) _De rege & regis institutione.]
Il insinue dans cet ouvrage, qu'il est permis & même louable de tuer un
roi hérétique ou tyran. Il loue excessivement le moine exécrable qui tua Henri
III. & ne craint point de l'appeller l'honneur & la gloire de la France.
Il faut avouer, que, puisque le critique ne vouloit citer que deux auteurs, il
pouvoit bien éviter de parler de Mariana, ou du moins imiter mon exemple, &
faire en même-tems mention de plusieurs autres. J'en transcrirai ici les noms,
selon l'ordre où leurs éloges se trouvent dans la CXVIII. lettre. Antoine de
Solis, Sandoval, Antoine de Herrera, dom Barthelemi de las Casas. Je n'ai
point, non plus oublié de louer les auteurs des romans, & les poëtes qui
méritent l'estime des connoisseurs, & j'ai fait les éloges de Michel de
Cervantes, de Matheo Aleman, de dom Alonso de Hercilla, de Juan Rufo, de
Christoval de Virvès, &c. On peut juger par le nombre de ces écrivains,
si j'ai cherché à diminuer la gloire d'une nation pour augmenter celle d'une
autre. Il est vrai que j'ai soutenu, & je le soutiens encore, que les
Espagnols n'ont aucun philosophe; & qu'attendu l'inquisition, ils ne
sçauroient en avoir. Mais l'univers entier n'est-il pas convaincu de cette
vérité? Le censeur, il est vrai, ne veut point l'avouer. En preux & en
incomparable chevalier, il soutient son opinion à tort & à travers.
Véritable digne copie du héros de Cervantes, on ne peut vivre en paix avec lui,
si l'on ne confesse purement & simplement, que les défauts de sa charmante
dulcinée sont au-dessus des vertus des plus grandes princesses.
Pour donner plus de poids à son opinion, le critique s'appuye de l'autorité
du pere Rapin, qui, dans ses réflexions sur la philosophie, a dit que les
Espagnols excelloient en métaphysique. Mais cet auteur a écrit une
sottise qui n'excuse nullement celle du censeur. En voici la preuve. Par l'éloge
que fait ce jésuite de la physique & de la logique d'Aristote, on verra
aisément si son sentiment doit être regardé comme décisif dans les matières de
philosophie. Il ne parut rien, dit-il, (1), de réglé & d'établi
sur la logique & la bonne physique devant Aristote. Ce génie si plein de
raison & d'intelligence, approfondit tellement l'abîme de l'esprit humain,
qu'il en pénétra tous les ressorts, par la distinction exacte qu'il fit de ses
opérations. On n'avoit point encore sondé ce vaste fond des pensées de l'homme,
pour en connoître la profondeur. Aristote fut le premier qui découvrit cette
nouvelle voie pour parvenir à la science par l'évidence de la démonstration,
& pour aller géométriquement à la démonstration par l'infaillibilité du
syllogisme, l'ouvrage le plus accompli, l'effort le plus grand de l'esprit
humain.
[(1) Rapin, réflexion sur la logique, num. IV. Pag. 373-374.]
Pour faire connoître l'impertinence & le ridicule de cet éloge, & de
quelle espéce sont les livres de philosophie que le pere Rapin regarde comme des
chefs-d'oeuvre, je me contenterai de citer ici un passage de Descartes, un autre
de Mallebranche & un autre de Loke. Quiconque voudra être plus amplement
persuadé de l'inutilité des ouvrages du philosophe Grec, pourra consulter
l'illustre Gassendi dans ses exercitationes parradoxicae adversus
Aristotelicos.
Je commence par transcrire le sentiment de Mallebranche (1).
Aristote...... ne raisonne presque jamais que sur les idées confuses que l'on
reçoit par les sens, & sur d'autres idées vagues, générales &
indéterminées, qui ne représentent rien de particulier à l'esprit. Car les
termes ordinaires de ce philosophe ne peuvent servir qu'à exprimer confusément
aux sens & à l'imagination les sentimens confus que l'on a des choses
sensibles, ou à faire parler d'une manière si vague & si indéterminée, que
l'on n'exprime rien de distinct.
[(1) Mallebranche, recherche de la vérité, liv. 5. chap. 2. pag. 388.]
Voici présentement Descartes,qui va parler. La logique de l'école......
n'est à proprement parler, qu'une dialectique, qui enseigne les moyens de faire
entendre à autrui les choses qu'on sçait, ou même aussi de dire sans jugement
plusieurs paroles touchant celles qu'on ne sçait pas. Ainsi elle corrompt le bon
sens, plutôt qu'elle ne l'augmente. (1)
Je vais finir de réfuter le pere Rapin, par ce passage de M. Locke. Nous
raisonnons, dit-il (2), beaucoup mieux, & plus clairement que nous
observons seulement la connexion des preuves, sans réduire nos pensées en régle,
ou en forme de syllogisme....... Dieu n'a pas été si peu libéral de ses faveurs
envers les hommes, que, se contentant d'en faire des créatures à deux jambes, il
ait laissé à Aristote le soin de les rendre des créatures raisonnables.
[(1) Descartes, principe de la philosophie. Préface.
(2) Essai sur
l'entendement humain, liv. 4, chap. 17. pag. 868.]
On peut voir maintenant quel fond l'on peut faire sur l'autorité du pere
Rapin dans ce qui concerne les philosophes; & puisqu'il a prodigué des
louanges à Aristote, il n'est pas fort surprenant qu'il ait loué les
métaphysiciens Espagnols. C'étoit une suite nécessaire de sa façon de penser,
tous ces métaphysiciens étant zélés sectateurs d'Aristote. Mais pour montrer
l'ignorance ou la mauvaise foi du critique, s'il y a tant d'excellens
philosophes & métaphysiciens en Espagne, d'où vient n'en nomme-t-il pas
quelques-uns? C'est qu'il lui auroit été impossible de pouvoir le faire, ou
qu'il eût augmenté le ridicule qu'il s'est déja si justement acquis.
Pour achever enfin la réponse que j'ai daigné faire à ses objections, je vais
réfuter celle où il m'accuse d'affecter de décrier la nation Espagnole. Il est
vrai que j'ai dit, & je le dis encore, qu'elle est fière, orgueilleuse,
fainéante, superstitieuse, & soumise aux moines à l'excès. Mais en exposant
ainsi ses défauts, ainsi que ceux des autres peuples dont j'ai parlé, j'ai rendu
justice à ses vertus. Et sans rappeller tout ce que j'en ai écrit, je me
contenterai de citer ici ce morceau de la CVI. lettre. Depuis le regne de
Philippe V. le ministre d'Espagne a eu de très-habiles gens: mais les orages
auxquels toutes les cours sont sujettes, les ont ôtés de leurs places. On vante
sur-tout le cardinal Alberoni. Non-seulement les étrangers qui sont en grand
nombre dans ce pays, mais même plusieurs Espagnols, rendent justice à cet habile
ministre...... Depuis l'avenement de Philippe V. à la couronne, l'Espagne a
réparé la moitié des maux dont elle avoit été accablée par des personnes qui
avoient été chargées de la conduite des affaires sous les regnes de Philippe IV.
& de Charles II. Ses troupes sont nombreuses, bonnes & bien
disciplinées. Elle s'est repeuplée d'un quart plus qu'elle n'étoit, par le grand
nombre de François & de Flamands qui s'y sont établis: & cette couronne,
qui depuis un tems n'avoit plus rien de redoutable, tient actuellement le rang
respectable qu'elle occupoit autrefois.
En voilà assez, je crois, pour faire connoître la folie, l'ignorance & la
mauvaise foi du prétendu chevalier d'Ibérie, car je ne répondrai point aux
invectives & aux injures grossières qu'il me dit à la fin de sa lettre. A
Dieu ne plaise que j'autorise jamais l'indigne coutume d'introduire sur le
Parnasse le langage des halles. L'esprit seul est membre de la république des
lettres, & le corps n'y a aucune part. Sans cela, dans quel embarras ne
tomberoit-on pas quelquefois sur le rang qu'on y donneroit à certains
personnages? Où placeroit-on, par exemple, un homme, qui après avoir été danseur
de corde, baladin & comédien pendant sa jeunesse, auroit dans sa vieillesse
épousé consécutivement deux chambrières de comédiennes, & une gardeuse de
dindons devenue servante de cabarets, & qui pis est, la sienne? Je suis
certain que le critique m'avouera, que si l'individu personnel étoit
membre de la république des lettres, il seroit bien difficile de sçavoir où
placer cet original.
Avant de finir cette préface, je dirai un mot des traductions qu'on a faites
des Lettres Juives. Deux différentes personnes les ont trouvées assez
bonnes pour vouloir les insérer dans deux ouvrages périodiques qui paroissent à
Londres. Le premier est intitulé: Gentelman's Magazine, & l'autre
Fog's Weekly Journal. Je ne sçaurois que me louer de ces traductions:
elles sont fort bonnes; & font honneur à l'original. Mais je ne puis
m'empêcher d'avouer, que j'ai vû avec quelque peine qu'un de ces deux
traducteurs (1), affectoit quelquefois de changer le titre de certaines lettres,
& de substituer la qualification de monsieur au nom de Jacob
Brito, ou d'Aaron Monceca, ensorte qu'il devenoit incertain si ces
lettres étoient originales ou traduites: & je remarquerai en passant, que ce
n'est pas aux plus mauvaises qu'il a fait une semblable soustraction.
[(1)L'auteur du Fog's Weekly Journal.]
La LXXIV. est dans le cas de celles dont je parle. Elle commence par ces
mots: La première lettre que je t'ai écrite d'Egypte, doit t'avoir donné une
idée des ruines d'Alexandrie, &c. c'est-à-dire en Anglois, The last
letter I wrote from Egypt gave an idea of the ruins of Alexandria, &c.
(1).
[(1) Voyez le num. 417 du Fog's Weekly Journal.]
Comme une pareille conduite est condamnable par toutes les loix établies dans
la république des lettres, je signifie dès aujourd'hui à ce traducteur, que s'il
continue à faire de pareilles soustractions Normandes & ambiguës, je me
pourvoirai pardevant le tribunal de nosseigneurs les journalistes, afin que
par eux justice soit rendue; & qu'il soit expressément enjoint audit
traducteur de rendre à chacun ce qui lui appartient. Mais j'espère qu'il ne
m'obligera point à avoir aucun procès avec lui & qu'il imitera dorénavant la
bonne foi de son confrère, qui n'use point de ces suppressions de titres,
lesquels, en matiere de belles-lettres, sont des demi-larcins.
Au reste, je le remercie de la façon élégante & précise avec laquelle il
a traduit mes lettres. Je lui dois même un compliment particulier pour la lettre
qui commence ainsi: J'ai couru, mon cher Brito, un des plus grands dangers
que j'essuierai de ma vie. (1).
[(1) En Anglois, I have undergone, dear Brito, an of the great dangers,
&c. Fog's Weekly Journal, July 31, 1737.]
Il a eu la bonté de ne point changer le titre de celle-là, & de ne point
substituer la qualité de monsieur au nom de Brito. Lorsque je songe que
j'ai déja été injurié par quelques auteurs, & pillé par quelques autres, peu
s'en faut que je ne croie être devenu un personnage important dans la république
des lettres.
Je passe à une autre traduction, qui va, dit-on, bientôt paroître. Elle est
en Hollandois, & le manuscrit en est actuellement entre les mains d'un
libraire. (2) Je ne l'ai point vûe, & quand j'aurois été à même de la voir,
je n'en aurois pû juger, n'entendant point cette langue. Mais une personne qui
en connoît tous les avantages, m'a assuré que je ne devois point me plaindre de
la façon dont mes lettres étoient rendues, n'ayant rien perdu entre les mains du
traducteur. C'est tout ce que je sçais de cet ouvrage, dont l'auteur ne m'est
nullement connu.
[(2) Elle a paru depuis cette Préface, & a été imprimée à la Haye,
chez Isaac van der Kloot. L'auteur de cette traduction m'a fait l'honneur de
me la dédier sous ce titre Aan den zeer geleerden schranderen en wakkeren
Schryver der LETTRES JUIVES. Je suis charmé de trouver ici l'occasion de lui
témoigner publiquement ma reconnoissance, & de le remercier d'avoir jugé à
propos de faire connoître mes lettres à une nation que j'estime
infiniment.]
On m'a aussi écrit d'Allemagne, qu'on y avoit déja traduit en Allemand les
deux premiers volumes des Lettres Juives. Mais il me seroit aussi
impossible de juger d'une traduction Allemande que d'une Hollandoise.
Enfin, quelque chose d'incomparablement plus singulier que tout cela, c'est
qu'on m'a mandé, qu'elles avoient été réimprimées à Avignon, & qu'on y en
avoit déja vû deux volumes, mais misérablement tronqués & défigurés,
conformément au sort ordinaire de toute édition contrefaite en terre papale.
[page d29]
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
LETTRE XCV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Anvers, où je suis arrivé depuis deux jours, est la plus considérable ville
du Brabant. Londres & Anvers étoient autrefois deux rivales pour le
commerce: elles étoient cependant unies par rapport à leurs intérêts.
[Pages d30 & d31]
Ces deux villes tenoient un rang distingué dans la ligue ou hanse Teutonique,
mais aujourd'hui le port d'Anvers est dénué de vaisseaux. Amsterdam a fait
tomber entièrement le commerce de cette ville, & il ne lui reste plus que le
souvenir de sa grandeur passée. Elle est bien bâtie: & quoique les maisons
n'aient rien de magnifiques, elles sont assez régulières & gracieuses à la
vûe. La citadelle est belle et bien fortifiée. (1). J'ai lû dans un auteur
nazaréen (2) une chose assez plaisante sur cette citadelle, & qui marque la
naïveté des Brabançons, soit dans leur manière d'agir, soit dans leur façon de
s'expliquer.
[(1) Elle a des bastions, nommés Ferdinand, Tolede, duc d'Albe,
Paciotto. Ce dernier est le nom de l'ingénieur.
(2) Chappuys.]
Lorsque ce fort fut remis par les Espagnols entre les mains du duc d'Arscot
l'an 1577, ce duc mettant la main entre celles de celui qui recevoit son
serment, prononça ces paroles: Je jure par le nom de Dieu & de sainte
Marie, que je garderai fidélement cette citadelle. A quoi il fut répondu en
cérémonie: si vous faites ainsi, Dieu vous soit en aide; sinon que le diable
vous emporte en corps & en ame. & tout le reste de l'assemblée
répondit avec beaucoup de dévotion, amen, ainsi soit-il. Il faut être
Brabançon, pour inventer une pareille formule de serment de fidélité. Je ne
crois pas que les Suisses eussent jamais pû s'en aviser. Elle est aussi
grossière que grotesque.
Le peuple d'Anvers est superstitieux, ainsi que celui de Bruxelles, & il
est aussi naïf. Les moeurs de ces deux villes se ressemblent tout-à-fait, Il est
vrai que les nobles d'Anvers ne font point remonter jusqu'à Adam leur
généalogie, ainsi que ceux de Bruxelles; & qu'ils avouent bonnement, qu'ils
descendent de quelques riches marchands: à cela près, ils sont aussi infatués de
leur nouvelle noblesse, que les autres le sont de leur ancienne.
On voit fort peu d'excellences à Anvers; les gens de condition
s'appellant simplement monsieur: j'ignore si, lorsqu'ils vont à
Bruxelles, pour se mettre à la mode & trancher du grand, ils ne se font
point donner de l'excellence par leurs domestiques; car la plûpart des
seigneurs Flamands n'ont encore pû obtenir ce titre, que des gens qui leurs sont
dévoués.
[Pages d32 & d33]
Le menu peuple leur accorde aussi ce nom fastueux: mais ils ont conservé
assez de bon sens, pour ne pas pousser le ridicule jusqu'au point de se donner
de l'excellence dans la conversation. Je crois pourtant qu'ils en
viendront jusqu'à ce ridicule: si cela est, ce mot deviendra aussi commun &
aussi fréquent dans leurs assemblées, que celui de monsieur.
Quoique l'esprit & la vivacité de génie ne soient pas dans le partage des
habitans d'Anvers, cette ville a produit cependant de très-grands peintres.
Rubens, Vandyck, Otho Venius, ont fait diverses écoles célèbres. Ils ont
approché des Raphaëls & des Titiens. Vandyck, sur-tout, s'est distingué des
autres Flamands; & l'on peut lui donner le nom de Rubens épuré. En effet, il
a joint à la beauté du coloris de ce peintre une correction de dessein beaucoup
plus précise. Vandyck a été le seul dessinateur Flamand, dont les ouvrages ne se
soient point ressentis du génie de sa nation & de l'air du climat. Rubens,
Otho Venius, & tous leurs élèves, ont dessiné très-souvent d'une manière
lourde & pesante. Malgré mille beautés, dont leurs tableaux étincellent, on
y voit toujours un certain goût Flamand, lourd, matériel, & éloigné de la
façon légère des Italiens, fidéles imitateurs des beautés de l'antique. Les
femmes peintes par Raphaël, Corrège, Carlo Maratti, ont quelque chose de divin.
Les simples nymphes dans leurs ouvrages, ressemblent à des déesses; mais souvent
dans ceux des Flamands, les déesses ressemblent à de grosses chambrières.
J'ai vû dans le palais du Luxembourg à Paris, la célèbre galerie peinte par
Rubens. Le sang coule dans les figures, tracées sur la toile par cet habile
peintre. La nature n'a point un coloris plus parfait; mais elle a quelque chose
de plus délicat dans les contours; & l'on peut dire que Rubens auroit été le
premier de son art, s'il fût né en Italie. Quoiqu'il y eût resté très-long-tems,
il ne put jamais quitter entièrement les premières idées qu'il avoit prises dans
sa patrie: & dans ses plus beaux tableaux, il peignit toujours quelque
figure Flamande. Il est vrai qu'il répara ce défaut par tant d'autres beautés,
qu'on auroit tort de ne lui point pardonner.
[Pages d34 & d35]
Ce grand homme forma plusieurs élèves; & pendant assez de tems, la
Flandre eut plusieurs habiles peintres: mais actuellement il ne reste plus des
fameuses écoles de Vandyck & de Rubens, que quelques tableaux dans les
églises & dans les cabinets des curieux. Les peintres, aujourd'hui répandus
dans la Flandre, sont de véritables barbouilleurs, eu égard à leurs anciens
maîtres. Ils conservent quelque chose de leurs coloris: mais ils pêchent si fort
dans les autres parties de la peinture, leur dessein est si peu correct, &
leur composition si fade, que l'école Flamande n'existe plus que dans les
ouvrages des morts.
Il semble que le nombre des peintres & des sculpteurs devoit s'accroître
avec le tems, & que les beaux-arts, loin de diminuer, devoient aller en
augmentant: mais loin que les élèves ayent surpassé les maîtres, ils sont allés
toujours en diminuant. Il est arrivé aux Flamands, à l'égard de Rubens & de
Vandyck, ce qui est arrivé aux Italiens à l'égard de Raphaël, du Titien, des
deux Carraches, du Corrège, de Jules-Romain, &c. Trente ou quarante ans
après la mort de ces grands-hommes, qui vécurent à-peu-près dans le même-tems, à
peine dans chaque siécle, l'Italie compta-t-elle un ou deux peintres qui
méritassent l'estime de tous les connoisseurs. Elle a eu depuis cent ans, le
Guide & Carlo Maritti, dont les noms iront à la postérité. Le Trevisani
& Solimane, sont aujourd'hui les seuls, qui dans leur art, aient atteint ce
dégré de perfection qui assure l'immortalité. Le Trevisani est gracieux, il
dessine correctement; mais il a quelque chose de fade & de gris dans son
coloris: défaut ordinaire de l'école Romaine. Il semble, mon cher Isaac, qu'il y
ait des talens attribués à certains pays; ensorte que ceux qui naissent dans un
autre ne peuvent jamais les acquérir que médiocrement.
Dans les tems florissans de la peinture, il y avoit trois écoles renommées;
la Flamande, qui excelloit dans le coloris; la Romaine, dans le dessein; &
la Vénitienne, qui sembloit vouloir réunir la science des deux autres. Le Titien
& le Tintoret ont beaucoup mieux dessiné que les Flamands, & coloré que
les Romains: cependant s'ils réunissoient les talens des deux autres écoles, ils
ne les surpassoient ou ne les égaloient, que dans les parties où elles
excelloient le moins. Un tableau du Titien, bien coloré & bien dessiné, est
moins bien dessiné qu'un autre de Raphaël, & est d'un coloris inférieur à
celui de Rubens.
[Pages d36 & d37]
Je crois donc que j'ai raison d'assurer, mon cher Isaac, que certains
talens sont le partage de certains pays; & que les premieres impressions
que l'esprit reçoit lorsqu'il commence à s'appliquer aux sciences & aux
beaux-arts, ne peuvent être entièrement effacées, quelques soins qu'on prenne
d'en arracher le mauvais, & de les perfectionner. Il en est des premiers pas
qu'on fait dans l'étude, comme des premiers préjugés que l'on reçoit dans
l'enfance sur la religion. On ne vient jamais à bout de s'en dépouiller
entièrement; & je suis assuré que, lorsqu'un nazaréen se fait musulman,
& un juif nazaréen, il leur revient très-souvent dans l'esprit mille
réflexions, qu'ils ne sont point les maîtres d'éloigner.
Les plus grands-hommes conservent toujours quelque chose de leur premier
goût, & de celui de leur patrie, ou de l'école dans laquelle ils ont été
élevés. C'est-là ce que les peintres appellent maniere, que l'étude &
les voyages dans les pays étrangers, ne sçauroient détruire chez eux. Rubens a
été pendant long-tems en Italie, bien d'autres Flamands ont travaillé à Rome.
Ils ont véritablement épuré leur manière, purifié leur goût: mais ils se
ressentent toujours des premieres impressions; & les soins les plus
redoublés ne sçauroient rendre un peintre Flamand aussi bon dessinateur qu'un
Italien. L'amour même, qui, quelquefois a fait des sçavans de bien des ignorans,
ne sçauroit opérer ce miracle, quoique d'un serrurier, il puisse faire un
excellent peintre. J'en ai vû un exemple particulier à Anvers. A trente pas de
l'église cathédrale, on m'a fait voir un puits, dont les branches de fer, où
pend la poulie, sont ornées de divers feuillages. C'est l'ouvrage d'un serrurier
nommé Quintin Mathys. Il devint amoureux de la fille d'un peintre: &
quoiqu'il fût homme d'esprit, & fort adroit dans son métier, il ne put
obtenir sa maîtresse; son pere ne voulant point d'un gendre forgeron. L'amour
fit quitter à Quintin l'enclume & le marteau, pour le pinceau & la
palette: l'envie de plaire conduisant sa main, il devint bientôt habile, &
se distingua si fort dans son nouvel art, qu'il surpassa tous les peintres
d'Anvers, & eut le bonheur d'épouser sa maîtresse. J'ai vû contre les
murailles de la grande église, au-dessus de la tombe, où fut mis ce
forgeron-peintre après sa mort, cette espèce d'épitaphe:
Connubialis amor de mulcibre fecit appellem.
C'est-à-dire:
Le pouvoir tout-puissant de l'amour conjugal,
Fit un peintre excellent
d'un simple maréchal.
[Pages d38 & d39]
Voilà, mon cher Isaac, ce que j'ai pû remarquer de plus considérable dans
cette ville. Quoique très-voisine de la Hollande, la seule religion Romaine y
est tolérée, & nos frères ne peuvent s'y établir: nous n'y sommes soufferts
qu'en passant. Quoiqu'il n'y ait point d'inquisition en Brabant & en
Flandre, les peuples n'y sont guère moins dévoués aux moines, qu'en Espagne
& en Italie. Les nobles sont aussi soumis que les autres; & ils
croiroient illustrer leur ancienne noblesse, en persécutant quiconque ne pense
pas comme eux. Je me souviens, à ce sujet, du duc de Montpensier, qui faisoit
pendre tous les nazaréens réformés qu'il prenoit, & violer les belles femmes
de la religion qui tomboient entre ses mains. (1)
[(1) Brantôme, mémoires, tome III.]
Il faisoit tout cela pour la plus grande gloire de Dieu: & il ne s'étoit
entêté d'un sentiment aussi diabolique que parce qu'il descendoit d'un roi que
les nazaréens regardent comme un saint. Ce bon monarque alla persécuter les
mahométans jusques dans le fond de l'Afrique; & il y mourut, après avoir
très-fort dérangé les affaires de son royaume par ce zéle aussi outré que mal
entendu.
C'est une chose bien ridicule, mon cher Isaac, que l'aveuglement de ceux qui
croient mériter l'estime du genre humain, en détruisant des hommes qui n'ont
fait aucun crime, & dont ils n'ont aucun sujet de se plaindre! De toutes les
folies, ou plutôt de toutes les fureurs, la plus pernicieuse est celle dont
certains seigneurs s'entêtent, & qui leur persuade que des gens de leur rang
doivent soutenir & augmenter par toutes sortes de voies une religion que
leurs peres ont professée.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
D'Anvers, ce...
***
[Pages d40 & d41]
LETTRE XCVI.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Je ne t'ai point encore parlé, mon cher Monceca, des fameuses pyramides
d'Egypte, bâties par les anciens rois de ce pays, qui les avoient élevées pour
leur servir de tombeaux. Quelques ignorans, & quelques sçavans prévenus, ont
regardé ces superbes monumens comme des masses de pierres entassées les unes sur
les autres sans beaucoup d'art. Mais lorsqu'on examine, que la passion favorite
des anciens Egyptiens étoit de faire construire, pendant leur vie de superbes
tombeaux, où leurs corps pussent être à couvert contre la corruption à laquelle
tous les morts sont sujets, & contre la curiosité & l'avarice des
hommes, on ne s'étonnera point que des rois, aussi puissans que l'étoient ceux
d'Egypte, ayent fait bâtir ces monumens éternels pour se procurer le repos dont
ils vouloient jouir après leur mort.
On ignore le nom des monarques qui se sont fait construire d'aussi
magnifiques tombeaux. 0n met dans leur nombre un certain Psammeticus, sans
appuyer cette opinion par aucune raison qui puisse la rendre probable.
Quelques-uns ont prétendu que Mercure fit bâtir les trois grandes pyramides.
D'autres soutiennent, que la plus considérable fut bâtie par ce Pharaon,
persécuteur de notre nation, qui fut noyé dans la mer Rouge. Ils croient prouver
leur sentiment par l'ouverture de cette pyramide, qu'ils disent n'avoir jamais
été fermée. En cela, ils se trompent grossiérement. Car, pour peu qu'on
l'examine avec attention, on voit qu'elle a été ouverte, même avec beaucoup de
peine & de travail.
Quelques auteurs anciens rapportent, qu'un de ces principaux monumens a été
construit par une fameuse courtisane appellée Doricha, à qui d'autres donnent le
nom de Rhodope. Hérodote prétend que la femme qui bâtit cette pyramide des
faveurs de ses amans, étoit la fille d'un roi d'Egypte, nommé Cheopès, lequel
s'étoit entiérement ruiné à faire élever les autres. Cependant cela paroît
absolument fabuleux: & je ne sçaurois y donner la moindre croyance, quoique
cet auteur assure avoir appris ce fait des Egyptiens mêmes.
[Pages d42 & d43]
Voici ce qu'il en dit. Les prodigieuses dépenses qu'il fallut faire pour
cet édifice, furent cause que Cheopès, qui manquoit d'argent, se laissa aller
jusqu'à cette ignominie, que de prostituer sa fille dans une certaine maison,
pour en tirer le gain qu'il pourroit. Cette fille exécuta non-seulement le
commandement de son pere, mais elle songea encore au moyen de laisser quelque
monument qui la rendît célèbre aux siécles suivans. C'est pourquoi elle pria
chacun de ceux qui la venoient voir de lui donner une pierre pour faire un
bâtiment qu'elle désignoit. On me dit que l'on avoit bâti de ces pierres la
pyramide qui est au milieu des trois vis-à-vis de la grande,, & qui a de
chaque côté cent cinquante pieds de face.(1)
[(1) Hérodote, hist. liv. I, pag. 152.]
Je ne comprends pas, mon cher Monceca, comment Hérodote a pû se résoudre à
rapporter aussi sérieusement une fable aussi peu vraisemblable: quoiqu'il ne
fasse qu'écrire ce qu'on lui avoit dit, il devoit donner ce fait comme un conte
vulgaire, & le réfuter après l'avoir cité. Quelle apparence y a-t-il, qu'une
beauté assez vulgaire, pût pouvoir amasser la quantité de pierres qu'il falloit
pour les fondemens & pour le haut de la pyramide, & restât toujours
assez précieuse pour trouver des amans assez empressés pour fournir aux frais
que coûtoit ce superbe bâtiment? Il semble d'abord qu'une pierre n'étoit pas
grand chose, & qu'on ne pouvoit obtenir à meilleur marché les faveurs d'une
belle personne. Mais si l'on considére que cette pierre devoit être de marbre
granite, & que la carrière, d'où on la faisoit venir, étoit à près de deux
cent lieues, on avouera que ceux qui fournirent ses dernières pierres,
acheterent très-chèrement les faveurs d'une beauté bien commune. Peut-être les
anciens Egyptiens n'étoient-ils pas délicats en amour: mais on ne sçauroit leur
refuser d'être généreux à l'excès.
Ces pyramides étoient autrefois revêtues de marbre, selon toutes les
apparences, mais elles ne le sont plus actuellement; & les souverains qui
ont eu besoin de marbre, ont mieux aimé dépouiller ces monumens, que d'être
obligés de le faire venir de bien loin.
[Pages d44 & d45]
Les auteurs Arabes donnent une plaisante origine aux pyramides. Ils assurent
qu'elles ont été bâties long-tems auparavant le déluge, par une nation de géans.
Chacun transportoit en venant des carrières, à l'endroit où sont les pyramides,
une pierre de vingt-cinq pieds de longueur, comme on porte un livre sous son
bras.(1)
[(1) Relation de l'Egypte, par M. Mallet, part. I, pag. 104]
Il falloit ainsi moins de peine pour bâtir une pyramide, qu'il n'en faut à un
enfant pour élever un château de cartes. Il arriva, pourtant à un de ces géans
une fâcheuse aventure. Je t'ai parlé dans mes lettres précédentes de cette
fameuse colonne de Pompée, la plus grosse & la plus haute de l'univers. Le
géant qui la transportoit sous son bras, & qui pour se délasser, la passoit
d'un côté à l'autre, se rompit une côte, en faisant cet exercice, pour n'avoir
pas bien pris ses mesures. Cela ne l'empêcha point d'achever son voyage: il
arriva avec son paquet sous le bras, & se fit raccommoder sa côte par un
habile chirurgien.
Conte pour conte, mon cher Monceca, j'aime encore mieux celui d'Hérodote, que
celui des Arabes. Je voudrois que les hommes se respectassent un peu davantage,
& que les historiens ne méprisassent point assez le genre humain, pour le
croire capable d'ajoûter foi à de pareilles ridiculités. La plupart des
écrivains semblent abuser du droit qu'ils ont de traduire certains faits à la
postérité. Ils les déguisent, ils les accommodent à leur fantaisie; & ils
laissent plutôt aux races futures un ramas chimérique de leurs idées, qu'une
véritable exposition de ce qui s'est passé.
Toutes les nations ont un grand nombre d'historiens, insupportables
compilateurs de fables. Les Turcs ont les docteurs de leurs loix; les juifs,
plusieurs de leurs rabbins, & les nazaréens, leurs moines. Quiconque veut
étudier l'histoire, ne sçauroit être trop attentif à bien choisir les auteurs
qu'il prend pour guide. Les premiers préjugés dans les matières historiques sont
aussi difficiles à détruire, que dans les questions qui regardent la
philosophie. On se prévient pour un historien, tout comme pour un philosophe:
& c'est un excès aussi vicieux de donner une croyance aveugle à Hérodote,
que d'adopter aveuglement tous les sentimens d'Aristote. Il faut du jugement
& du discernement, pour profiter de la lecture des meilleurs livres.
[Pages d46 & d47]
Il n'en est point qui ne se ressente dans quelques endroits de la foiblesse
humaine. On doit tâcher de les découvrir, & d'y suppléer par le sentiment de
ceux qui leur sont opposés dans cette occasion.
Je lis actuellement les volumes que tu m'as envoyés de Paris, & j'use le
plus qu'il m'est possible de ces sages précautions. Le marchand de Marseille,
par la voie duquel j'ai reçu tes lettres, m'a fait part dans la sienne d'une
aventure arrivée depuis quelque tems dans son pays, & qui m'a paru
tout-à-fait plaisante. La voici dans les mêmes termes qu'il me l'a écrite.
LETTRE
Vous ne serez peut-être pas fâché, monsieur, que je vous apprenne un
événement des plus comiques, occasionné par une procession célèbre, qu'on fit
ici ces jours passés. Des moines voulurent construire un autel dans la rue, pour
reposer les châsses qu'on portoit. Ils bâtirent une espéce de dôme, soutenu par
des piliers de bois couverts de branches d'arbres. Par-dessous ce dôme, on avoit
pratiqué une grotte faite de feuillages, & l'on vouloit y placer la figure
de sainte Marie-Magdelaine. Pour qu'elle fût plus ressemblante à l'original, on
déshabilla une jeune fille de quinze ans, & on la mit dans la posture qu'on
jugea la plus propre à représenter la sainte expirante. Elle étoit couchée sur
un lit de gazon, couverte uniquement par des cheveux, qu'on avoit accommodé si
artistement, qu'il n'y avoit que peu d'endroits nuds & exposés à la vûe. 0n
avoit ainsi déshabillé cette fille, parce qu'on prétend en Provence, que sainte
Marie-Magdelaine n'avoit d'autres vêtemens que ses cheveux dans la sainte
beaume: & l'on ordonna à cette statue animée de remuer le moins qu'elle
pourroit. La procession défila devant l'autel; & lorsque l'évêque voulut en
passant y reposer pour quelques instans les reliques de cette sainte, la statue
oubliant son rôle, & touchée de dévotion, se mit à genoux dans sa grotte.
Les paquets de cheveux dont elle étoit environnée, tomberent, & la belle
restant dans le pur état de nature, offrit aux yeux des spectateurs des beautés
animées, & qui n'étoient nullement celles d'une mourante. L'évêque, prélat
véritablement pieux, fut très-scandalisé de l'impertinence & de la folie des
moines, &, pour les punir d'avoir exécuté un projet si insensé, il les a
interdits. Selon toutes les apparences, il est si vivement piqué, qu'il ne leur
rendra de long-tems les pouvoirs d'administrer qu'il leur a ôtés.
[Pages d48 & d49]
Je ne sçais, mon cher Monceca, comment tu trouveras cette aventure, qui m'a
paru très-réjouissante. Je reconnois aisément la folie des moines dans une
action si ridicule. Les prêtres Coptes, dans ce pays, font quelque chose de
semblable toutes les années à l'honneur d'un de leurs patriarches, qu'ils
regardent comme un saint. Un homme tout nud paroît sur un tombeau, & tient
quelques discours en mémoire de ceux qui furent faits par ce patriarche,
lorsqu'il ressuscita. Tous les successeurs de ce premier Pontife Copte ont pour
lui une grande vénération. Ils disent, qu'il eut des moeurs aussi pures que
celles des anges. Ce qu'il y a de certain, c'est que les patriarches qu'on élit
aujourd'hui ne ressemblent guère à ce saint. Ils abusent de la religion dont ils
sont les dépositaires, vendent toutes les permissions qu'ils accordent, &
n'en refusent aucune pour de l'argent: en sorte qu'il n'est rien qu'un Copte ne
puisse autoriser du secours de sa croyance. Aussi la répudiation est-elle
très-commune chez les Coptes. Dès qu'un homme n'est point content de sa femme,
ou qu'une femme fait entendre qu'elle ne s'accommode point de son mari, le
patriarche les sépare, sans approfondir ce dont il s'agit, & sans tâcher
auparavant de ramener l'union entre eux. Il craindroit de perdre les droits que
ces sortes de séparations lui apportent: une partie des revenus de ce pontife
étant fondée sur la mésintelligence des femmes & des maris.
Les prêtres Européens seroient encore plus riches qu'ils ne sont, s'ils
jouissoient d'un pareil droit. Que de trésors couleroient dans leurs coffres,
& que de mariages rompus, si les nazaréens en avoient le pouvoir! Je crois
que si les souverains pontifes vouloient encore faire de ces anciennes
croisades, ils n'auroient qu'à accorder aux croisés la permission de se
démarier, pour assembler des armées plus nombreuses que celles que Xerxès
conduisit contre les Grecs. Je pense que c'est-là le seul moyen qui reste encore
pour pouvoir entreprendre des guerres aussi inutiles & aussi ruineuses que
l'étoient celles que les princes nazaréens porterent dans ces climats. Cependant
dans ce tems de croisades, les Européens accouroient en foule &
abandonnoient leur patrie, pour venir se faire échiner dans un pays qu'il étoit
impossible qu'ils pussent long-tems conserver.
[Pages d50 & d51]
La fureur de ces voyages étoit si grande, que les femmes mêmes se croisoient,
& vouloient avoir part aux fatigues de la guerre. Il y eut à Gênes un nombre
de dames de la première volée, qui endosserent le harnois, & résolurent de
partir pour l'Egypte, ayant à leur tête un moine qui avoit fait une si charmante
recrue. Le pontife Romain leur écrivit à ce sujet une fort longue lettre, qui
commençoit en ces termes Aux nobles & chères filles en Jesus-Christ, les
nobles femmes Carmendini, Ghisulfi, Grimaldi, &c. Nous avons appris par vos
lettres, & par celles que nous écrit notre cher fils Philippe de Savone,
lecteur de l'ordre des freres mineurs, que vous & beaucoup d'autres femmes
Génoises, animées de l'esprit de Dieu; aviez résolu de passer dans la terre
sainte, &c. Que penses-tu, mon cher Monceca, d'un escadron tel que celui
qu'auroient composé ces femmes Génoises? Leur action n'étoit-elle pas bien
édifiante?
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE XCVII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
De toutes les anciennes doctrines philosophiques, mon cher Monceca, celle
qu'on a le plus méprisée en Europe dans ces derniers tems, a été la plus suivie
chez les anciens, & l'est encore aujourd'hui chez les Indiens. Le dogme de
la métempsycose qu'enseigna Pythagore, fut adopté & reçu par plusieurs
grands génies. Platon le soutint. Ovide (1) & Virgile (2), dans bien des
endroits de leurs ouvrages, se déclarent en sa faveur.
[(1) Monte Deos adiit, & quae natura negabat
Visibus humanis,
oculis ea pectoris hausit.
Ovide, metamorph. lib. XV.
A cet éloge de
Pythagore, on doit joindre celui de son systême.
O! genus attonitum
gelidae formidine mortis,
Quid styga, quid tenebras, & nomina vana
timeris,
Materiem vatum, falsique piacula mundi?
Corpora, sive rogus
flamma, seu tabe vetustas,
Abstulerit, mala posse pati non nulla
putetis.
Ovide, méthamorph. lib. XV.
(2) 0 pater: anne aliquas ad
caelum hinc ire putandum est,
Sublimes animas? Iterumque ad tarda reverti
Corpora? Quae lucis miseris tam dira cupido?
Dicam equidem; nec te
suspensum, nate, tenebo
Suscipit Anchises, atque ordine singula pandit.
Principio caelum, ac terras, camposque liquentes,
Lucentemque globum
lunae, titaniaque astra,
Spiritus intus alit; totamque infusa per artus
Mens agitat molem, & magno se corpore miscet.
Inde hominum
pecudumque genus, vitae que volantum,
Et quae marmoreo fert monstra sub
aequore pontus.
Igneus est ollis vigor & caelestis origo
Seminibus:
quantum non noxia corpora tardant
Terrenique hebetant artus, moribundaque
membra.
Hinc metuunt cupiuntque, dolent gaudentque, neque auras,
Despiciunt clausae tenebris & carcere caeco
Quin & supremo cum
lumine vita reliquit:
Non tamen omne malum miseris, nec funditus omnes,
Corporeae excedunt pestes..............................................
Donec longa dies perfecto temporis orbe,
Concretam exemit labem,
purumque reliquit
Aethereum sensum, auraï simplicis ignem
Has omnes ubi
mille rotam volvere per annos,
Lethaeum ad fluvium Deus evocat agmine magno:
Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
Rursus & incipiant in
corpora velle reverti.
Virgil. Aeneid. lib. VI.]
[Pages d52 & d53]
Les philosophes Siamois, les Brachmanes en sont convaincus.
Il paroît d'abord surprenant, qu'un systême aussi faux ait eu autant de
cours, & ait trouvé des partisans pendant tant de siécles: les autres
opinions erronées des philosophes anciens étant tombées ou dans l'oubli ou dans
le mépris. Mais lorsqu'on examine avec soin les sentimens de Pythagore, &
qu'on les dépouille de toutes les absurdités que leur imputent ceux qui les ont
réfutés, on n'est plus aussi étonné de leur durée. L'on plaint l'erreur des
personnes qui les ont suivis; mais on excuse leur faute, causée par des
illusions trompeuses, capables de séduire les esprits les plus formés.
Les raisons qui ont déterminé certains philosophes à croire la métempsycose,
si difficile à réfuter, que les docteurs nazaréens, qui ont voulu les détruire,
n'ont fait que leur donner de nouvelles forces. Il faut être bon & même
excellent métaphysicien, pour renverser entiérement le systême de Pythagore. Cet
ouvrage, réservé aux Descartes, aux Lockes & aux Bayles, est au-dessus des
connoissances scholastiques. Un jésuite nous a appris les argumens, dont lui
& ses confrères se servent pour faire connoître aux Indiens la fausseté de
la métempsycose.
[Pages d54 & d55]
Ils sont si foibles & si aisés à réfuter, qu'il faut que ces peuples
soient bien imbécilles, ou bien ignorans des principes du nazaréïsme, s'ils ne
les détruisent pas de fond en comble. Sans rapporter ici un précis du systême de
Pythagore, je me contenterai de t'exposer, mon cher Monceca, celui des Indiens.
Je répondrai ensuite aux objections des jésuites: & j'espère de te prouver
que j'ai eu raison de dire, qu'elles sont très-peu convaincantes.
Les Brachmanes posent pour premier principe, que toutes les bonnes actions
doivent être récompensées par la divinité, & que toutes les mauvaises
doivent en être punies. La sagesse de Dieu, disent-ils, exige cet
ordre. Sa justice demande absolument qu'il punisse le crime, qu'il récompense la
vertu. Par conséquent nul innocent ne peut être puni, nul coupable ne peut être
récompensé. Or d'où vient donc arrive-t-il tous les jours, qu'un homme, sans
l'avoir mérité, est accablé de plusieurs maux dès le moment de sa naissance
jusqu'à celui de sa mort? Pourquoi voit-on des gens jouir d'un bonheur sans
interruption? Il faut bien que, par des actions antérieures à la naissance, ceux
qui sont malheureux, ayent mérité leurs malheurs; & ceux qui sont heureux,
les biens dont ils sont comblés. Voilà donc la nécessité de la métempsycose
évidemment prouvée.
J'ajoûterai, mon cher Monceca, quelque chose au raisonnement du philosophe
Indien. Le mal ne peut venir de la divinité, il est directement opposé à
l'essence d'un être souverainement bon & souverainement parfait. Dieu ne
sçauroit être la source de celui qui accable un enfant, qui ne s'est encore
souillé d'aucun crime. Il faut donc que vous admettiez deux premiers principes:
un bon qui dispense les biens, & l'autre mauvais, qui répand son venin sur
les créatures, ou que vous avouiez la métempsycose.
Le jésuite, pour répondre à cet argument ne sçauroit avoir recours à la faute
d'Adam. Car l'Indien est en droit de lui dire: Votre raisonnement n'est
qu'une pétition de principe. Vous fondez vos preuves sur d'autres que je ne
reçois point. Je vous nie qu'il y ait eu un Adam formé par la divinité. (1) La
circulation des ames a été de tous tems; elle est éternelle: elle a toujours été
& sera toujours.
[(1) Quelques sçavans Indiens prétendent qu'il y a trois choses qui sont
éternelles: sçavoir, le Dieu suprême, les ames et les générations; ce qu'ils
expriment par ces trois mots padi, pachou, pajum; & qu'en remontant
du fils au pere, du pere à l'aïeul, de l'aïeul au bisaieul, & ainsi du
reste, on ne trouvera jamais de principe. Voyez une lettre du pere
Boucher, sur la métempsycose, insérée dans les cérémonies &
coutumes religieuses des peuples idolâtres, tom. II. pag. 182.]
[Pages d56 & d57]
Il faut, mon cher Monceca, pour que la faute du premier homme puisse servir
de raison au bien & au mal des hommes, que ceux contre lesquels on dispute,
admettent l'authenticité de nos livres saints. Or dès qu'un Indien convient, que
ce qui est écrit dans la genèse a été révélé par la divinité, il est
persuadé de la fausseté de la métempsycose. Mais quand il nie l'autorité de ce
livre, il seroit ridicule de vouloir s'en servir à lui prouver les causes du
bien & du mal moral.
Il est excessivement difficile, mon cher Monceca, de convaincre un sçavant
Indien, par des argumens qui lui montrent les véritables causes des infortunes
humaines, qu'il attribue aux fautes que les hommes ont commises pendant le cours
d'une vie antérieure. Ceux dont se servent les missionnaires nazaréens, sont
pitoyables. Je le demande aux idolâtres, dit un jésuite (1): Tous les
êtres qui sont dans le monde, doivent-ils être semblables? Ne doit-il y avoir
que des soleils & des astres? Le bien de l'univers n'exige-t-il pas, que
toutes les parties qui le composent soient subordonnées les unes aux autres,
& que tous les êtres soient placés différemment? Ils en tombent d'accord.
Avouez donc, leur dis-je, qu'il en est de même du monde moral: que tous ne
peuvent pas être rois, & que le bon ordre demande qu'il y ait de la
subordination. «Je vous accorde, peut répondre un Indien à ces raisons
générales, que le bon ordre demande qu'il y ait de la subordination dans les
différens états du monde, quoique je pusse vous le nier avec juste cause, si je
ne voulois abréger la dispute. Car Dieu étant le maître de faire tous les hommes
également heureux, s'il l'avoit voulu, le bon ordre eût pu subsister, quand ils
auroient été égaux entre eux. Il n'étoit besoin pour cela que de les créer tous
vertueux. Alors les loix & les princes, les magistrats & les juges
devenoient inutiles, & par conséquent, la subordination n'étoit plus d'aucun
usage. Mais ce n'est pas contre elle que je me récrie: c'est contre un mal plus
réel.
[(1) Ibid. pag. 180. sur la fin.]
[Pages d58 & d59]
«Votre comparaison du soleil & des astres, avec des hommes heureux &
malheureux, n'est point juste. Quoique la lune soit plus petite que le soleil,
elle n'est pas cependant infortunée: elle ne ressent pas les douleurs de là
goutte, de la gravelle; elle n'est point tourmentée par la faim, par la soif;
elle ne craint point de perdre la vûe ou l'ouie; elle est insensible: toute la
splendeur du soleil ne lui cause pas la moindre peine, la moindre sensation de
douleur. Il n'en est pas de même des hommes. Leurs infortunes sont réelles. Le
faste & la cruauté d'un souverain, la mauvaise foi des juges, les maladies,
les contagions, les accablent. S'ils n'avoient pas mérité ces maux dans une vie
antérieure, l'ordre que la divinité a établi dans le mal moral, seroit aussi
mauvais que celui qu'elle a mis dans les astres est digne d'admiration. Il est
moins contraire à la raison, & moins impie de soutenir que Dieu n'a pas la
force d'empêcher le mal, que de l'en croire l'auteur.» (1)
[(1) Muria gar ên epieïkes(t)eron astheneïa kaï adunamia tou Dios
ekbiadzomena ta merê, t(a)lla dran atopa para tên ekeïnou phusin kaï boulêsin ê
mête akrasian ês ou(k) eson o Zeus aïtios.* Tolerabilius enim erat infinitas
partes dicere Jovi ob ejus imbecillitatem vi facta agere multa improbe contra
ipsius naturam & voluntatem, quam nullam esse libidinem, nullum scelus, quod
non Jovi autori imputandum esset. Plut. adversus Stoïcos, pag. 1076.]
[*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération
du texte grec de l'ouvrage original)].
Je poursuis, mon cher Monceca, l'examen des argumens des Jésuites. La
doctrine des Indiens, dit-il (1), nous fournit une démonstration à
laquelle ils n'ont point de replique. La principale raison, qui leur fait
admettre la métempsycose, est la nécessité d'expier les péchés de la vie passée.
Or, suivant leur systême, rien de plus aisé que l'expiation des péchés. Tous
leurs livres sont remplis des faveurs singulières, qui se retirent de la
prononciation de ces trois mots, Chiva, Rama, Harigara. Des la première
fois qu'on les prononce, tous les péchés sont effacés: & si l'on vient à les
prononcer jusqu'à trois fois, les dieux, qu'on honore par-là, sont en peine de
trouver une récompense qui puisse en égaler le mérite.
[(1) Lettre du pere Boucher, &c.]
[Pages d60 & d61]
Alors les ames, regorgeant, pour ainsi dire, de mérites, ne sont plus
obligées d'animer de nouveaux corps, mais elles vont droit au palais de la
gloire de Devendirem. Or il n'y a presque point d'Indien, quelque peu
dévot qu'il soit, qui ne prononce ces noms plus de trente fois par jour?
Quelques-uns les prononcent jusqu'à mille fois: & contraignent ainsi les
dieux d'avouer qu'ils sont insolvables. De plus, les péchés s'effacent avec la
même facilité, en prenant le bain dans certaines rivières, & dans quelques
étangs & en donnant l'aumône aux Brames, en faisant des pélerinages, en
lisant le ramagenam, en célébrant des fêtes en l'honneur des dieux,
&c. Cela étant ainsi, il n'y a aucun Indien qui ne sorte de cette vie chargé
de mérites, & sans la moindre tache de péché. Or, dès-là qu'il n'y a plus de
péchés à expier, à quoi peut servir la métempsycose?
Si les Indiens, mon cher Monceca, sont embarrassés de répondre aux objections
des jésuites, ils doivent n'avoir pas le sens commun, ou bien ne connoître point
du tout les dogmes de la croyance nazaréenne. Je me mets pour un instant à la
place d'un Brame, & je dis au missionnaire. Mon cher Européen, je vois
que les gens de votre pays soufflent également le froid & le chaud, &
qu'ils adoptent & qu'ils rejettent alternativement certains usages selon
qu'ils sont favorables aux opinions qu'ils veulent prouver. Vous condamnez la
coutume que nous avons de prononcer les noms, Chiva, Rama, Harigara. Vous
prétendez que, puisqu'ils remettent les péchés, toutes les ames doivent aller au
ciel, & ne plus retourner sur la terre. Mais, dites-moi, à quoi sert le
purgatoire que vous croyez, ou du moins que vous dites croire? Vos souverains
pontifes ont trouvé cent mille expédiens sous le nom d'indulgences, pour en
exempter les nazaréens. De combien de différentes sortes n'y-en a-t-il pas? Les
unes servent pour trois mille ans, les autres pour dix mille: il en est qui
tiennent quitte de tout; & elles sont aussi faciles à gagner que celles
qu'on obtient en prononçant Chiva, Rama, Harigara. Les pontifes ont même
accordé des indulgences à la façon de souhaiter le bonjour. (1)
[(1) Pour que les étrangers & les voyageurs puissent avoir part à ces
indulgences, il n'est presque point de cabarets en Italie, où, sur quelque
porte, la bulle par laquelle elles sont accordées, ne soit affichée. On a eu
soin de la traduire en Italien, & de l'imprimer dans cette langue.]
[Pages d62 & d63]
Tout homme qui dit en Italie à la première personne qu'il rencontre le
matin: Sia lodata Maria, gagne mille ans d'indulgence; & celui qui
répond amen en gagne cinq cent. Il n'y a point d'Italien, quelque peu
dévot qu'il soit, qui ne donne dans la matinée une quarantaine de bonjours. En
style d'indulgence, voilà quarante mille années de pardons, sans compter une
vingtaine de mille qu'il gagne à répondre amen, à ceux qui le
préviennent, & qui disent avant lui cet heureux lodata. De plus, les
péchés des nazaréens s'effacent en faisant passer le bras des prêtres & des
moines sur la tête, en leur donnant des présens, en allant en pélerinage à
Lorette, en lisant les vies de S. Ignace, de sainte Thèrèse & de S.
Dominique, en célébrant des fêtes en l'honneur des saints. Cela étant, il n'y a
aucun d'eux qui ne sorte de cette vie chargé de mérites, & sans la moindre
tache de péché. Or, dès qu'il n'y a plus péchés à expier, à quoi peut servir le
purgatoire? Explique-moi, mon cher Européen, son utilité. Lorsque vous l'aurez
démontrée, j'en tirerai des preuves convaincantes pour appuyer la nécessité de
la métempsycose. Sans doute, vous me direz, que les indulgences n'opèrent
qu'autant qu'elles sont gagnées par des gens qui sont en état de grace, ou qui
ont un véritable repentir de leurs fautes; & que cinq cent mille lodata,
&c, ne sauveront pas un instant de peine à ceux qui n'auront point mérité
l'effet de l'indulgence. Il en est de même des noms Chiva, Rama, Harigara.
Ils ne servent qu'autant qu'ils sont prononcés par des gens qui sont
véritablement touchés de leurs fautes. Or, comme il y en a peu qui le soient, la
métempsycose est absolument nécessaire. Vous demanderez peut-être à quoi sont
utiles ces noms, puisqu'ils n'ont aucun pouvoir lorsqu'ils ne sont pas proférés
par des personnes touchées d'un véritable repentir de leurs fautes, & que ce
repentir efface lui seul tous les crimes? J'avouerai, que je ne comprends guère
quelle peut être leur utilité, non plus que celle des indulgences. Mais nos
prêtres nous assurent de leur puissance: & pourquoi ne serons-nous pas en
droit de croire nos conducteurs célestes, comme vous pensez devoir ajouter foi
aux vôtres? La préférence qu'on doit donner à lodata, &c, sur Chiva,
Rama, Harigara, se réduit à sçavoir s'il y a une plus grande vertu secrette
dans l'arrangement des lettres de ces premiers mots, que dans celui des
autres.
[Pages d64 & d65]
Je crois que sur cette difficulté vous n'avez aucune raison à me donner
plus évidente, que sur la cause du malheur des hommes. Ainsi, puisque je suis
persuadé que la divinité ne sçauroit se plaire à former des créatures
malheureuses; & que la lumière naturelle me montre que cela est contraire à
son essence; vous me permettrez, mon cher Européen, d'être persuadé que les
hommes sont punis dans cette vie des fautes qu'ils ont commises dans une
antérieure. Vous aurez aussi la bonté de me passer le Chiva, Rama, Harigara,
& le lavement des péchés dans les rivieres, en faveur de la gesticulation
purgative & du bonjour indulgentiaire, dont je consens de mon côté de vous
laisser dans la paisible & tranquille possession.
Je ne sçais point, mon cher Monceca, ce que peut répondre un jésuite à un
Indien qui lui fait ces objections. Il ne lui reste alors que le seul expédient
d'avoir recours à la bonne philosophie; de se servir de tout ce que les
grands-hommes de ces derniers tems ont découvert sur la nature de l'ame des
hommes & de celles des bêtes: & de prouver par d'excellentes raisons
physiques, que la métempsycose répugne à l'essence des choses, qu'elle ne peut
par conséquent avoir lieu, qu'il n'y a qu'une certaine quantité d'ames, qu'ainsi
il arriveroit quelquefois, ou qu'il y auroit des corps qui en manqueroient, ou
des ames qui ne trouveroient point de corps: parce qu'il est contre l'essence
& contre l'ordre établi dans les choses, de vouloir fixer le nombre des
enfans qui doivent naître, ce nombre dépendant à son tour du libre arbitre donné
aux hommes. C'est-là le lieu, mon cher Monceca, de faire valoir l'axiome de
Mallebranche: Dieu agit toujours par les voies les plus simples. Mais un
jésuite craindroit de devoir quelque chose à un philosophe Cartésien, &
sur-tout à un Cartésien oratorien. Il aime mieux raisonner pitoyablement. Si
Descartes ou Locke eussent été membres de la société, on expliqueroit
aujourd'hui leurs écrits dans le collége de Louis le Grand: & si Bourdaloue
eût été bénédictin, jusqu'aux frères-lais des jésuites critiqueroient hardiment
& impunément ses sermons.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux; & que le
Dieu de nos peres te comble de biens & de prospérités.
Du Caire, ce...
***
[Pages d66 & d67]
LETTRE XCVIII.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
Un voyage, mon cher Monceca, fait le long du Nil, m'a empêché de répondre
plutôt à tes lettres. En rentrant au Caire, j'en ai trouvé plusieurs. Elles
m'ont toutes fait un sensible plaisir. Je les ai relues plusieurs fois, & je
les ai toujours trouvées plus amusantes & plus instructives. Un Arabe, avec
qui j'ai fait connoissance dans ce pays, & qui m'a accompagné dans mon
voyage, a conçu une véritable estime pour toi, sur celles que je lui ai
montrées. Il convient qu'on ne peut acquérir cette sagesse que les philosophes
ont cherché avec tant de soin que par l'étude profonde du coeur humain: &
l'on n'en sçauroit connoître les replis qu'en l'examinant sous des formes
différentes.
Il y a une différence infinie des sentimens d'un Egyptien à ceux d'un
Parisien. Tous les deux sont bien agités des principales passions communes à
tous les hommes; mais elles prennent dans leurs coeurs tant de formes diverses,
elles produisent des effets si différens, que ce n'est pas connoître les hommes,
que de n'avoir l'idée des moeurs que d'une seule nation. Un Sicilien, qui n'a
jamais sorti de Messine, ou un mahométan de Constantinople, se figurent
l'adultère comme une chose horrible, & à laquelle l'esprit humain ne
sçauroit jamais se prêter volontairement. Ils ignorent ainsi jusqu'où va le
caprice & la bizarrerie des hommes. S'ils avoient été dans bien des pays,
ils connoîtroient que, par les loix de plusieurs peuples, les femmes sont
communes.
Ce n'est pas seulement de nos jours qu'on a trouvé des nations entières
vivant à la manière des bêtes, & se mêlant sans distinction les unes aux
autres. (1) Les Auses, dit Hérodote (2), n'ont point de femmes
particulières; mais ils les voient toutes indifféremment, à la manière des
bêtes. Les hommes s'assemblent tous les trois mois: & quand les enfans sont
devenus assez forts auprès de leurs mères, pour marcher tous seuls, on les mène
dans cette assemblée; & à ceux à qui ils s'adressent les premiers, sont
réputés leurs peres.
[(1) Pietro della Valle, tome I, pag. 140.
(2) Histoire d'Hérodote, liv.
4, pag. 313.]
[Pages d68 & d69]
Ne voilà-t-il pas une belle preuve de légitimité? Il est vrai que j'aime
mieux cette coutume ridicule, que la barbare loi que pratiquent les nazaréens,
& qui proscrit des hommes dès le moment de leur naissance, & les
condamne sous le nom de bâtards à une éternelle infamie. Est-il rien de
si contraire à la nature, que l'usage qui a introduit une différence entre le
fils légitime & le fils illégitime, comme s'ils n'avoient pas tous les deux
également un pere, & s'ils ne pouvoient pas avoir tous les deux les mêmes
vertus, & être utiles également à la société?
Je trouve les loix des mahométans bien plus sensées que celles des nazaréens.
Ils ne forcent point un pere à ne pouvoir rendre heureux son enfant; & le
fils né d'une Circassienne, est aussi avantagé que celui dont la mere est Turque
ou Egyptienne.
Les loix ne sont belles & justes qu'autant qu'elles sont conformes à la
loi naturelle, d'où elles doivent toutes découler comme de leur premier
principe. Il n'est point de plus habile jurisconsulte, que ce sentiment
intérieur que nous avons en nous-mêmes, & que la divinité a gravé dans nos
coeurs avec des caractères ineffaçables. (1)
[(1) Conscientia, dit Tertullien, potest obumbrari, quia non est
Deus; extingui non potest, quia à Deo est.
Quelque sçavant que soit un législateur, dès qu'il introduit des coutumes
& des régles contraires aux maximes du droit naturel, je n'en fais aucun
cas. Je les regarde comme les argumens d'un subtil sophiste, qui tendent à
offusquer la vérité, & à étouffer la raison.
En examinant sur ce principe toutes les loix qu'on a faites pour proscrire
dès leur naissance certaines créatures innocentes, on les trouvera non-seulement
absurdes, mais même contraires à l'humanité. Eh quoi! Un pere a un enfant, il le
reconnoît pour être à lui, il convient de lui avoir donné la naissance: &
parce que sa mere n'aura point assisté à certaines cérémonies auxquelles il a
plû aux hommes de donner le nom de mariage, un homme sera regardé comme
déshonoré, on lui fera un crime capital de l'amour de ses parens, il ne pourra
participer aux honneurs de la vie civile!
[Pages d70 & d71]
Quoiqu'on ait cherché à réparer une partie de cette injustice par la
légitimation, ceux-mêmes, dont on voudra diminuer les infortunes seront
pourtant regardés au-dessous du général des hommes. C'est-là un des plus grands
égaremens de l'esprit humain. J'aime encore mieux la coutume des Auses. Ils
reconnoissent d'abord leurs enfans pour être en général à la république: &
ensuite, ils laissoient à l'instinct à décider des peres particuliers qu'ils se
choisissoient.
Si nous remontons dans les premiers siécles, nous verrons que les patriarches
n'ont fait aucune différence des enfans nés de leurs femmes ou de leurs
concubines. Jacob, après avoir épousé les deux soeurs, eut des enfans de deux
concubines, qu'elles-mêmes lui fournirent: cependant on ne voit pas que ce
patriarche ait fait aucune différence entre ses fils. Ils furent tous également
chefs d'une tribu. Descendans de ces tribus, nous avons conservé la sage coutume
de ne point noter d'infâmie les enfans que nous avons de nos maîtresses; mais la
grande habitude que nous avons contractée dans certains pays avec les nazaréens,
a presque communiqué une partie de leurs préjugés à plusieurs de nos freres.
Quelque différente que soit l'opinion de certains peuples sur l'état des
enfans nés de concubines, on trouveroit encore des sentimens chez les hommes
beaucoup plus opposés sur plusieurs autres coutumes. Comment est-ce qu'un jaloux
Italien se seroit accommodé des cérémonies qu'on pratiquoit dans les mariages
des Nasamones, peuple de la Lybie? La première nuit de leurs nôces, dit
Hérodote, la mariée va trouver tous ceux du festin pour coucher avec elle;
& quand chacun l'a vûe, il lui donne le présent qu'il a apporté de sa
maison. (1)
[(1) Histoire d'Hérodote, liv. 4, pag. 310.]
Je ne crois pas qu'un jaloux Sicilien se fût aisément conformé à cette
cérémonie, & qu'il eût voulu amasser une dot bien considérable à ce prix:
cependant cet usage, qui nous paroît si extraordinaire, est encore pratiqué, du
moins en partie, parmi des peuples sauvages de l'Amérique (2); & ces peuples
qui paroissent avoir des sentimens si extraordinaires, ont pourtant plusieurs
autres coutumes qui sont dignes des républiques les plus policées & les
mieux disciplinées.
[(2) Voyages de Pietro della Valle, tom. 1, page 101.]
[Pages d72 & d73]
Les anciens Nasamones, dont je viens de te parler, avoient une si grande
estime pour la vertu, qu'ils ne juroient qu'en mettant la main sur le tombeau
des hommes qu'on avoit estimés chez eux les plus justes & les plus gens de
bien. (1)
[(1) Histoire d'Hérodote, liv. 4, pag. 310.]
Accorde, mon cher Monceca, une bigarrure aussi dissemblable. Concilie, si tu
le peux, des idées aussi sages avec l'extravagance de faire coucher une nouvelle
mariée avec tous ceux qui assistent à ses nôces. Je suis certain, mon cher
Monceca, qu'après avoir bien réfléchi sur une conduite aussi extraordinaire, tu
avoueras qu'il est impossible de pouvoir fixer le point jusqu'où les hommes
peuvent porter leurs erreurs & leurs préjugés; & qu'il faut, pour avoir
une idée juste de leur caractère & de la bizarrerie de leur génie, voyager
chez les peuples les plus éloignés, & étudier l'homme dans les usages &
les coutumes des nations les plus différentes. C'est ainsi qu'on apprend à
connoître ce que toutes les réflexions ne peuvent apprendre à une personne qui
n'est jamais sortie de sa patrie. Il est vrai qu'un sçavant enfermé dans son
cabinet, & soigneux de s'instruire, a le secours des livres qu'ont écrit les
voyageurs; mais il ne peut cependant profiter par la lecture autant que celui
qui voit lui-même les pays dont il donne la description. Je regarde un sçavant,
qui a connu par ses voyages les moeurs des peuples, comme un habile peintre qui
copie toujours d'après nature, au lieu que celui qui n'est instruit que par les
livres, fait tous ses tableaux d'après des estampes, qui souvent ne sont point
correctes.
Lorsqu'on a employé quelques années à parcourir les différentes nations, pour
retirer un fruit considérable des choses que l'on a vûes, il faut faire des
réflexions sur certaines particularités qui nous ont souvent moins frappés que
les autres, parce que nous en étions prévenus avant de faire nos voyages; mais
qui cependant caractérisent les moeurs & la façon de penser de certaines
nations. Ainsi lorsqu'un François va à Constantinople, il s'arrête peu
ordinairement à considérer l'usage de la pluralité des femmes. Il sçavoit déja
en France que les Turcs avoient des serrails. Il sera plus curieux de sçavoir
certaines particularités qui regardent l'intérieur de ces serrails, & qui ne
servent guère à son instruction, que de s'attacher a la source, de réfléchir sur
ce qui peut avoir porté les mahométans à prendre plusieurs femmes, & de
comparer leurs raisons à celles des nazaréens qui ne peuvent avoir qu'une seule
épouse.
[Pages d74 & d75]
Il est certain qu'un philosophe qui examine sans prévention les usages des
Turcs, & ceux des nazaréens, trouvera ceux des premiers beaucoup plus
conformes à la raison, en ce qui regarde la multiplicité des femmes & la
répudiation de celles dont on a quelque sujet de se plaindre. Les mahométans ont
fait du mariage une cérémonie qui sert à rendre les hommes heureux de trois
différentes manières. Ils peuvent, selon leur loi, épouser trois femmes. La
premiere peut servir à leur faire des alliances: & comme le bien accompagne
rarement les femmes qu'on prend pour avoir de la protection, ils trouvent dans
la seconde les richesses que n'a pas la première. Enfin, ils peuvent dans la
troisiéme contenter uniquement leur goût; & après avoir songé aux biens
& à la protection, suivre le penchant de leur coeur.
Si le mariage n'est qu'un lien entre deux personnes de différent sexe pour
vivre heureux, & se rendre utile à la société, les trois quarts des mariages
des nazaréens sont des unions aussi pernicieuses au bien public, qu'elles sont à
charge à ceux qui les ont formées. Lorsqu'une femme se trouve stérile, elle
& son mari deviennent en quelque manière inutiles à l'état. Par une loi
absurde & contraire au bon sens, un mari est puni, sans l'avoir mérité des
défauts de son épouse. Il ne doit point se flatter de pouvoir jouir du doux nom
de pere, tandis qu'elle vivra. Après cela, doit-on s'étonner des mauvais ménages
qu'on voit chez les nazaréens; & des excès criminels où quelques-uns d'eux
se sont portés?
S'il étoit permis en France, en Angleterre, en Allemagne, &c, d'épouser
une seconde femme lorsque la première ne devient point mere, ou qu'on fût le
maître de la répudier, lorsque son humeur ne peut sympatiser avec celle de son
mari, que de débauches outrées, que de crimes affreux n'éviteroit-on pas? On
permettroit à deux personnes, qui se souhaitent mutuellement la mort, & qui
ne peuvent se supporter, d'en chercher d'autres avec qui elles pussent vivre
plus cordialement.
[Pages d76 & d77]
Les nazaréens condamnent non-seulement la répudiation, mais même la pluralité
des femmes, comme un grand crime. Je ne sçais sur quoi ils appuyent la coutume
de n'avoir qu'une épouse, & comment ils croient que la divinité est offensée
par la multiplicité des femmes. C'est une coutume qu'ils ont prise des payens
(1), & ils nous ont forcé de nous soumettre dans les pays de leur
obéissance: car chez les Israëlites, nos anciens peres, la pluralité des femmes
a toujours été permise, comme utile non-seulement au bien des particuliers, mais
encore à la république.
[(1) Des anciens Romains.]
Les nazaréens croient à nos livres saints: pourquoi s'opposent-ils donc à des
coutumes qu'on y trouve autorisées par les plus grands hommes? Jacob ne prit-il
pas les deux soeurs en mariage dans le même tems; & n'avoit-il pas outre
cela deux concubines? David, le roi prophête, dont les hymnes sacrées sont
chantées à haute voix dans tous les temples nazaréens, soit réformés, soit
papistes, fit choix d'une jeune femme dans les derniers jours de sa vie,
destinés à la pénitence; & le nombre de concubines qu'eut son fils Salomon,
égala celui de ses trésors. Il fut le plus riche prince de son tems en or &
en argent. Il fut aussi celui dont le palais renferma le plus de femmes. Je
sçais, mon cher Monceca, que nous ne donnons point dans la superstition des
nazaréens; & que chez nous, fidéles observateurs de la loi de Moïse, il
n'est que l'adultère dans les plaisirs amoureux qui nous soit défendu; mais
cependant nous sommes forcés de nous contraindre, & nous avons presque
adopté l'usage des nazaréens.
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis content & heureux, & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités
Du Caire,ce...
***
LETTRE XCIX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Avant de passer en Hollande, j'ai voulu aller voir Liége &
Aix-la-Chapelle, deux villes voisines du Brabant, & qu'on m'avoit assuré
mériter l'attention d'un voyageur. Je n'ai point été fâché d'avoir employé dix
ou douze jours à contenter ma curiosité.
[Pages d78 & d79]
Liege est une ville assez grande & bien peuplée, ornée de quelques beaux
bâtimens; mais qui sont en petit nombre. Le pontife en est le souverain, &
son clergé partage avec lui une partie de l'autorité. Autrefois ce chapitre
étoit composé des premiers seigneurs de l'Europe: il n'y avoit aucun
chanoine, (c'est ainsi que les nazaréens appellent certains prêtres) qui
ne fût d'une naissance distinguée. Lorsqu'un souverain pontife Romain, appellé
Innocent II, couronna l'empereur Lothaire, tous les chanoines qui se trouverent
à cette cérémonie, étoient pour la plûpart d'une naissance royale. Il y avoit
parmi eux neuf fils de rois, quatorze fils de ducs, princes souverains,
vingt-neuf comtes du Saint-Empire, & huit barons. Tous ces seigneurs &
princes sont aujourd'hui métamorphosés en petits bourgeois; & dès qu'un
homme est docteur licencié à l'université de Louvain, il peut être chanoine de
Liége, & membre du conseil souverain de l'état. Il est vrai qu'il n'a que le
droit de commander au peuple le plus mauvais qu'il y ait dans l'univers, la
populace Napolitaine étant fort réservée & fort réglée, eu égard à celle de
Liége. Elles meriteroient toutes les deux le voisinage du mont-Vésuve; &
quelques tremblemens de terre seroient aussi utiles aux Liégeois qu'aux
Napolitains. Quelque méchans que soient ces premiers ils ne laissent pas, à ce
qu'ils disent, d'avoir nombre de protecteurs auprès de la divinité, qui,
moyennant tant de livres d'encens & de cire par année, leur font obtenir
aisément le pardon de leurs crimes. Ces protecteurs viennent même quelquefois
les visiter, & leur découvrir des mines de charbon de terre. Un des saints,
chargé des affaires des Liégeois auprès de la cour céleste, entra un jour dans
la ville habillé en pélerin; après avoir dit à un bourgeois de le suivre, &
lui avoir montré la mine, il disparut. Il fit là une chose fort profitable aux
Liégeois; car depuis la découverte de ces mines, quantité d'armuriers se sont
établis dans le pays, & font un commerce très-considérable.Le charbon qu'on
tire de ces mines est appellé houille, à cause d'un certain maréchal
nommé Prudhomme le Houilloux, qui fut celui à qui le saint protecteur des
Liégeois s'adressa. Au reste, les bourgeois & les nobles sont ici aussi
estimables, polis & serviables, que le bas-peuple est méprisable. Ils n'ont
rien de commun avec lui, & leurs moeurs sont entiérement différentes. Ainsi,
lorsque je te parle des Liégeois, j'entends le peuple en général.
[Pages d80 & d81]
Celui d'Aix-la-Chapelle, d'où je t'écris présentement, est beaucoup plus doux
& plus honnête. Cette ville est grande & encore assez belle. Elle a
perdu une partie de son lustre par les différens incendies qui l'ont presque
entiérement détruite deux ou trois fois. Après qu'elle eût été renversée &
saccagée par Attila, elle fut rebâtie par Charlemagne, qui la déclara capitale
de la Gaule transalpine, & la choisit pour le lieu ordinaire de son séjour.
Il fit construire la grande église, dans laquelle il est enterré: l'on y voit
encore aujourd'hui son tombeau. Quelques nazaréens m'ont assuré, avec un air
très-persuadé de ce qu'ils me disoient, que lors de la dédicace de cette église,
deux pontifes, morts depuis long-tems, prirent la peine de se ressusciter pour
venir être les témoins de cette auguste cérémonie. Ils partirent du ciel de
grand matin, arriverent vers les neuf heures à Aix-la-Chapelle, assisterent aux
offices divins, dinerent avec tous les prélats que Charlemagne avoit invités ce
jour-là à un superbe festin, & repartirent sur les quatre heures du soir
pour le ciel, où ils arriverent à portes fermantes. C'est voyager cela!
Ces choses ne doivent point t'étonner, mon cher Isaac: les nazaréens débitent
des contes bien plus absurdes. Ils disent qu'ils conservent dans une caisse,
qu'on garde dans l'église d'Aix-la-Chapelle, de la manne qui tomba dans le
désert pour la nourriture des Israëlites, & des feuilles & fleurs de la
verge d'Aaron, qui fleurit miraculeusement dans le tabernacle. Si quelqu'un de
nos rabbins écrivoit que dans une synagogue du Levant, on garde de pareilles
relique, de combien de plaisanteries ne serions-nous point accablés, de quels
traits une foule de docteurs nazaréens ne nous perceroient-ils pas? Que
n'ont-ils point dit, peut-être avec raison, sur bien des choses qu'il y a dans
le talmud? Mais je ne crois pas qu'il y ait rien de plus extraordinaire dans cet
ouvrage que les juifs sensés n'admettent & ne reçoivent qu'avec certaines
restrictions, & en lui donnant des explications qui excusent le texte dans
les endroits où il paroît fautif.
[Pages d82 & d83]
La manne du désert & les fleurs d'Aaron ne sont pas les seules choses
remarquables qu'on montre dans ce pays. Il y a une quantité étonnante de petits
morceaux d'os, de cheveux & d'étoffes enchassés dans des étuis d'or &
d'argent, qui sont regardés avec tant de vénération, qu'on en envoye une partie
pour honorer le sacre des empereurs. Le magistrat de la ville porte en
cérémonie, d'un bout de l'Allemagne à l'autre, ces vénérables haillons, auxquels
il joint l'épée & le baudrier de Charlemagne, qui ne sont pas une des
moindres reliques de ce lieu-là. Autrefois les empereurs étoient couronnés à
Aix-la-Chapelle, & la plûpart des successeurs de Charlemagne voulurent
l'être dans cette ville. Enfin, Charles IV. régla absolument la chose par une
des constitutions de la bulle d'or: il ordonna que les empereurs y recevroient
la premiere couronne: mais cela ne s'exécute plus; & la seule cérémonie que
l'on observe encore, est qu'on députe quelqu'un aux magistrats pour leur donner
avis de la nouvelle élection qui se doit faire, afin qu'ils envoient les
ornemens impériaux, & les reliques dont je t'ai parlé. L'empereur déclare
ensuite, en quelque lieu que son couronnement se fasse, que s'il n'a pas été
fait à Aix-la-Chapelle, c'est par des raisons particulières qui n'ont pas permis
qu'il s'y transportât; & qu'il ne prétend point faire infraction au droit de
cette ville, ni la priver de ses priviléges. Cela fait, l'empereur est nommé
chanoine d'Aix, & en prête le serment le jour de son sacre. Le
magistrat remporte ensuite le baudrier, l'épée, & tout l'attirail
miraculeux; & le tout est replacé dans la sacristie de l'église. Cela n'est
montré que moyennant une somme qu'on demande aux curieux: plus de neuf cent ans
après sa mort, le bon Charlemagne, lui, ses os & ses vêtemens, ont encore le
droit d'imposer un tribut sur la bourse de tous les étrangers.
Je m'étonne qu'on n'ait pas mis, parmi tant de choses saintes & antiques,
la massue du bon pontife Turpin, si connu dans les vieilles chroniques de
Charlemagne. La tête de l'excellent cheval de son neveu Roland auroit aussi pu y
occuper dignement une place. Ce cheval n'étoit pourtant pas doué du don de
féerie comme celui de Renaud; mais l'Arioste & le Boyardo le font passer en
tant de mains différentes, qu'on auroit eu trop de peine à constater la vérité
& la réalité de cette pièce; au lieu que le bon Rolland ne perdit qu'une
fois son cheval, qu'il retrouva aussi heureusement que Sancho-Pança son âne. Ce
Roland étoit très-heureux à retrouver ce qu'il avoit perdu.
[Pages d84 & d85]
Son cousin Adolphe lui rapporta son bon sens, qu'on gardoit soigneusement
dans une bouteille en paradis, & que S. Jean lui remit en main propre. Si le
bon sens de chaque nazaréen, dont le cerveau s'évapore, est gardé en paradis
dans une bouteille, toutes les verreries de l'univers ne seroient point capables
de fournir le céleste séjour d'étuis à bon sens. Il n'y a qu'un pouvoir suprême
qui puisse opérer un aussi grand miracle.
Quoique les reliques d'Aix-la-Chapelle rendent beaucoup à cette ville, par le
concours des dévots nazaréens qu'elles y attirent, ses eaux chaudes, & qu'on
s'imagine être bonne pour les maladies les plus désespérées, sont des trésors
beaucoup plus considérables. Toutes les années une foule de malades accourent,
pour ainsi dire, des quatre parties du monde, & croient trouver dans les
bains des piscines presque aussi efficaces que celles du fameux temple qui ne
sera relevé que lorsque notre libérateur arrivera.
Les habitans de cette ville sont doux & polis, mais fort superstitieux.
Ils souffroient autrefois que les nazaréens réformés y eussent le libre exercice
de leur religion: ils ont entiérement supprimé cette permission; ce n'a point
été sans verser bien du sang: enfin, les papistes ont eu le dessus sur leurs
adversaires; & ils sont les seuls maîtres de la ville, des charges & des
églises. J'aurois eu envie de rester encore quelques jours ici; mais mes
affaires me demandent en Hollande, & je ne pourrai point être le témoin d'un
spectacle charmant pour un philosophe. C'est une fameuse procession dans
laquelle on porte une figure colossale, à laquelle on donne le nom de
Charlemagne. On joint plusieurs autres extravagances à cette premiere; & la
folie a ordonné tous les appareils de cette fête.
A propos de ces processions que sont les nazaréens, lorsque j'étois à Paris,
le chevalier de Maisin m'a raconté les particularités d'une de ces promenades
pieuses, dont il avoit été le témoin dans un voyage qu'il fit en Provence. Il me
dit qu'à Aix (1), la marche de cette procession étoit ouverte par une troupe de
porteurs de chaises ou de paysans habillés d'une longue robe noire, entourée de
grelots & de petites clochettes, ayant leurs têtes couvertes d'une espéce de
casques de carton représentant la figure du diable, avec de longues cornes.
[(1) Capitale de la Provence.]
[Pages d86 & d87]
Ils portent une fourche, avec laquelle ils retroussent la robe d'une
diablesse qu'ils font marcher au milieu d'eux, & qui tient un peigne d'une
main & un miroir de l'autre. La dame infernale ayant beaucoup d'honneur,
& ne pouvant souffrir qu'on lui trousse la cotte, la façon dont elle
se défend est une cause d'admiration & de plaisir pour la populace. Après
ces diables, viennent un nombre de semblables parties de mascarades, dont les
différens sujets sont pris dans nos livres saints. On y voit, par exemple, Moyse
portant les tables de la loi, & une troupe d'Israëlites adorant le veau
d'or. Un de ces masques tire un coup de pistolet. A ce bruit, tous les juifs
idolâtres tombent morts: & comme ceux qui représentent ces personnages n'ont
que la chemise & leur masque, ils se jettent dans la boue au milieu des
ruisseaux; plus on leur voit le derriere à nud, plus ils excitent les ris &
la curiosité.
Parmi ces représentations, que les Provençaux appellent les jeux
sacrés, un gros porte-faix, habillé en femme, représente la reine de Saba,
allant visiter Salomon. On affecte de faire un très-gros cul à cette princesse;
& son mérite dépend de l'étendue de ses fesses.
Immédiatement après ces larges fesses, vient un Italien, qu'on désigne par le
nom du duc Urbain. Il est entouré de toute sa cour, composée d'un nombre de
paysans vêtus en hommes & en femmes. Cette dernière mascarade seroit la plus
ridicule de toutes, si les moines ne la suivoient. Ils marchent ensuite deux à
deux, la plûpart habillés plus grotesquement que les masques qui les précédent:
Les châsses & les bustes des nazaréens canonisés, terminent la procession,
& sont accompagnés par le parlement, qui, par sa présence autorise de
pareilles folies.
Je ne pouvois croire ce que me racontoit le chevalier de Maisin. Les
Provençaux ont du génie & de la pénétration; & l'on ne sçauroit porter
plus loin l'égarement, que de tolérer de semblables ridiculités, si contraires
au bon sens, si capables de perdre dans l'esprit d'un homme qui fait usage de sa
raison, tous ceux qui les favorisent. La politique, me dit le chevalier,
soutient tous ces usages ridicules. La ville où se fait cette procession,
retire dans trois jours plus de cent mille écus par la quantité d'étrangers qui
viennent voir cette fête, & qui achetent & consument beaucoup de
denrées.
[Pages d88 & d89]
L'avarice fait non-seulement entretenir bien des cérémonies superstitieuses,
mais même elle en multiplie tous les jours le nombre.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux: & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités.
D'Aix-la-Chapelle, ce...
***
LETTRE C.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je suis enfin arrivé, mon cher Monceca, dans le pays où tant de nos freres
ont été inhumainement égorgés & immolés à l'avarice des moines, sous le
prétexte de la religion. J'ai traversé le Roussillon, & une partie de la
Catalogne; & c'est de Barcelone que je t'écris. Cette ville est grande,
belle & bien fortifiée. Le port est très-méchant, & dans les mauvais
tems, les bâtimens n'y sont pas en sûreté. Les Catalans haïssent mortellement
les Castillans. Il n'est aucune domination qu'ils ne préférassent à celle de
l'Espagne. Ils l'ont bien fait voir par leurs révoltes réitérées: mais on les a
réduits au point de n'avoir plus que la liberté de former d'inutiles desirs. La
citadelle qu'on a construite nouvellement est un frein si redoutable, que
Barcelone ne sçauroit rien entreprendre, & n'a plus d'espoir que dans son
obéissance & son humiliation.
On a désarmé les bourgeois dans toutes les villes de la Catalogne. Les
paysans sont encore observés de plus près: il y a toujours un nombre de troupes
répandues dans les villages. Il est vrai que tant de précautions coûtent des
peines & des soins à la cour d'Espagne. Mais c'est une nécessité; & l'on
doit rendre la justice aux Castillans de n'avoir agi avec tant de rigueur, qu'à
la derniere extrémité. Dans le dernier siége de cette ville, les moines étoient
à la tête des révoltés, montoient la garde, relevoient les soldats dans les
postes les plus dangereux, & les animoient par leurs actions; ils
promenoient même leurs reliques sur les remparts & plus d'un coup de canon
emportoit un moine & son saint.
[Pages d90 & d91]
Les religieuses même, malgré la foiblesse de leur sexe, vouloient avoir part
à la révolte; elles mettoient à leurs fenêtres des étendards faits avec de la
toile rouge, pour montrer qu'elles ne respiroient aussi que le sang & le
carnage.
Considère, mon cher Monceca, jusqu'où va la fureur de la révolte, lorsqu'elle
a saisi l'esprit des peuples. Elle donne du courage aux plus foibles. Il semble
que le crime augmente la valeur. Les sujets révoltés combattent souvent avec
plus d'obstination pour détruire leur prince, que les fidéles pour le soutenir
& le garantir de leurs coups. Ce n'est pas qu'on puisse reprocher aux
Castillans d'avoir agi foiblement en faveur de Philippe V. Ce monarque est
obligé de les aimer doublement, comme ses sujets & comme ses enfans. Aussi
l'ont-ils toujours regardé comme un bon roi & comme un pere. Mais malgré
tous leurs efforts, cette bonne volonté n'eût peut-être pas suffi, si la France
n'eût terminé la révolte des Catalans.
Les femmes dans ce pays sont plus libres que dans le reste de l'Espagne,
quoiqu'elles le soient beaucoup moins qu'en France. Elles ont secoué peu-à-peu
l'ancienne manière Espagnole. Les duegnes, les jalousies ne subsistent
plus, ou du moins ce qui reste de cet attirail de la jalousie n'est plus qu'un
cérémonial assez inutile pour la sûreté des maris. Le grand nombre de François
& de Flamands établis à Barcelonne; la quantité de troupes qui forment la
garnison, & qui sont presque toutes Vallones, ont accoutumé peu-à-peu les
anciens habitans du pays à prendre le cocuage en patience. Ce n'est pas qu'il
n'y ait encore bien des Catalans dont l'humeur ne soit récalcitrante.
Mais les soins qu'ils prennent ne font souvent que hâter leur malheur.
La galanterie est devenue à Barcelone une maladie épidémique, que les
François y ont portée. Malheur à ceux qui ressentent ses coups, dont toutes les
précautions ne sçauroient garantir.
Quoique l'amour ait des droits aussi étendus en Espagne qu'en France, on agit
cependant d'une manière bien différente; & quoiqu'on tende au même but, on y
parvient par des chemins entièrement opposés. En France, un amant se déclare
ouvertement: il suit sa maîtresse au bal, à la comédie; & les parties de
campagne, les fêtes galantes sont des occasions favorables pour un François
amoureux. Un Espagnol est discret & resserré: il est forcé de cacher au
public les sentimens de son coeur.
[Pages d92 & d93]
Son bonheur & la réussite de ses projets dépendent du secret. Les églises
sont les endroits qui lui sont les plus favorables: chaque fête de quelque saint
lui tient lieu d'opéra & de comédie. Une mere accompagne sa fille, un mari
son épouse aux spectacles: mais les femmes vont seules aux temples; & sous
ombre de piété, l'amour trouve à se récompenser de la contrainte.
Tous les premiers rendez-vous en Espagne se donnent dans les églises.
C'est-là où l'on conclut les derniers marchés. On les exécute chez des femmes
qui passent pour des saintes, & chez qui les jeunes personnes ne peuvent
aller sans conséquence. Il est peu de dames Espagnoles, qui n'ayent quelque
vénérable amie couverte de scapulaires & d'agnus Dei. Un mari seroit
regardé comme un fou, qui pis est, comme un hérétique, s'il alloit se figurer
que donna Mendoza, ou donna Valcabro, toutes les deux respectables
par leur âge, & par le rang qu'elles tiennent dans la très-sainte confrérie
de S. François depuis plus de vingt ans, fussent capables de prêter leur
ministère à un rendez-vous amoureux. Ces dames de la sainte confrérie sont ici
regardées comme des personnes déja béatifiées. Elles entretiennent une grande
respondance avec certains moines appelles cordeliers qui les dirigent,
& avec lesquels elles sont associées. Les nazaréens appellent ces sortes de
liaisons une parenté spirituelle. C'est-là d'où viennent toutes ces
phrases & ces façons de parler qu'on lit dans les livres mystiques, &
qui paroissent inintelligibles. Telles sont celles-ci. Je vous porte dans mon
coeur en Dieu, ma chere soeur.... Vous êtes toujours présente à mon esprit,
quoique je parle & que j'agisse avec d'autres personnes..... Priez pour
votre frere, pour votre ami, pour votre serviteur. (1)
[(1) Cette derniere phrase est prise des lettres du pere Girard à la
Cadiere.]
Une partie de ces expressions sont tirées des livres d'un nommé François de
Sales, & des lettres qu'il écrivoit a une certaine soeur de Chantal. Ce
François de Sales étoit, a ce qu'on assure, un honnête-homme, qui a fait autant
de mauvais singes que Fontenelle. Tous les moines ont été charmés d'avoir ce
prétexte, pour écrire hardiment les sentimens les plus passionnés à leurs
dévotes, sous le voile d'un langage mystique.
[Pages d94 & d95]
Il est vrai que les moines Espagnols ne cherchent point tant de façons: ils
ont le champ libre; & l'entrée de toutes les maisons leur est offerte. A
l'abri de leur capuchon, ils jouissent de toutes sortes de privilèges: aussi
sont-ils plus insolens, plus ignorans & plus débauchés, que dans aucun autre
royaume. Si les enfans venoient au monde avec quelque marque, qui fût un indice
certain de leurs peres, la moitié des Espagnols retrouveroient les leurs dans
des ecclésiastiques & des moines.
Le clergé dans ce pays a des moeurs très-peu réglées; en cela bien différent
de celui de France, dont tu m'as vanté dans tes lettres la régularité. Pour
avoir, mon cher Monceca, une idée juste des gens d'église dans ce pays, il faut
te figurer que les moines sont au double mauvais & ignorans de ce qu'ils le
sont en France; & que les prêtres séculiers ne valent pas beaucoup mieux.
Une chose qui te surprendra dans un pays où le bas clergé a des moeurs aussi
corrompues, c'est la sagesse, la probité & la candeur des pontifes
Espagnols. Ils sont dignes de leur rang; & il n'est aucun d'entr'eux qui ne
mérite l'estime & l'approbation de tous les honnêtes-gens. Dans quelque
religion qu'on soit, l'on ne peut s'empêcher d'avouer qu'un troupeau seroit
heureux, s'il profitoit des leçons d'aussi sages pasteurs. Les pontifes sont les
seules personnes en Espagne, qui ne soient point soumises à l'inquisition. Je te
parlerai dans la suite de cet inique tribunal, & j'en ai déja appris bien
des particularités qui sont frémir d'horreur. Dès qu'on nomme en ce pays le
terrible nom d'inquisiteur, tout le monde tremble; & les plus grands ont
autant de frayeur, que les plus simples citoyens. Malgré mes passeports, &
la commission dont je suis chargé par la république de Gènes, j'observe une
grande circonspection; & je n'ose point comme en France dire ce que je
pense.
Dès que j'ai eu passé Belle-Garde (1) j'ai affecté un silence qui tient
beaucoup du Pythagoricien.
[(1)Derniere place de France.]
Cet air mélancholique convient assez dans un pays où tout le monde est
extrêmement retenu. On dit que ce sérieux augmente en avançant dans l'Espagne.
Si cela est, je m'attends, en arrivant à Madrid, de voir une ville peuplée
d'Héraclites & de citoyens larmoyans.
A propos de larmes, je te dirai, mon cher Monceca, que j'ai beaucoup ri au
fond du coeur dans un endroit où j'étois allé pour pleurer.
[Pages d96 & d97]
Il y a dans cette ville une troupe de comédiens nouvellement arrivée, qu'on
m'assura être la meilleure qu'on ait vûe depuis long-tems en Espagne. On prônoit
sur-tout une nommée la Galiega, comédienne du roi, qui avoit quitté Madrid pour
quelque mécontentement. On me pressa d'aller voir une tragédie nouvelle, qu'on
m'assura être belle & touchante. Juge de ma surprise, mon cher Monceca,
lorsqu'en entrant dans la salle du spectacle, je vis sur le théâtre deux
comédiens habillés en moines, représenter les principaux rôles d'une piéce
intitulée: La mort d'Alexis, ou l'exemple de chasteté. Il faut que je
t'avoue, que je ne m'étois point attendu à une pareille extravagance. Je
souhaitois dans ce moment que tu pusses être témoin d'une chose aussi ridicule.
Le sujet de cette tragédie répondoit au caractère & à la dignité des
personnages. Alexis, principal rôle, est un gentilhomme Romain, grand amateur du
célibat. Il quitte sa femme la premiere nuit de ses nôces. Il erre long-tems de
ville en ville. Enfin, il vient mourir chez son pere, qui ne le reconnoît plus.
On souffre qu'il expire dans un mauvais réduit, où par charité on lui avoit
permis de se retirer. Un billet qu'on trouve en sa main lorsqu'il est mort,
découvre tout le mystère; mais on ne peut lui ôter ce papier: tout mort qu'il
est, il ne veut le remettre qu'au souverain pontife, qui vient avec toute sa
cour recevoir le billet du saint; la piéce finit par un coup de théâtre aussi
éclatant.
Alexis, au commencement du premier acte, n'est âgé que de dix-huit ans: au
cinquiéme, il en a quarante à quarante-cinq. Les régles de l'unité de lieu &
d'action sont aussi parfaitement suivies que celle des vingt-quatre heures: les
pensées & les sentimens répondoient au reste: je ne crois pas qu'on puisse
pousser l'égarement & le ridicule plus loin. Ce n'est pas que les Espagnols
n'aient plusieurs bonnes piéces de théâtre. Dom Lopes de Vega a fait de
très-excellentes comédies; mais le peuple les goûte fort peu. Il aime mieux voir
S. Jacques ou S. Philippe, qu'Agamemnon ou Achille; & les stigmates de S.
François excitent plus de pleurs, que les plaintes d'Andromaque, & le
désespoir d'Hermione. Tel est le goût & le préjugé de ce pays: il faut
par-tout de la dévotion, ou plutôt de la superstition.
[Pages d98 & d99]
Lorsqu'on jouoit la comédie, j'entendis sonner une cloche, je vis tout le
monde se mettre à genoux & marmoter quelque chose dans leurs dents. Les
comédiens donnerent l'exemple: & deux acteurs, qui étoient sur le théâtre,
s'interrompirent, remuerent les lèvres, ou parlerent tout bas,comme les autres
spectateurs. Cette cérémonie faite, chacun se releva, & l'on continua la
piéce. Je demandai pourquoi l'on faisoit ce remuement de lèvres. On me dit,
qu'on appelloit cela l'angelus. C'est une espéce de priere, que je
n'aurois pas cru que les nazaréens eussent faite à la comédie. Il n'y a que les
Espagnols capables de choisir une salle de spectacle pour dire leurs oraisons.
Il est vrai que ce lieu doit apparemment jouir des mêmes prérogatives que les
couvens des moines; car ce sont des prêtres qui reçoivent l'argent à la porte,
& qui, sous le nom des pauvres, partagent le profit avec les comédiens. A la
vérité, les troupes comiques, moyennant cette diminution sur leur revenu,
jouissent de tous les priviléges des autres nazaréens. Elles ne sont point
excommuniées, ainsi qu'en France: & si elles étoient assez riches, ou assez
dévotes, elles pourroient avoir un aumônier comme les régimens royaux.
Quand les comédiens meurent en Espagne, on leur accorde la sépulture: on la
leur refuse en France; & on leur éleve des mausolées en Angleterre. D'où
vient, mon cher Monceca, une bizarrerie aussi singulière? Des anciens préjugés,
beaucoup plus que de la raison. Cependant si elle entre pour quelque chose dans
les enterremens des baladins, je suis assuré qu'elle condamne l'excès des
François & celui des Anglois; & qu'elle approuve le juste milieu des
Espagnols. Il seroit fort heureux pour eux, qu'ils raisonnassent aussi sensément
dans toutes les actions de leur vie.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux; & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités.
De Barcelone, ce...
***
[Pages d100 & d101]
LETTRE CI.
Aaron Monceca, à Jacob Brito.
Je suis arrivé dans un pays, mon cher Brito, où l'homme est aussi libre,
qu'il est esclave dans celui que tu habites. La Hollande, dit un auteur
François, semble être la patrie des philosophes: affranchis du joug qu'on
impose ailleurs à la raison, ils sont les maîtres d'en faire usage. Le bon
sens semble être le partage des Hollandois: & l'on croiroit volontiers,
lorsqu'on les examine avec soin, que la nature qui leur a refusé la politesse
des François, la pénétration des Anglois, & la vivacité des Italiens, les a
récompensés largement de ces qualités, par une raison juste, prévoyante, &
équitable, qui les conduit dans toutes leurs actions.
Les Hollandois, nés libres, n'obéissent qu'aux loix de leur patrie: ils n'ont
de souverains que la vertu & leurs devoirs. Il ne faut pourtant pas se
figurer, que ce portrait convienne a tous les Hollandois, Il en est dans ce pays
comme dans tous les autres: le bien est toujours balancé par le mal. Le
bas-peuple en Hollande est aussi méprisable que les bourgeois, & même les
bons artisans sont estimables.
Il me seroit impossible, mon cher Brito, de te donner une idée juste des
moeurs de ce pays, si je n'entrois dans un détail particulier. Tu t'apperçois
déja qu'en dépeignant le peuple, je ne t'apprends rien qui convienne aux
bourgeois & aux principaux de la république. Les nobles qui restent encore
dans le pays, ont aussi des moeurs & des coutumes très-différentes de celles
de la bourgeoisie. Ainsi, je tâcherai de te faire connoître tout ce que
j'appercevrai digne d'être remarqué dans les différens états qui composent la
république.
La Hollande est un pays ingrat. C'est une terre flottante sur l'eau, &
une prairie inondée les trois quarts de l'année. Ce terrein est si étroit &
si borné, qu'il ne sçauroit nourrir la cinquiéme partie de ses habitans, fût-il
aussi fertile en bled, qu'il est stérile.
Le commerce est l'unique ressource des Hollandois. Ils n'ont épargné ni leurs
peines, ni leurs travaux, pour le faire fleurir dans leur patrie: ils l'ont
étendu jusqu'aux extrémités de la terre.
[Pages d102 & d103]
C'est la nécessité & la vexation des Espagnols, qui ont obligé les
habitans de ce pays de passer jusques dans les Indes, & d'y former une
seconde république. Lorsqu'ils eurent secoué le joug de leur ancien maître,
l'Espagne voulut leur interdire le commerce dans ses ports, croyant par-là les
affoiblir & se préparer un moyen pour les soumettre. Dans la suite, ces
difficultés firent naître l'envie aux Hollandois d'aller eux-mêmes à la source
du commerce. Ils passerent dans les Indes, ils y jetterent les commencemens de
ces superbes colonies qui s'y sont formées dans la suite. Un auteur Italien,
qu'on doit regarder comme peu porté à favoriser la Hollande, & à publier sa
grandeur, assure que la seule ville d'Amsterdam a plus de vaisseaux elle seule,
que tout le reste de l'Europe ensemble. (1)
[(1) La quantita di vascelli, a comun judizio, viene stimata si grande,
che parreggia quella che fa tutto il resto dell' Europa insieme.
Bentivoglie.]
Ce ne fut pas sans peine que les Hollandois établirent leur commerce aux
Indes Orientales. Les Portugais, alors sujets de l'Espagne, les traverserent
dans toutes les rencontres, & n'oublierent rien pour les faire échouer dans
leur entreprise. Mais ils surmonterent toutes ces difficultés. Ils vainquirent
leurs ennemis, & les chasserent de plusieurs isles dont ils étoient les
maîtres. Ces victoires & ces commencemens heureux releverent leurs
espérances, & leur firent naître l'idée d'étendre leur commerce aux Indes
Occidentales.
La liberté dont jouissent les Hollandois les a beaucoup favorisés dans leurs
entreprises. L'entière sureté que les étrangers trouvent dans leur pays: l'asyle
qu'on y accordé dans tous les tems, depuis l'établissement de la république, à
ceux qu'on a persécutés dans plusieurs pays à cause de la religion; y ont attiré
un si grand nombre d'habitans, qu'ils ont pû faire de puissantes colonies, armer
un nombre prodigieux de vaisseaux, & voir cependant leur pays toujours
excessivement peuplé.
Si l'Espagne eût toujours été la maîtresse de la Hollande, Amsterdam
ressembleroit peut-être aujourd'hui à Anvers, elle n'auroit rien de grand que
son étendue, & rien de remarquable que sa situation: au lieu qu'actuellement
tout ressent dans cette superbe ville cette ancienne grandeur des Tyriens &
des Phéniciens, dont les Grecs & les Romains nous ont laissé de pompeuses
descriptions.
[Pages d104 & d105]
Parmi les choses les plus remarquables que j'ai vûes dans tous mes voyages,
je n'ai rien trouvé qui m'ait aussi surpris que le port d'Amsterdam. Il est
impossible qu'on puisse se figurer sans l'avoir vû, le superbe effet de deux
mille bâtimens renfermés dans le même port. Qu'on s'imagine une magnifique
ville, bâtie au milieu des ondes, cette idée sera encore infiniment au-dessous
de la beauté que forme ce nombre de vaisseaux de toutes les nations du monde,
dont les mâts & les pavillons & les flammes, offrent aux yeux un
spectacle unique.
Depuis que je suis à Amsterdam, je n'ai encore eu le loisir que de remarquer
en gros les beautés de cette ville: je n'ai pu les examiner en détail. J'aurai
soin de t'instruire de tout ce que je verrai: & je tâcherai de t'en donner
une exacte connoissance.
Il est peu de religion qui ne soit professée dans cette ville. Les hommes y
ont la licence d'honorer la divinité dans le culte qu'ils jugent à propos de
suivre. Cependant, quoique chacun puisse ici servir Dieu à sa mode, la religion
de l'état, ou des Provinces-Unies, est la chrétienne réformée. Tu sçais que
cette religion est dans le fond la même que la nazaréenne, & qu'elle n'en
est distincte que dans certains points.
Les nazaréens papistes damnent hautement les nazaréens réformés. Ceux-ci
accordent bien à leurs adversaires quelque petite place dans le ciel: mais ils
leur rendent le chemin si difficile, que franchement autant vaudroit-il qu'ils
les donnassent à tous les diables. Ces deux différentes religions, ou pour mieux
dire, ces deux différentes opinions, puisque dans le principal, elles
conviennent toutes les deux de la plus grande partie des faits, ont causé bien
des querelles entre leurs partisans. Il a été un tems où les nazaréens
s'égorgeoient mutuellement, & croyoient gagner le Ciel, en s'entretuant pour
soutenir les sentimens d'un moine Allemand (1), & d'un ecclésiastique
François. (2)
[(1) Luther.
(2) Calvin.]
C'étoient deux sçavans hommes, au jugement même de leurs ennemis. Je suis
assuré que, lorsqu'ils débiterent leurs écrits, ils ne penserent jamais, qu'ils
dussent entraîner autant de divisions. Ce qu'il y a de certain, c'est que s'ils
venoient à présent, je doute fort qu'ils occasionnassent les guerres qui se sont
faites au sujet de leurs opinions.
[Pages d106 & d107]
Quelque bonnes qu'elles pussent être, on se contenteroit de les croire, sans
vouloir s'égorger pour les faire recevoir. Les nazaréens, sur-tout les réformés,
sont revenus de la folie de se massacrer pour des argumens & des
syllogysmes. Aussi laissent-ils une entière liberté de conscience à tous ceux
qui sont dans leur pays.
La religion réformée est à la vérité la dominante en Hollande; mais elle ne
tyrannise point les autres. Ce n'est pas que sans la sage prudence du
gouvernement, la chose ne pût très-facilement arriver. Car il en est ici comme
ailleurs: & il y a un nombre de zélés dévots réformés, qui, à l'imitation
des jésuites, tourmenteroient, pour la plus grande gloire de Dieu, un
nazaréen papiste, avec beaucoup de plaisir & de satisfaction. Mais les
magistrats très-honnêtes gens, & fort peu bigots, ne veulent point entendre
parler de vexations, qui deviendroient dans les suites nuisibles à l'état. Aussi
les nazaréens papistes ont-ils tant de sujet de se louer de la douceur du
gouvernement qu'on assure que le nombre de ceux qui sont établis dans ce pays
surpasse, ou du moins égale celui des réformés.
Les justes bornes que la sagesse Hollandoise a mises à l'ambition des
ecclésiastiques, assure encore la tranquillité de toutes les religions
différentes & séparées de la dominante. Il leur seroit inutile, & même
périlleux, de vouloir fomenter un saint zéle dans leurs ouailles contre ceux
qu'ils appellent hérétiques ou non-conformistes. Au moindre trouble qu'ils
causeroient, on leur feroit dire de se contenter de prier Dieu: s'ils
n'obéissoient point au premier ordre, le second seroit suivi d'une punition,
dont leur bourse se ressentiroit. Comme ils ne tirent d'autre revenu que celui
que le souverain leur accorde, dès qu'ils manquent à ce souverain, il retire ses
bienfaits: & ces eccclésiastiques, leurs épouses & leurs enfans s'en
ressentent.
Dans la croyance réformée, les ecclésiastiques sont mariés. On a cru que le
bon sens vouloit qu'on leur permît de prendre des femmes, dans la crainte qu'ils
n'usassent du privilége des moines nazaréens, & qu'ils ne se servissent de
celles de leur prochain. Aussi faut-il avouer qu'ils ont des moeurs en général
dignes de la pureté des siécles d'or. Je ne serois point étonné, qu'on m'apprît
qu'un ministre, (c'est ainsi que les réformés appellent leurs prêtres) eût eu
une foiblesse: il est homme, & comme tel sujet à l'humanité; mais jusqu'ici,
on n'a pû reprocher à aucun la moindre chose dont la bienséance puisse être
choquée.
[Pages d108 & d109]
L'auteur de la réforme (1) a causé, selon moi, un préjudice très-considérable
aux ecclésiastiques qui ont embrassé ses sentimens.
[(1) Calvin.]
Il leur a permis de prendre des femmes, & leur a rogné les bénéfices.
C'est-là ce qu'on peut appeller user la chandelle par les deux bouts.
Chez les réformés Hollandois, on ne connoît ni souverains pontifes, ni
pontifes ordinaires: tous les prêtres sont égaux. Ils n'ont jamais eu la douce
satisfaction de s'entendre appeller monseigneur, votre grandeur, votre
éminence. Aussi ne manquent-ils pas de donner le nom de la prostituée
Babylone à toutes les églises où quelques ecclésiastiques, revêtus de titres
pompeux, jouissent de quarante mille livres de rente. Ils condamnent peut-être
ce qu'ils souhaitent: & le point sur lequel ils s'accorderoient le plus
aisément avec leurs adversaires, seroit sans doute celui qui leur permettroit de
posséder des gros bénéfices, & de devenir grandeur ou
éminence, ainsi que les pontifes nazaréens.
Si les ministres ne sont pas riches, ils sont sçavans en revanche. On ne les
reçoit qu'après les avoir mûrement examinés: au lieu que dans presque tous les
ordres, les moines nazaréens sont pour la plûpart des gueux & des fainéans.
Les ecclésiastiques, chez les réformés, se sont élevés à ce dégré par le mérite
& par la science. Le plus petit pasteur de village est instruit,
non-seulement de sa religion, mais quelquefois des connoissances qui forment les
grands hommes. Aussi en est-il sorti plusieurs du corps des ministres. Ils
haïssent mortellement les jésuites: & ceux-ci leur rendent
très-fraternellement le réciproque. Je crois qu'ils ont raison de part &
d'autre. Sans les ministres, l'Europe entière seroit papiste; sans les jésuites,
elle seroit réformée. Quoiqu'ils soient acharnés, les uns contre les autres, je
ne doute pas que dans le fond du coeur, ils ne se rendent mutuellement justice,
& qu'ils ne conviennent que leurs adversaires ont du sçavoir & du
mérite. C'étoit-là du moins la façon de penser du fameux Claude & du célèbre
Arnauld. J'ai pourtant rencontré des jansénistes en France qui m'assuroient d'un
grand air de confiance, que les jésuites étoient des ignorans.
[Pages d110 & d111]
Peu s'en falloit que leur animosité & leur aveuglement ne voulût même
leur refuser de connoître la politique. Il faut pourtant avouer qu'ils ont du
sçavoir, & que cet ordre a produit de grands hommes. Les bénédictins qui ont
eu nombre de sçavans de la première classe, n'aiment guère plus les jésuites que
ne les aiment les réformés. Cependant ils avouent que leurs adversaires ont eu
des auteurs dignes de l'estime de l'univers, ne fussent que les Sirmond &
les Pétau.
Dans ce conflit entre les docteurs nazaréens, papistes, jansénistes réformés,
&c, je pense qu'un homme de sens ne doit faire attention qu'au bon qui règne
dans leurs écrits, sans s'embarrasser de quel sentiment étoit sur la grace ou
sur la prédestination un auteur d'ailleurs rempli d'excellentes choses. Que
m'importe à moi, mon cher Brito, Lorsque je lis l'histoire de France de
Daniel que cet écrivain ait été jésuite ou rabbin? Pourvu que je puisse tirer
quelque utilité de son ouvrage, je suis prêt a lui donner les louanges qu'il
mérite,& à blâmer en même tems un mauvais historien juif. Les sçavans sont,
dans le commerce de Ia vie civile, de toutes sortes de religions. Il y a une
foiblesse infinie à ne point rendre justice au mérite d'un homme, parce qu'il
sert la divinité par un culte différent du nôtre. Il faut laisser cette
extravagante folie aux moines & aux prélats Italiens.
Il n'est point de pays où les gens, quoique de religion différente, vivent
avec plus d'union qu'en Hollande. Ici les juifs, les nazaréens & les
mahométans, traitent les uns avec les autres, comme s'ils étoient frères. Ils se
regardent tous comme hommes & enfans de la même divinité. Heureux pays! où
l'homme se respecte dans son semblable, & n'exige point qu'il devienne
l'esclave d'une opinion, que souvent il ne sçauroit ni croire ni comprendre!
Porte-toi bien, mon cher Brito. Vis content & heureux, & donne-moi de
tes chères nouvelles. Moïse Rodrigo me charge de te faire ses complimens. Il
m'est très-utile dans ce pays.
D'Amsterdam,ce...
***
[Pages d112 & d113]
LETTRE CII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je ne sçaurois t'exprimer, mon chef Monceca, combien je suis frappé des
moeurs & des coutumes des Espagnols. Je les trouve tous les jours plus
extraordinaires: & j'ai plus eu lieu de faire des réflexions sur l'orgueil
& l'ignorance des hommes, depuis deux mois que je suis en Espagne, que
pendant un an que j'ai resté en Italie.
La route de Barcelone à Madrid est une de celles qui sont les plus pratiquées
dans ce pays. Cependant un voyageur y manque souvent de tout dans plusieurs
endroits. Bien loin d'y trouver des hôtelleries à la Françoise ou à l'Italienne,
on ne rencontre que de misérables ventas. (1)
[(1) Mauvais cabarets.]
Ce sont de grandes maisons à demi-ruinées, dans lesquelles il y a quelque
châlit au milieu de deux ou trois galetas. Un voyageur fatigué, qui arrive dans
ce séjour délicieux, n'y trouve rien du tout à manger; il faut qu'il envoie
acheter du pain chez le boulanger, & de la viande chez le boucher. S'il n'a
point de domestique, il est obligé d'aller lui-même à la provision. Le
propriétaire du ventas ne se dérangeroit point pour un prince: il
croiroit être déshonoré, s'il faisoit un pas de plus qu'il n'est obligé par son
état.
On ne trouve point dans les villes un peu considérables de ces sortes de
ventas: mais les cabarets y sont si détestables, l'on y est si mal, &
si malproprement servi, qu'ils ne valent guère mieux que ces charmans
ventas.
La seule nécessité peut engager un homme à voyager en Espagne. Il faudroit
qu'il fût fou, s'il entreprenoit de parcourir ce pays, par la seule curiosité:
excepté qu'il ne voulût prendre des mémoires qui pussent servir à l'histoire de
l'égarement de l'esprit humain. En ce cas, il ne pourroit mieux faire; il
trouverois par-tout,
Orgueil, astuce, pauvreté,
Ignorance & bigoterie,
Superstition, vanité,
Ridicule cérémonie.
[Pages d114 & d115]
C'est-là le caractère de la nation Espagnole: & quoique bien des gens
publient dans les pays étrangers, que les Espagnols d'aujourd'hui ne sont plus
ceux d'autrefois, ils confondent les étrangers établis en Espagne avec les
originaires du pays. Il est vrai, que sous le présent roi, la cour a pris une
nouvelle face; & que les grands, esclaves par-tout de l'ambition, ont cru
faire leur cour, en adoptant des manières éloignées de celles qu'ils avoient
autrefois. Mais le peuple, les bourgeois & les gentilshommes ordinaires,
sont toujours ces mêmes Espagnols, dont les rodomontades ont souvent réjoui
l'Europe entière, & dont la pauvreté & la crasse surpassent quelquefois
la vanité.
Tu ne sçaurois croire, mon cher Monceca, jusqu'à quel point le peuple est ici
orgueilleux; & tu serois étonné de voir les jours de fêtes une foule
d'ouvriers, qui, souvent faute de pain, ont jeûné toute la semaine, se promener
fiérement, vêtus d'habits de soie noire, portant l'épée & se donnant
mutuellement des titres très-honorables. Lorsqu'un paysan en rencontre un autre
dans les champs, il le salue gravement, & lui dit d'un ton emphatique,
adio, senor Cavallero. L'autre répond avec beaucoup de sérieux à cette
politesse. Et le tout se passe avec autant de majesté, que l'entrevue de deux
puissans monarques sur les confins de leurs états.
Autrefois, non-seulement la populace étoit orgueilleuse, elle étoit même
insolente envers les grands & les souverains. Sous ce roi-ci, les choses ont
pris une autre face. Il a réduit ses peuples au point de ne plus craindre leurs
émeutes. Sous Charles II. son prédécesseur, les cordonniers de Madrid étoient
des gens respectables; lorsqu'ils se mutinoient, il falloit que la cour leur
accordât ce qu'ils demandoient. En 1676, ayant appris qu'on avoit réglé le prix
des souliers, cela ne leur plut nullement: ils présenterent une requête au
président du conseil de Castille, par laquelle ils lui demandoient qu'on remît
la chose sur l'ancien pied: & comme il ne se dépêcha point assez vîte à leur
gré de la leur accorder, ils coururent tous, la forme & le tire-pied à la
main, sous les fenêtres de la chambre de Charles, & se mirent à crier de
toute leur force: viva el rey, y muera el mal govierno.
[Pages d116 & d117]
Le roi, surpris d'une musique aussi extraordinaire & aussi inattendue, se
mit à sa fenêtre, & ne fut pas médiocrement surpris de voir le respectable
corps des cordonniers de Madrid. Il envoya chercher le président de Castille,
qui, pour faire finir un concert aussi désagréable, permit aux séditieux de
vendre les souliers aussi chers qu'ils voudroient, & de les faire d'aussi
mauvais cuir qu'ils jugeroient à propos.
Ce qui avoit occasionné la hardiesse de ces cordonniers, étoit l'indulgence
qu'on avoit eue quelques jours auparavant pour les maçons qui s'assemblerent
dans un des quartiers des plus éloignés de la ville, & résolurent d'entrer à
main armée chez quelques-uns des magistrats, qui ne gouvernoient pas à leur
fantaisie, & qu'ils accusoient d'embrouiller les affaires, & de donner
des projets pour ruiner le pauvre peuple. Le dessein de ces nouveaux
réformateurs, étoit d'égorger les prétendus criminels devant tout le monde, pour
en faire un exemple. Heureusement il ne se trouva aucun mutin, qui voulût se
mettre à la tête des conjurés: cette affaire n'eut aucune suite, chacun étant
retourné à son travail; & les magistrats continuerent à piller. L'émeute des
cordonniers fut une suite de la foiblesse que l'on eut de ne point punir les
premiers révoltés. Il est vrai que le mauvais ministère causoit sous le dernier
roi des révoltes fréquentes. Le duc de Médina-Coeli, chargé des affaires, étoit
d'un tempérament très nonchalant: chacun pilloit & voloit: & il n'y
avoit jamais un sol dans les coffres du roi.
Une partie de la pauvreté du bas-peuple venoit cependant de sa fainéantise,
& de celle de la plûpart des bourgeois. C'est cette même fainéantise, qui
contribue encore aujourd'hui à faire sortir de l'Espagne une grande quantité
d'argent; & quelles que soient les richesses que la flotte y apporte toutes
les années, elles ne sçauroient suffire à corriger le mal que cause dans l'état
la paresse & la ridicule vanité d'une partie des citoyens. D'ailleurs, des
sommes excessives qu'on apporte des Indes, il faut en ôter près des deux tiers,
que les étrangers retirent pour les marchandises qu'ils ont fournies.
Ce qui contribue le plus à laisser les Espagnols sans argent, c'est un nombre
prodigieux de François & de Flamands, qui viennent les servir.
[Pages d118 & d119]
Ils suppléent aux choses que les dom Diegue, les dom Sanche,
& les dom Rodrigue, n'oseroient faire, & dont leur amour-propre
seroit si blessé, qu'ils aimeroient mieux mille fois mourir de faim, que de se
résoudre à les entreprendre. Les Flamands & les François, moins paresseux
& moins vains que les Espagnols, travaillent à la culture des terres, aux
bâtimens & aux choses les plus serviles: & lorsqu'ils ont amassé
quelques pistoles, ils prennent congé des dom Sanche & des dom
Diegue, & s'en retournent dans leur patrie avec de l'argent; laissant
leurs maîtres sans un sol, mais toujours également rogues & fiers. Le nombre
de ces étrangers qui vont travailler en Espagne, est si considérable, qu'un
auteur François assure, que l'on en trouve jusqu'à quatre-vingt mille, qui
entrent dans le royaume, & qui en sortent de cette manière qu'il n'y en a
point qui n'emporte chaque année sept ou huit pistoles, & quelquefois
plus. Il est aisé de voir, mon cher Monceca, que cela monte à une somme
prodigieuse. Il est vrai que, depuis que Philippe V. regne, la quantité de
François qui se sont établis en Espagne a servi infiniment à la repeupler, &
a diminué de beaucoup la circulation des domestiques & des paysans ambulans,
par la commodité que tous les dom Garcies & les dom Pèdres,
ont eu de trouver des serviteurs stables.
Une des raisons du peu de soin que l'on a en Espagne de la culture des
terres, qui la plûpart sont en friche, ou très-malentretenues, c'est la grande
quantité de moines, dont ce pays abonde plus qu'aucun autre. C'est ici où l'on
peut dire, qu'ils sont dans leur fort. Les prêtres, depuis un nombre d'années,
sont en droit dans ce pays, sous le prétexte d'accusation de judaïsme, de
sortilége, de blasphême ou de quelqu'autres crimes qui regardent le tribunal de
l'inquisition, de perdre tous ceux qui osent leur déplaire, & de les faire
mourir dans les supplices. Quiconque ose vouloir ne point fléchir les genoux
devant l'idole monacale, est livré aux mains des bourreaux. Mais ce n'est point
ici le lieu de t'entretenir des cruautés de l'inquisition. Je t'écrirai dans une
autre lettre toutes les horreurs que j'en ai apprises. Une chose surprenante,
c'est que, si les Espagnols n'avoient point cette barbare inquisition, ils n'en
seroient pas moins soumis aux moines. Ils ont pour eux une ridicule vénération,
qui semble être une idée innée dans leurs ames. Il est vrai qu'aujourd'hui le
ministère sage & éclairé, s'oppose assez à cette coutume mais le mal est si
enraciné, qu'il est inguérissable.
[Pages d120 & d121]
Le duc de Medina-Coeli, premier ministre de Charles II. ne trouva point
d'affaire, dans tout son ministère, qui lui donnât plus de peine à conduire, que
celle du changement de confesseur du roi. A peine ce duc en avoit-il mis un en
place, qu'il étoit obligé de l'ôter. En cinq ans, ce monarque eut sept
confesseurs. Il n'y en eut aucun, qui ne caballât & ne brouillât les
affaires.
La vénération que les Espagnols ont pour les moines est si grande,elle est si
aveugle, qu'elle leur fait prendre la défense des forfaits les plus inouis. Ils
punissent même ceux qui veulent en arrêter le cours en touchant aux priviléges
monacaux; & le rang le plus élevé n'a pû mettre à l'abri ceux qui ont osé le
tenter.
Un moine du royaume de Valence, pays peuplé de meurtriers, de voleurs &
d'assassins, après avoir quitté son couvent, se mit à la tête des bandits qu'on
nomme Bandeleros. Il se distingua parmi eux par plus d'une mauvaise
action. Mais dans le moment qu'il venoit de commettre un assassinat, on le prit
les armes à la main. Toute la théologie de l'école ne put lui fournir des
argumens pour pallier son crime. Une personne de bon sens qui croyoit qu'il
falloit faire un exemple conseilla au vice-roi de faire pendre le moine sur le
champ. Ce gouverneur en avoit une grande envie; craignant cependant le pouvoir
monacal, il fit assembler quatre religieux de différens ordres, & leur
ordonna de lui dire leurs sentimens. Il y en eut deux, qui citerent tous les
docteurs Espagnols, & prétendirent que le moine ne pouvoit être jugé sans
que le pontife fût instruit de son affaire. Les deux autres religieux, oubliant
par une espéce de miracle, le vénérable habit de S. François dont ils étoient
revêtus, & saisis d'horreur du meurtre que venoit de commettre leur
confrère, opinerent à le faire exécuter le plutôt qu'il seroit possible. Dans ce
conflit d'opinions, le vice-roi, croyant que le service du roi demandoit un
exemple prompt & sévère, suivit le parti qui lui sembloit le plus conforme à
la justice, & fit exécuter le criminel sur le champ.
[Pages d122 & d123]
Les ecclésiastiques, avertis qu'on alloit punir un moine qui méritoit d'être
roué, s'assemblerent en tumulte. Ils coururent, chez le pontife, qui entrant
dans leur sentiment, envoya dire au vice-roi de ne point passer outre. Celui-ci
se crut dispensé pour cette fois de l'obéissance filiale: il alla toujours son
grand chemin, & ne tarda pas d'un instant l'exécution du moine. Mais à peine
fut-elle achevée, que le pontife publia un interdit. A cette triste nouvelle, le
peuple se crut perdu: sa fureur lui fournit des armes; & il assiégea le
vice-roi, qui s'étoit réfugié dans son palais, Malheureux gouverneur,
crioient-ils: tu veux donc nous faire devenir noirs comme du charbon, &
secs comme du bois? Crois-tu que nous voulions être excommuniés à cause de toi?
Il faut que tu sois ou Juif ou Maure d'avoir osé faire un crime qui t'attire le
courroux du ciel. «Governador disgraciado, quieres que nos hagamos negros
come carbon, y secos come lena? Crees que saremos escomulcados por amor tuyo? Es
menester que eres Judio o Moro, por haver hecho un pecado por elqual el ciel te
amenasa.» Le vice-roi ne crut pas devoir répondre par des raisons à d'aussi
fortes que celles qu'avoit le peuple. Il prit le sage parti de se sauver de la
ville. La cour ayant été instruite de cette affaire, nomma pour l'examiner un
jésuite & un dominicain. Tu vois déja, mon cher Monceca, que le vice-roi
n'eut pas raison. Il fut rigoureusement châtié, pour avoir osé punir un
scélérat. On l'exila à vingt lieues de Madrid, & l'on en nomma un autre pour
remplir sa place.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & vis content & heureux.
De Madrid, ce...
***
LETTRE CIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il semble, mon cher Isaac, que l'air de la Hollande inspire de l'amour pour
la philosophie. Cette liberté, dont on y jouit, fournit à l'esprit mille idées
qui ne s'y présentent point ailleurs. Tout homme dans ce pays a le droit de
penser, de raisonner & de s'expliquer, sans qu'il risque ses biens ou sa
vie. Chacun peut servir Dieu à sa mode; & pourvu qu'on soit bon citoyen, on
est assuré d'être tranquille en ce pays.
[Pages d124 & d125]
La liberté de religion, dont on jouit dans ces provinces, n'y cause pas le
moindre trouble. Comme il n'en est aucune qui songe à tyranniser les autres,
tout le monde vit tranquille, & chacun suit ses opinions, mais quelle que
soit la diversité des sentimens des Hollandois, ils se réduisent tous à ce point
fixe:Ne contraignons point les autres, & ne soyons point non plus
contraints.
Ces peuples heureux sont véritablement humains, & attachés aux premiers
principes du droit naturel. Ils ne pensent pas que la différence de sentimens
doive occasionner la violence & la persécution. Ils laissent à Dieu le soin
d'éclairer les coeurs. Sous le prétexte spécieux de la foi & de la religion,
ils ne font point rougir l'humanité: & l'envie d'étendre leur croyance ne
leur fait pas mépriser le sang de leurs frères. Un homme, pour être Persan ou
Indien, en est-il moins homme? S'il est vertueux, pourquoi le bannir de la
société? Un Turc, un bonze, si l'on veut, rempli de candeur, est par-tout un
trésor inestimable; il doit être respecté par les personnes qui lui ressemblent,
à Amsterdam, comme à Constantinople, ou à Pékin.
Les Hollandois sont si pénétrés de ces maximes, qu'il est peu de religion
persécutée qui n'ait trouvé non-seulement un asyle, mais même une protection
réelle auprès d'eux. On pourroit penser que l'uniformité de croyance a excité
leur charité envers les réfugiés François. Je veux bien croire qu'elle y a eu
part; mais la haine qu'ils portent à la violence a suffi pour les déterminer à
assister les juifs Portugais contre la persécution de leurs tyrans. Les
Provinces-Unies ont reçu nos malheureux frères proscrits, & les ont mis à
couvert de la fureur des moines. Il est un nombre de nazaréens papistes, qui
doivent éternellement se louer de la bonté des Hollandois. Bien des auteurs
fameux, des gens de la première volée, que les coups de la fortune bannissoient
de leur pays, ont éprouvé le bon coeur des Hollandois.
Ce n'est point dans ce pays-ci, comme dans bien d'autres, où notre infortunée
nation semble n'être soufferte que pour être en proie à toutes les injures,
& épuiser les rigueurs de la fortune. Un juif à Amsterdam est un citoyen qui
jouit de tous les priviléges attachés aux autres religions: le cousin du pontife
Romain, le frère du premier baron luthérien, & le fils d'un évêque Anglican,
n'ont pas des droits plus grands en Hollande, que l'enfant du plus petit rabbin.
[Pages d126 & d127]
Dès qu'un homme a le bonheur d'être né citoyen de la république, il jouit de
tous les priviléges: il n'est soumis à personne, & ne reconnoît même le
magistrat que lorsqu'il est dans ses fonctions: ailleurs chacun est égal.
On peut donc dire justement, mon cher Isaac, que les juifs sont libres en
Hollande & en Angleterre, esclaves par-tout ailleurs, soit des nazaréens,
soit des musulmans. Nous sommes soufferts à Rome: nous y avons plusieurs
synagogues; mais quelles contraintes ne nous impose-t-on point? Par combien de
cruautés, de mépris & de travaux, ne nous fait-on pas acheter l'asyle qu'on
nous accorde? Plusieurs de nos frères m'ont assuré, que par une ordonnance d'un
pontife Romain (1), les juifs étoient obligés, dans cette ville, d'assister tous
les Samedis après-midi, jusqu'à un certain nombre, à un sermon nazaréen.
[(1) Grégoire XIII.]
Une troupe de moines se promenent dans l'église, armés de longues baguettes;
& lorsqu'un juif paroît n'être pas attentif, il est réprimandé & traité
comme un écolier qu'on envoye au catéchisme: la moindre marque de distraction
est punie de deux ou trois grands coups sur les épaules. Quelquefois les moines
visitent les oreilles de ceux qui assistent à ces sermons, dans la crainte
qu'ils ne se les bouchent avec du coton.
A quoi servent toutes ces mommeries, ou plutôt ces indignités? Les nazaréens
sont-ils assez insensés pour croire que c'est par de vaines déclamations qu'on
convainc l'esprit? Il faut, pour faire goûter la raison, avoir sçu prévenir le
coeur. Quand il seroit vrai, comme il ne l'est pas, qu'ils fussent dans le bon
chemin, la façon dure, violente & tyrannique, dont ils nous annoncent leurs
sentimens, nous empêcheroit de les accepter, & nous préviendroit contre une
religion qui veut agir souverainement, & convaincre par la force plutôt que
par la raison.
Les Hollandois, mon cher Isaac, sont bien éloignés de vouloir faire écouter
leurs prédicateurs à coups de baguettes. Contens de suivre les opinions qui leur
paroissent les plus vraisemblables, ils sont aussi peu embarrassés de la
croyance de leurs voisins, que de leurs affaires domestiques, dont ils ne
s'informent jamais.
[Pages d128 & d129]
Un homme dans ce pays est roi despotique chez lui: il ordonne en maître. Il
ne craint ni qu'on vienne lui demander ce qu'il fait, ni même qu'on s'en
informe; excepté qu'on ne soupçonnât qu'il agit contre l'état ou le bien de la
société.
De la liberté dont jouissent tous les Hollandois, naît l'amour de la patrie.
Chaque particulier la regarde comme une bonne mere, dont il doit conserver les
priviléges. Ces sentimens sont si gravés dans leurs coeurs, que rien ne peut les
en effacer: & comme il n'y a presque point de moines en Hollande, &
qu'ils n'y ont aucune autorité, il y a apparence que la tranquillité durera
éternellement dans la république. La différence de religion n'y est point à
craindre. Les Hollandois ont trop de bon sens pour troubler jamais la
république; afin de défendre les opinions de quelques docteurs, ils leur
permettent de faire des livres tant qu'ils veulent. Quand ils sont bons ou
amusans, ils les lisent. Quand ils ne valent pas grand chose, ils les laissent
pourrir en paix chez les libraires.
De la liberté qu'ont les sçavans de pouvoir disputer tout à leur aise,
s'ensuit un nombre de croyances ou de religions diverses; toutes pourtant
nazaréennes au fond; mais différentes entre elles dans certains points.
Peut-être ne seras-tu pas fâché, mon cher Isaac, que je te fasse un détail
abrégé de quelques-unes de ces différentes sectes.
Une des plus considérables est celle des Arminiens. Ce nom lui a été
donné à cause d'Arminius, professeur en théologie à Leyde. Elle ne
différe de la croyance des réformés que sur les matières de la grace & de la
prédestination.
Les anti-trinitaires, ou Ariens modernes, ont renouvellé les
opinions de ce fameux Arius, qui, sous Constantin, fit tant de bruit
parmi les pontifes nazaréens. Ses sentimens, après deux cent ans de triomphes,
& treize cent d'oubli, renaissent aujourd'hui, & ont été soutenus de nos
jours par de très-habiles gens, surtout en Angleterre. Le docteur Clarke,
sçavant Anglois, a écrit plusieurs ouvrages pour prouver la validité & la
vérité de cette doctrine: & le célèbre Newton passe pour être mort
arien. Si j'étois nazaréen, j'aurois peine à comprendre comment pendant plus de
treize siécles il n'y a plus eu personne à qui la vérité fût connue.
[Pages d130 & d131]
La secte des Quakres est une des plus extraordinaires. Elle n'a ni
prêtres ni culte. Ceux qui sont dans cette croyance ne sont point baptisés comme
les nazaréens, ni circoncis comme les Juifs & les Turcs. Toutes leurs
cérémonies religieuses consistent à écouter, lorsqu'ils sont assemblés, celui
qui fait un sermon. C'est le hazard qui donne le prédicateur. Le premier qui
croit être inspiré, soit femme, soit homme, débite tout ce qu'il pense que
l'esprit lui fournit: on l'écoute attentivement. Les femmes ont grand soin de se
cacher le visage avec leurs éventails; & les hommes sont couverts de larges
chapeaux, qui leur donnent un air excessivement morne & sérieux. Les Quakres
sont peut-être de tous les nazaréens les seuls véritables philosophes. Ils ne
donnent jamais à personne le titre de monsieur, encore moins de votre
altesse, ou de votre majesté. Ils prétendent que tous ces mots ont
été inventés par l'orgueil humain, & qu'il est ridicule d'appeller des vers
de terre votre éminence, votre sainteté, votre excellence, &c; &
pour éviter de tomber dans ce cas, ils tutoyent même les princes & les rois.
Ils disent pour leurs raisons, qu'un seigneur n'est pas double, & que
tu lui sied beaucoup mieux que vous, accompagné ordinairement de
quelques termes fastueux, & qu'il ne mérite point. Ils sont vétus d'une
manière très-simple: leurs habits n'ayant ni plis ni boutons, afin que ce soit
pour eux un avertissement continuel d'être plus vertueux que les autres hommes,
dont ils ont rejetté l'inutile & criminelle parure. Ils ne font jamais de
sermens: ils disent qu'il est affreux de prostituer le nom du très-haut dans les
débats des misérables mortels; & qu'un homme qui suit la vertu, ne doit
jamais affirmer la vérité que par un oui ou un non.
Je t'avouerai, mon cher Isaac, que je ne sçaurois assez louer cette coutume
des Quakres. Les sermens sont vains & superflus, & ne servent de rien.
Chez les hommes, le fourbe ne craint point de se parjurer; & le galant-homme
doit être cru sur sa parole. Je ne sçais si tu connois ce beau passage d'un
auteur tragique de ce siécle,
Laisse-là les sermens,
S'ils faisoient dans les coeurs naître les
sentimens,
Je t'en demanderois. Mais quelle est leur puissance?
Le vice
les trahit, la vertu s'en offense.
Il suffit entre nous de ton devoir, du
mien,
Voilà le vrai serment, les autres ne sont rien. (1)
1) Houdart de la Motte, dans la tragédie de Romulus, acte V. scene I.]
[Pages d132 & d133]
La dernière vertu des Quakres est de n'aller jamais à la guerre, & de ne
pouvoir verser du sang, sous quelque prétexte que ce soit. Ils disent que la
gloire des conquérans est une fureur digne d'un enragé. Ils gémissent des
meurtres que font les autres hommes, & qu'ils colorent du nom de courage,
de grandeur d'ame, de magnanimité, ou d'amour de la patrie. Ils ajoutent
que, si tous les hommes étoient Quakres, contens de posséder ce qu'ils ont,
& soigneux d'en faire part aux malheureux, ils n'iroient point comme les
loups affamés, déchirer & mettre en piéces des gens qu'ils n'ont jamais ni
vûs ni connus, & qui souvent ne leur ont fait aucun tort.
La secte des Anabatistes, ou plutôt Mennonites, ainsi nommés
d'un prêtre Frison, appellé Mennon, est à peu près la même que celle des
Quakres, excepté le tremblement que ces derniers affectent, lorsqu'ils reçoivent
les prétendues influences de l'esprit saint; & le baptême & la cène que
les Mennonites administrent dans l'âge de raison, & dont les Quakres
ne font aucun usage.
Les Rhinsbourgiens, ainsi nommés du village de Rhinsbourg, près
de Leyde, où ils s'assemblent tous les ans le lendemain de la Pentecôte, sont
sortis d'entre les Arminiens; mais ils ont adopté plusieurs opinions des Ariens,
des Quakres, des Anabatistes, &c, & leur religion est un composé de
quelques opinions de toutes les sectes nazaréennes.
Les Hébraïsans sont une espéce de juifs nazaréens. Ils
regardent comme un article de foi la connoissance parfaite de la langue
Hébraïque. Il y a grand nombre de femmes dans cette secte: aussi Dieu sçait le
beau carillon des assemblées de ces Hébraïsans. Elles ont un air de tulmute
& de dissipation qui n'inspire guère la piété.
Ces différentes religions, mon cher Isaac, contiennent toutes un petit nombre
d'honnêtes-gens, remplis de probité & de candeur, qui croient que le culte
dans lequel ils la servent avec zèle & ferveur, est le plus agréable à la
divinité. Penses-tu qu'ils soient un jour précipités dans les ténébres parce
qu'ils ne sont nés de la race de Jacob? Ne leur aura-t-il servi de rien d'avoir
suivi la loi de la nature, qui fut la premiere que les hommes pratiquerent,
& les lumières de leur conscience?
[Pages d134 & d135]
Après n'avoir reconnu qu'un Dieu unique, & n'avoir fait que du bien à
leur prochain dans ce monde, seroient-ils éternellement malheureux dans l'autre?
Et parce qu'ils n'ont pas cru qu'il fût nécessaire au salut d'être juif, la
divinité pourra-t-elle se résoudre à punir des créatures qui auront été
vertueuses? Nos rabbins nous le disent, & assurent que ce mystère passe nos
connoissances. Mais faut-il absolument les en croire?
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux d'être né
juif, ne condamne pas légèrement les autres.
D'Amsterdam, ce...
***
LETTRE CIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte autrefois rabbin de
Constantinople.
La différence des sectes qu'on voit en Hollande, m'a fait faire de sérieuses
réflexions sur la force des préjugés. J'ai examiné avec attention combien il est
difficile aux hommes de connoître les défauts de la religion dans laquelle ils
ont été élevés, quelques sensibles qu'ils soient à ceux qui sont dans une autre
croyance.
L'opinion qu'une personne conçoit dans sa jeunesse, de ce qu'elle appelle
principes de foi, est si forte & a tant de pouvoir sur elle, qu'elle reçoit
sans peine des sentimens directement opposés les uns aux autres, & également
ridicules, sans qu'elle s'apperçoive de cette étonnante contrariété. Notre
esprit, dit Cicéron, familiarisé aux objets qui le frappent journellement
ne s'étonne point des choses qu'il voit, & ne songe pas à en chercher les
causes. (1)
[(1) Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque
requirunt rationes earum rerum quas semper vident._ Cicero nat. Deorum, lib. 2.
cap. 38.]
Les hommes tiennent la même conduite dans ce qui regarde leur religion; ils
sont accoutumés, dès la plus tendre jeunesse, à recevoir certaines opinions;
& quelques extraordinaires qu'elles dussent leur paroître, lorsqu'ils ont un
certain âge, ils n'en sont point frappés. Ils se sont si fort familiarisés avec
elles, ils ont pris une si ferme coutume de les regarder comme des principes,
qu'ils en viennent jusqu'à croire aveuglement des choses opposées à la lumière
naturelle; & si par hazard leur esprit avoit quelque doute, loin de se
prêter à l'éclaircir, ils aideroient eux-mêmes à leurs préjugés, &
chercheroient des raisons pour les fortifier.
[Pages d136 & d137]
Ce qui perpétue les erreurs chez la plûpart des hommes, c'est la croyance
ferme qu'ils ont de certaines opinions fausses, qu'ils regardent comme des
principes si certains, qu'ils ne veulent pas même les examiner. Ils croiroient
faire un crime, s'ils les mettoient en doute un seul instant. Or il faut
nécessairement que la plus grande partie des opinions, qui découlent de ces
principes faux, se ressentent du vice de leur source. Un fanatique qui prend
pour un principe évident, que lui ou son docteur, sont immédiatement inspirés du
ciel, ne fait plus de difficulté de recevoir comme des révélations de Dieu,
toutes les chimères que produisent son cerveau dérangé, & son imagination
échauffée. Ils tirent même des conclusions qui paroissent justes: Je suis
inspiré, dit-il; l'esprit qui m'inspire étant Dieu même, ne sçauroit me
tromper. Tout ce qui m'est inspiré est donc véritable. C'est en vain qu'on
veut lui montrer le ridicule des choses qu'il prétend lui avoir été inspirées.
Il en revient toujours à son argument; si l'on veut attaquer le principe sur
lequel il se fonde, il cesse sur le champ de disputer, & regarde celui qui
nie la réalité de son inspiration, comme un homme qui ne voudroit point avouer
que deux & deux font quatre, & qui refuseroit de se prêter aux choses
les plus évidentes.
Les préjugés dans lesquels sont les hommes en général, en faveur des faux
principes dont ils ont été imbus, les rendant incapables d'être touchés des
probabilités les plus apparentes & les plus convaincantes dans les choses
qui sont contraires à ces principes, on ne doit point s'étonner, mon cher Isaac,
de l'opiniâtreté qu'on apperçoit dans les partisans des diverses sectes. Il est
peu de gens qui aient un génie assez supérieur pour pouvoir s'élever jusqu'au
point de vaincre les impressions de la jeunesse qui se sont fortifiées avec le
tems, & qui veuillent porter le flambeau de la vérité au milieu d'un amas
d'erreurs qu'ils sont accoutumés à regarder comme sacrées. Les religions les
plus absurdes ont été suivies par les plus grands hommes. L'esprit humain
pouvoit-il rien produire d'aussi extravagant que l'idolâtrie? Cependant combien
de génies de la première classe n'ont-ils pas été plongés dans l'horreur &
la folie du paganisme?
[Pages d138 & d139]
S'ils avoient voulu réfléchir un instant sur les premiers principes de leur
croyance, ils en eussent bien-tôt connu le ridicule; mais comme ils étoient
accoutumés dès leur tendre enfance à les regarder comme des vérités reçues
généralement, ils n'étoient plus frappés par les absurdités qui en découloient
naturellement.
Je sçais, mon cher Isaac, que bien des sçavans soutiennent aujourd'hui que de
tous les grands hommes de l'antiquité, aucun n'a été persuadé de la pluralité
des dieux: mais comment peuvent-ils apporter pour preuves de simples conjectures
contre les témoignages qui subsistent dans les écris qui nous restent, & qui
marquent si clairement quel a été le sentiment de leurs auteurs? Cicéron, qu'on
cite pour un des philosophes payens les plus persuadés de l'existence de la
divinité, se sert de l'argument des idées innées, & de celui du consentement
général pour prouver qu'il y a plusieurs dieux. Puisqu'il n'y a point de loi
ni coutume, dit-il, qui ait annoncé aux hommes l'existence des dieux, il
faut que cette idée soit comme innée avec eux; il faut même que l'existence de
ces dieux soit réelle, étant nécessaire qu'une chose soit véritable lorsqu'elle
est reçue du consentement général de tous les peuples. (1)
[(1) Cum enim non instituto aliquo, aut more, aut lege, sit opinio
constituta maneatque ad unum omnium firma consensio, intelligi necesse est esse
Deos; quoniam insistas eorum, vel potius innatas cogitationes habemus. De quo
autem omnium natura consentit, id verum esse necesse est. Esse igitur Deos
confitendum est. Cicero de nat. Deorum. lib. pag. 68.]
Pense-tu, mon cher Isaac, qu'un homme qui raisonne de cette sorte, soit
persuadé d'une seule divinité? Comment cela pourroit-il être; puisque l'argument
dont il se sert pour prouver l'existence de plusieurs dieux, est contraire à
celle d'un seul? Car si le consentement que donnent tous les peuples à une
chose, étoit véritablement une marque de sa vérité, il s'ensuivroit qu'il y a eu
pendant un tems un grand nombre de dieux, puisque toutes les nations de la terre
ont été plongées, plusieurs siécles de suite dans l'idolâtrie, & qu'il n'y
avoit que les seuls Israélites, qui à peine formoient un point dans le monde,
qui connussent le vrai Dieu.
[Pages d140 & d141]
On a donc peu de raison de vouloir soutenir qu'il est impossible que des gens
qui avoient du génie & de la science, pussent être aveuglés pour croire la
religion payenne. Dès qu'on fera attention à la soumission qu'ont les hommes
pour les premiers préjugés qu'on leur donne dans l'enfance, & qu'on
examinera le pouvoir qu'ont sur eux certaines opinions qu'ils regardent comme
des principes sûrs, on ne sera plus surpris qu'ils en aient admis toutes les
suites absurdes qui en découloient. Il est vrai qu'il y a eu quelques
philosophes qui ont rejetté les ridiculités qu'on tiroit de la multiplicité des
dieux. Ils ont compris qu'il étoit impossible que des extravagances pareilles
eussent rien de commun avec la divinité; mais il paroît pourtant que la force
des préjugés a agi sur eux, & qu'en rejettant les suites des principes, ils
ont pourtant eu pour les principes une déférence aveugle, dont il ne leur a pas
été permis de se défaire. Les additions, dit Aristote, que l'on a
faites à la nature divine, ne sont que des fables accommodées à la portée des
hommes. Nous sçavons qu'il y a des dieux, & que leur essence est divine.
Tout ce qu'on débite davantage sur eux sont des fictions inventées pour le bien
de la société. C'est par ce principe qu'on a fait ressembler les dieux,
non-seulement aux hommes, mais même aux animaux. (1)
[(1) Tradita autem sunt quaedam à majoribus nostris, & admodum
antiquis, ac in fabulae figura posterioribus relicta, quod hi dii sint
universumque naturam divinam contineant. Caetera vero fabulose ad multitudinis
persuasionem, & ad legum, ac ejus quod conferat opportunitatem jam illata
sunt. Hominis formis namque ac aliorum animalium nonnullis similes eos dicunt,
an alia consequentia, similia iis quae dicta sunt. Aristot. métaphys. lib.
12. cap. 8. Pag. 744]
Considère, mon cher Isaac, qu'Aristote, en condamnant les chimères qu'on
débitoit sur les dieux donne la pluralité de ces mêmes dieux comme une vérité
reconnue, & comme un principe incontestable. Quelque absurde, & quelque
impie que fût cette croyance, elle étoit si généralement reçue des Grecs, &
des Grecs les plus relevés en dignités, qu'il en coûta la vie à Socrate pour
avoir osé soutenir l'unité de la divinité. C'est sans doute la crainte de
blesser l'opinion de la pluralité des dieux, qui porta Epicure à leur accorder
l'existence que lui & ses disciples leur refusoient dans le fond de leur
coeur.
[Pages d142 & d143]
Quelque ridicule qu'il fût d'admettre des dieux, & de les priver de tout
pouvoir, c'en étoit assez pour ne point révolter des esprits qui auroient
regardé comme un attentat de toucher à leurs premiers principes.
C'est donc dans la profonde vénération que tous les hommes ont pour les
premiers sentimens qu'on leur inspire dans leur jeunesse, qu'il faut chercher la
durée des religions & l'entêtement de ceux qui les professent. C'est-là la
raison qui les porte à vouloir soutenir les erreurs qu'ils suivent & qu'ils
défendent, par la liaison qu'elles ont avec d'autres erreurs, auxquelles ils
donnent le nom de principes. Ainsi l'on ne doit point s'étonner de voir de
grands hommes dans toutes les différentes croyances, s'attacher à vouloir en
démontrer la vérité, être persuadés de celle dans laquelle ils vivent, &
condamner hautement toute les autres qui lui sont opposées, Un Quakre peut
raisonner parfaitement juste dans tout ce qui ne regarde point le Quakérisme.
Comme dans les choses étrangères à sa religion, il examine les principes sur
lesquels il veut se fonder, il n'est pas plus sujet à errer qu'un autre homme.
On auroit tort d'objecter qu'il est impossible qu'une personne qui fait usage
de sa raison dans le cours ordinaire des choses de la vie, puisse être assez
prévenu pour croire les absurdités de quelques religions modernes; & qu'il
faut que ceux qui les professent n'en soient que médiocrement persuadés,
lorsqu'ils ont du génie. Pour être convaincu qu'il n'est point de croyance,
quelque absurde qu'elle soit, qui ne puisse être crue, on n'a qu'à examiner les
ridiculité de la payenne: & puisqu'on verra que de grands hommes ont cru la
pluralité des dieux, un juif, quelque zélé qu'il soit, ne s'étonnera plus que
Newton fut Arien (1), Arnaud & Pascal papistes, Limbourg Arminien, Claude
réformé, Barclai Quakre, & Galenus Anabaptiste.
[(1) Voyez la lettre VII. sur les Anglois, par M. de Voltaire.]
Tous ces sçavans n'ont rien cru d'aussi absurde & d'aussi contraire à la
lumière naturelle que la pluralité des dieux. Il faut que la force des préjugés
& la vénération que les hommes ont pour les opinions, qu'ils regardent comme
les premiers principes, soit une chose qui ait un pouvoir bien despotique sur
leur coeur, pour ne leur avoir pas permis de reconnoître leur aveuglement.
[(1) Voyez la lettre VII. sur les Anglois, par M. de Voltaire.]
[Pages d144 & d145]
Personne, n'a mieux dépeint la folie & l'extravagance du paganisme qu'un
ancien docteur nazaréen appelle Arnobe. Il fait voir, d'une manière aussi
sensible qu'éloquente, l'embarras que devoit produire l'égalité des offrandes
faites aux dieux par deux peuples ennemis. Il falloit, dit-il, qu'en
ce cas-là les dieux ne sçurent quel parti prendre, & qu'ils se tinssent
neutres; qu'ils fussent ingrats aux deux partis, ou qu'ils renversassent d'une
main ce qu'ils bâtissoient de l'autre. (1)
[(1) Quid si populi duo hostilibus dissidentes armis, sacrificiis paribus
superorum locupletaverint aras, alterque in alterum postulent vires, sibique ad
auxilium commendati, nonne iterum necesse est credi si praemiis sollicitantur ut
prosint, eos partes interutrasque debere haesitare, defigi nec repererire quid
faciant, cum suas intelligant gratias sacrorum acceptionibus obligatas? Aut enim
auxilia hinc & inde praestabant, id quod fieri non potest, pugnabunt enim
contra ipsos seipsi, contra suas gratias voluntatesque nitentur: aut ambobus
populis opem subministrare cessabunt; id quod sceleris magni est post impensam
acceptamque mercedem. Arnobius adversus gentes, lib. 7. pag. 219. &
seqq.]
C'est ce qu'on disoit être arrivé lors du siége de Troye, où les dieux
n'ayant pû s'accorder entr'eux, & déterminer ceux qu'ils favoriseroient,
embrasserent, après s'être divisés, la querelle des Grecs & des Troyens.
Vénus fut blessée pour avoir voulu mal-à-propos se mêler au milieu des combats,
elle qui étoit faite pour gouverner les plaisirs & les graces dans Phaphos
& dans Cythère. Ce n'étoit pourtant pas-là un des plus deshonnêtes emplois
de cette déesse: elle en avoit d'autres, qui auroient fait rougir une femme qui
eût eu la moindre pudeur. Aussi un ancien pontife nazaréen reproche-t-il aux
philosophes, que, pour bien élever la jeunesse, il ne falloit pas lui
proposer l'exemple des divinités qu'on adoroit, mais celui des hommes sages
& vertueux. (1)
[(1) Nihil homines tam insociabiles reddit vitae perversitate, quam
illorum Deorum imitatio, quales describuntur & commendatur litteris eorum.
Denique illi doctissimi viri, quem rempublicam civitatemque terrenam, qualis eis
esse debere videbatur, magis domesticis disputationibus requirebant, vel etiam
describebant, quam publicis actionibus instituebant, atque formabant; egregios
atque laudabiles, quos putabant, homines potius, quam Deos suos, imitandos
proponebant erudiendae indoli juventutis. August. Epist CCII. pag. 864.]
[Pages d146 & d147]
Puisque des personnages si éclairés, si sçavans, & dont les ouvrages
depuis tant de siécles font encore l'admiration des gens de lettres, ont cru
l'existence d'un nombre de dieux & de dieux aussi imparfaits: avoue de
bonne-foi, mon cher Isaac, qu'il est peu de mortels qui soient assez heureux
pour vaincre entièrement tous les préjugés, & qu'on ne doit point s'étonner
de trouver des gens d'un génie supérieur être persuadés des plus absurdes
religions.
Remercions donc Dieu de nous avoir fait naître dans celle de Moyse; &
appliquons-nous sincèrement à en bien remplir tous les devoirs,
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & ne néglige plus de me donner de tes
nouvelles.
D'Amsterdam, ce...
***
LETTRE CV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
J'ai tâché de te donner une idée des Hollandois en général. Je vais te dire à
présent ce que j'ai remarqué de plus particulier. La populace dans ce pays,
ainsi que je te l'ai écrit dans mes lettres précédentes, est brutale, &
souvent insolente. Il est, dit un auteur moderne, difficile de la
réduire à changer. On peut faire des loix qui ordonnent de servir l'état, &
de payer des impôts:mais on n'en fait point sur la politesse; & tout ce qui
n'a pas force de loi, n'oblige en rien les Hollandois. Une espéce d'égalité
qu'il faut qu'il y ait dans les républiques, est en partie la cause de
l'insolence du peuple. Un seigneur des états-généraux, dont le carrosse
rencontre en chemin le chariot d'un paysan, doit se ranger ainsi que le manant;
il faut que tous les deux aient la moitié de la peine. Ses valets se garderoient
bien d'insulter le charretier, & encore moins de le battre. Il est citoyen
de la république; & ne reconnoît le magistrat que lorsqu'il est dans ses
fonctions, ailleurs chacun est égal. (1)
[(1) Mémoires du marquis d'Argens, pag. 291.]
Je ne sçaurois te donner de meilleures raisons pour justifier les magistrats
contre l'accusation qu'on leur fait dans les pays étrangers, de souffrir &
d'autoriser quelquefois les insolences du bas-peuple.
[Pages d148 & d149]
La liberté entraîne après soi une certaine fierté, qui, chez les hommes qui
n'ont point assez de génie pour ne pas abuser de leur bonheur, dégénère souvent
en insolence. Mais quelques défauts que la brutalité du bas-peuple cause dans la
société civile, ils sont peut-être moins considérables que ceux qu'entraîne
après soi le pouvoir despotique. Car si l'on ne peut rien s'imaginer de moins
sage, & de plus insolent, que la multitude, il faut aussi avouer, qu'il
n'est rien de plus risqueux & de plus incertain, que le bien d'un état où il
est permis à un seul de faire impunément toutes choses à sa fantaisie. Le rang
dans lequel un souverain despotique se trouve élevé, ne contribue pas peu à
corrompre ses moeurs, & à le dépouiller des bonnes qualités qu'il peut avoir
reçu de la nature. L'insolence, dit Hérodote (1), naît des biens &
des prospérités présentes; & quiconque a ces deux vices, a tous les vices
ensemble.
[(1) Histoire d'Hérodote, liv. 3, pag. 216.]
Dans quels malheurs un état gouverné par un mauvais prince n'est-il pas
plongé? De quels maux n'est-il point la proie? Qu'on mette dans la balance le
risque d'avoir un souverain qui oublie d'être le pere de ses sujets, ou
l'incommodité de l'orgueil & de la fierté du bas-peuple: l'on verra qu'un
mal vaut bien l'autre; & que lorsqu'on considère la forme des différens
gouvernemens, il est aisé de s'appercevoir, qu'il y a dans tous le moins bon
& le moins mauvais; & que ce qu'il y a de plus raisonnable & de plus
sûr, c'est d'estimer celui où l'on est né le meilleur de tous, & de s'y
soumettre. (1)
[(1) La Bruyere, caractères ou moeurs du siécle, pag. 453.]
Si les François, les Espagnols, les Allemands, &c, reprochent aux
Hollandois les privilèges trop étendus qu'ils ont accordés au bas-peuple;
ceux-ci peuvent en revanche leur reprocher bien d'autres choses aussi incommodes
dans la vie civile, & souvent plus à craindre.
On peut diviser les Hollandois en quatre classes.
Le menu peuple, dont je viens de te parler, forme la première.
La seconde est composée par les marchands & les bourgeois. Ce sont des
gens occupés de leur négoce & de leurs affaires domestiques, francs, bons
amis, attentifs à conserver leurs droits & leurs biens, sans vouloir
empiéter sur ceux des autres. Ils ont un air froid & peu prévenant, qui ne
fait aucune impression sur ceux qui les connoissent. Le climat, ou bien un reste
de moeurs Espagnoles, cause ce flegme, qui ne diminue rien du bon coeur des
Hollandois.
[Pages d150 & d151]
La troisiéme classe contient les patriciens, c'est-à-dire, ceux qui
occupent les charges de la magistrature. Ils vivent dans une simplicité qui les
met à couvert de l'envie de leurs concitoyens. L'ostracisme des Grecs (1)
deviendroit inutile en Hollande.
[(1) Bannissement de dix ans, auquel les Athéniens condamnoient ceux de leurs
citoyens qui étoient trop puissans.]
Les magistrats, satisfaits d'être utiles à leur patrie, & d'être
considérés par leurs compatriotes, ne cherchent point à s'acquérir leur estime
par des prodigalités & par des présens toujours contraires au bien de la
liberté publique, mais par leur exactitude à remplir leurs fonctions, & par
leur attention à maintenir le bon ordre & l'union si nécessaire à la
tranquillité de la république.
La quatriéme classe est composée des nobles qui sont en très-petit nombre. Tu
seras peut-être surpris, mon cher Isaac, d'entendre dire que les nobles forment
un état distinct en Hollande. La plus grande partie des gens qui habitent les
pays voisins de celui-ci, se figurent que la noblesse y est entièrement éteinte,
ou qu'elle n'y a plus aucune prérogative depuis l'établissement de la
république. C'est une erreur. Lorsque les Hollandois changerent de gouvernement,
ils conserverent aux nobles, qu'il y avoit pour lors chez eux les mêmes
privilèges qu'ils avoient eus sous les ducs de Bourgogne & sous
Charles-Quint. Ces priviléges sont si considérables, que leur collège, composé
de huit membres, a droit de députer dans les divers collèges souverains. Il est
vrai que leur nombre est très-petit, & que les provinces de Frise & de
Gueldre en ont beaucoup davantage. Ces nobles n'ont, ni la pétulance des
petit-maîtres François, ni la fierté des barons Allemands, ni l'air rogue &
dédaigneux des seigneurs Anglois. Ils s'acquittent avec beaucoup d'honneur, de
franchise, & de simplicité des charges qui leur sont confiées. En un mot, il
seroit à souhaiter que la noblesse eût par toute l'Europe les mêmes moeurs,
& la même façon de penser. Combien de petits tyrans ne verrions-nous pas de
moins dans le monde?
[Pages d152 & d153]
Je t'avoue, mon cher Isaac, que si le ciel m'avoit laissé en naissant la
permission de choisir ma patrie, je serois né Hollandois ou Vénitien. Je sçais
qu'il y a beaucoup de différence entre le gouvernement de ces deux peuples. Mais
je sçais aussi, que par des buts différens, ils vont tous les deux au même
endroit, & visent au même point, cherchant à rendre l'homme libre &
heureux. La république de Venise agit envers ses citoyens comme une mere tendre,
mais sévère, qui veut accabler ses enfans de bienfaits, & qui cependant
jalouse de son autorité, ne leur permet point de pénétrer dans ses desseins.
C'est ainsi que les nobles Vénitiens en agissent envers les bourgeois (1) &
le peuple.
[(1) Cittadini.]
La république de Hollande, au contraire, est une mere complaisante, qui ne se
regarde que comme une soeur, qui ne décide rien sans prendre conseil de ses
enfans, & qui pour bannir toute sorte de jalousie, a établi entr'eux une
entière égalité; ensorte qu'elle ne craint point que les villes les plus
considérables empiètent sur celles qui leur sont inférieures. Elle a prévû tous
les inconvéniens qui pouvoient naître de l'ambition de primer: & c'est sur
une parfaite égalité qu'elle a établi le bonheur de ses peuples. Dans l'article
II. de la célèbre union d'Utrecht, il est dit, que toutes &
chacune des seigneuries doivent garder inviolablement leurs franchises,
immunités, droits & coutumes, reçus de leurs ancêtres.
Comme aucune ville n'est assujettie à l'autre, on ne peut rien décider des
affaires générales, dans une province, que du consentement unanime de toutes les
villes qui la composent: & dans les états-généraux, que de l'aveu des sept
provinces. Ce gouvernement paroît d'abord être sujet à des longueurs
préjudiciables & fâcheuses. Il est vrai qu'il a quelques inconvéniens: mais
aussi faut-il avouer que ces inconvéniens font en partie la sûreté de l'état,
& le lien qui le tient uni & qui conserve l'harmonie de toutes les
parties. D'ailleurs, le nombre d'habiles gens entre lesquels passe une affaire,
ne sert pas peu à la dépouiller de tout ce qui pourroit éblouir & tromper
l'esprit. Un prince ne voit presque jamais que faiblement les choses,
très-souvent ne les voit-il que par les yeux de son ministre.
[Pages d154 & d155]
Si les délibérations qu'il prend dans son conseil sont promptes, elles n'en
sont pas plus sûres: un peu de lenteur ne sied pas mal dans des affaires d'où
dépend le salut de l'état. Je n'ignore pas qu'il n'en faut pas trop. Mais quand
il seroit vrai, que le gouvernement Hollandois auroit quelques longueurs
nuisibles, ce défaut est réparé par tant d'autres avantages, que je crois, que
parmi les états bien policés & conduits sagement, il doit tenir un rang des
plus distingués.
Un avantage qu'on retire de la nécessité de consulter toutes les villes dans
les affaires considérables, c'est la contrainte & la dépendance, dans
laquelle les états-généraux qui représentent le corps de la nation, sont à
l'égard de leurs principaux, sans l'aveu desquels ils ne sçauroient agir:
ensorte que, quoiqu'ils paroissent être l'ame de la république, ils n'en sont
cependant que l'organe. Ils ne peuvent faire, ni la paix, ni la guerre, ni
contracter de nouvelles alliances, ni augmenter les impôts, que du consentement
de toutes les provinces; & ces mêmes provinces ne peuvent rien que de celui
de leurs villes. Il est impossible dans un gouvernement réglé de la sorte, que
des particuliers mal intentionnés qui se trouveroient à la tête des affaires,
puissent jamais par leur ambition causer les troubles qu'on a vû arriver dans la
république Romaine, & dans bien d'autres républiques modernes, que le
pouvoir trop étendu, qu'elles attribuoient à des citoyens, a souvent exposées à
de très-fâcheuses conjonctures.
Il y a à Amsterdam un sénat perpétuel de trente-six personnes, qui ont le
droit d'élire les bourguemestres & les échevins: & ceux-ci disposent à
leur tour des emplois subalternes. Ils observent une si bonne régle dans ces
différentes distributions des charges, qu'il est impossible qu'un bourguemestre,
qui auroit plus d'ambition que ses collégues, pût s'arroger le droit de nommer
lui seul aux dignités, & de ne les donner qu'à ses créatures.
Le sénat d'Amsterdam n'a ni la majesté, ni la grandeur qu'avoit celui de
Rome. Mais les sujets qui le composent, n'ont ni la folle ambition, ni les idées
chimériques des anciens Romains. Attentifs à conserver les privilèges de leurs
concitoyens, à faire fleurir leur commerce, à leur procurer toutes sortes
d'aisances, à maintenir leur liberté, ils ne songent point à s'aggrandir par des
conquêtes. Tous les Hollandois pensent de même: ils se contentent des domaines
qu'ils possédent.
[Pages d156 & d157]
Ils cherchent à vivre en paix, non-seulement avec les puissances de l'Europe,
mais encore avec les peuples les plus barbares. Aussi les Sauvages, chez
lesquels ils ont établi des colonies, ont-ils trouvé des hommes dans les
Hollandois; pendant que les misérables Mexiquains & Péruviens n'ont
rencontré dans les Espagnols que des bêtes féroces, plus cruelles que des tigres
affamés de sang & de carnage.
Les Espagnols n'ont cimenté les colonies qu'ils ont formées, que par le
meurtre & la mauvaise-foi, tandis que les Hollandois n'ont établis les leurs
que par la douceur & l'humanité. Dans plusieurs endroits des Indes, les
peuples chez lesquels ils ont formé des établissemens, les regardent aujourd'hui
comme des dieux tutelaires, qui leur apportent mille choses utiles &
nécessaires au bien de la vie: & les Sauvages soumis aux Hollandois, se
ressentent de l'industrie & du commerce de cette laborieuse nation.
Quoique tout le monde soit généralement occupé du négoce à Amsterdam, on a
songé néanmoins à ce qui pouvoit y faire fleurir les sciences. Il y a une école
illustre où l'on enseigne à la jeunesse la théologie, les belles-lettres, la
philosophie & la médecine. Indépendamment de ce secours que trouvent les
jeunes gens qui veulent s'appliquer aux belles-lettres, il y a en Hollande &
dans les provinces voisines, plusieurs académies célèbres, du nombre desquelles
sont celles de Leyde, d'Utrecht, de Franeker, de Groningue, & de Harderwyck.
Ces académies sont remplies de gens de mérite, entre lesquels il y a plusieurs
sçavans du premier ordre.
Malgré l'attention des Hollandois pour le commerce, qui fait la base & le
fondement de leurs occupations, on ne peut cependant nier qu'ils aiment les
sciences. Aussi n'y a-t-il peut-être point d'endroit dans l'univers où il y ait
autant de libraires & d'imprimeurs qu'à Amsterdam. On m'a assuré, & je
n'ai pas de peine à le croire, qu'il y en a près de quatre cent. Tant
d'imprimeries & de librairies fournissent l'univers entier de bons & de
mauvais livres: l'on trouve ici grand nombre des uns & des autres. Il ne
manque pas non plus d'auteurs, sur-tout d'affamés & de mercénaires. Je
t'écrirai avec soin ce que je pourrai apprendre d'intéressant, tant sur eux que
sur leurs ouvrages.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux. Donne-moi
quelquefois de tes nouvelles. Depuis long-tems je n'en ai reçu aucune.
D'Amsterdam, ce...
***
[Pages d158 & d159]
LETTRE CVI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Dans mes lettres précédentes, je t'ai parlé du bas-peuple & des moines.
Dans celle-ci, je tâcherai de donner une idée des nobles & des seigneurs. En
général, la noblesse de ce pays-ci fait consister dans la fainéantise une partie
de ses privilèges. Un simple noble en Espagne est un homme sobre: belle qualité,
certes, si elle n'étoit occasionnée par la pauvreté ou par la fainéantise. Il
est fier, sérieux, ignorant, prévenu à l'excès en sa faveur, & en celle de
sa nation; méprisant toutes les autres, mais faisant l'honneur aux François de
les haïr: embrassant rarement le parti des armes: passant ses jours dans sa
ville ou dans son village, uniquement occupé à la lecture de quelques vieux
romans, des oeuvres de sainte Thérèse, ou de quelqu'autre visionnaire de
pareille espéce: enfin servilement soumis aux moines, & esclave-né des
femmes. Voilà le noble Espagnol. (1)
[(1) Sénéque, en disant qu'il n'y avoit que les bêtes qui pussent se
glorifier de leur paresse, a donné d'utiles leçons aux nobles Espagnols.
Heureux, s'ils pouvoient en profiter! Gloriari otio, iners ambitio est
animalia quaedam, ne inveniri possint, vestigia circa cubile ipsum confundunt.
Idem tibi faciendum est. Seneca, epist. LXVIII. Quelque vive que soit cette
ironie, elle convient parfaitement à un Espagnol. Lisant des romans pendant le
jour & jouant de la guitarre pendant la nuit, confiné dans son village,
inutile à sa patrie & à son prince, il ne lui manque, pour assurer cette
tranquillité, & cette vie fainéante,dont il est si idolâtre, que de trouver
le moyen de dérober sa retraite aux yeux de tous ceux qui pourroient l'en faire
sortir. Il faut qu'il imite ces animaux qui entourent leur demeure de tout ce
qui peut la cacher.].
Les grands d'Espagne ont encore plus de fierté & de hauteur que les
simples nobles. Ils luttoient autrefois avec leur souverain: mais Philippe V. né
en France, a pris sur la noblesse Espagnole cette autorité que les rois de
France ont sur la Françoise; & les grands d'Espagne sont soumis, ainsi que
les autres nobles. La fierté de quelques-uns étoit poussée si loin sous le regne
de Charles II. prédécesseur du roi d'aujourd'hui, qu'ayant fait jouer au palais
deux comédies pour se réjouir de sa convalescence, & défendu que personne,
sans exception, se mît sur le théâtre; le duc d'Ossone s'y plaça sur une pille
de carreaux, sans vouloir s'en ôter, lorsqu'on l'eût averti des ordres du roi.
[Pages d160 & d161]
Quelque que fût la vanité des grands d'Espagne, & quelque hauteur qu'ils
affectassent sous le regne passé, ils eurent plusieurs mortifications: mais la
plus grande fut celle qu'ils reçurent par l'élévation d'un nommé Valenzuela à la
grandesse. Ce Valenzuela avoit été page du duc de l'Infantade. Son maître étant
mort, il se trouva tout-à-coup sans protecteur, & si pauvre, qu'il devint
passante & corte, c'est-à-dire, homme vivant d'industrie. Par le
moyen d'un moine, il trouva le secret d'avoir une petite charge dans le palais.
Il étoit bien fait: & ayant du génie, il résolut de mettre ses talens à
profit. Il fit connoissance avec une Allemande nommée dona Eugenia, qui
possédoit la confiance de la reine. Il lui plut pour le moins autant qu'elle lui
plaisoit, & elle lui permit de la galantear: c'est le terme usité,
lorsqu'on s'attache à servir une dame du palais. Ces sortes de galanteries sont
si ordinaires, qu'on voit souvent des hommes mariés, qui ne font aucune
difficulté de rendre publiquement des soins à leurs maîtresses. Doria Eugenia ne
fut point insensible à ceux de son amant, & elle les récompensa par le don
de sa main. La fortune qui avoit résolu d'élever Valenzuela, ne borna point là
ses bienfaits. Elle lui fit avoir l'amitié de la reine régente, qui d'emploi en
emploi, le conduisit jusqu'à la premiere dignité du royaume, & le fit grand
d'Espagne de la premiere classe, avec la double clef.
Cette nouvelle fut un coup de foudre pour tous les seigneurs Espagnols. Leur
vanité en fut si blessée, qu'ils n'avoient pas la force de se plaindre de
l'outrage qu'ils croyoient qu'on leur faisoit. Ils s'entre-regardoient &
demeuroient muets. Ensuite faisant un effort sur eux-mêmes, ils ne disoient
autre chose, sinon: Valenzuela es grande! 0 tempora! 0 mores! Il y en eut
un d'entr'eux qui fut sensible à l'affront qu'il croyoit que recevoit le corps
des grands, qu'il résolut de ne plus voir le soleil, puisqu'il avoit eu
l'impertinence d'éclairer un semblable forfait.
[Pages d162 & d163]
Ce seigneur se mit au lit en apprenant cette funeste nouvelle, il y passa dix
ans tout de suite; & y mourut enfin. Lorsque ses gens entroient le matin
dans son appartement, son valet de chambre ouvroit la fenêtre: alors il lui
demandoit gravement: Quel tems fait-il? Que hase el tiempo? Le domestique
répondoit à ce premier interrogat: après quoi le seigneur redemandoit, si son
boucher avoit été fait grand d'Espagne? Mi carnizero es grande? Non,
monseigneur, lui disoit-on, hé bien fermez la fenêtre, continuoit-il.
La comédie étoit finie jusqu'au lendemain: cela dura jusqu'à sa mort, & rien
ne put jamais le réconcilier, ni avec le soleil, ni avec les hommes.
La fortune de ce Valenzuela, qui occasionna la folie de ce seigneur, fut
détruite aussi rapidement qu'elle avoit été formée. La reine qui le protégeoit,
ayant reçu ordre du roi Charles II. de se retirer dans un couvent à Tolede, on
envoya son favori à Chilé aux Philippines, après l'avoir dépouillé de toutes ses
charges, & arraché d'une Eglise, dans laquelle il s'étoit réfugié. Il
soutint sa disgrace avec beaucoup de fermeté: & lorsqu'on lui annonça que le
roi lui avoit ôté toutes ses charges, lui laissant simplement son nom: Je
vois donc bien, dit-il froidement, que je suis beaucoup plus malheureux,
que lorsque je vins à la cour, & que le duc de l'Infantade me prit pour son
page.
Cependant la ruine de Valenzuela, qui sembloit devoir réparer l'affront que
les grands d'Espagne avoient reçu, leur en occasionna un nouveau. Le pontife
Romain ayant appris que les principaux seigneurs avoient eux-mêmes arraché
Valenzuela de son asyle, excommunia tous ceux qui avoient eu part à cette
action; & ils furent obligés, pour se faire relever des censures Romaines,
d'aller comme les derniers des malheureux, la corde au col & en chemise, au
collège impérial, où le nonce Mellini leur donna à chacun quelques coups de
discipline; & dompta ainsi l'orgueil Espagnol par un orgueil Italien, encore
plus vain & plus rempli d'ostentation.
Les grands d'Espagne, pendant long-tems, ont disputé le ministère de l'état
avec les moines: ils se déplaçoient alternativement par leurs brigues, & se
succédoient les uns aux autres.
[Pages d164 & d165]
Sous la minorité de Charles II. c'étoit un jésuite, appellé le pere Nitard,
que la reine avoit chargé de la conduite des affaires. Il fut déplacé par don
Juan, fils naturel de Philippe IV. Le peuple avoit pris ce jésuite si fort en
haine, que, malgré qu'il fût grand inquisiteur, il crioit hautement dans les
rues de Madrid:.Vive le roi & le seigneur don Juan: qu'il remporte
toujours la victoire sur ses ennemis; mais malheur au jésuite qui le
persécute. Quelque haine que les Espagnols eussent pour le pere Nitard, il
espéroit toujours d'avoir enfin l'avantage sur son concurrent: mais le peuple
irrité ne se contenta pas seulement de sa disgrace, il voulut qu'on l'exilât de
l'Espagne. Il se mutina, & ne se soumit que lorsqu'il eut obtenu qu'on
renverseroit le ministre disgracié en Italie. Qu'on nous délivre,
crioit-il, du jésuite: qu'on le fasse partir. Il partit en effet, &
lorsqu'il passoit dans les rues, tout le monde l'accabloit d'injures. Tu crois,
sans doute, mon cher Monceca, que le sort de ce religieux étoit à plaindre.
Point du tout. Il n'eût pas été jésuite, s'il n'eût point sçu se tirer
d'affaire. S'étant retiré à Rome, il fut fait quelque tems après cardinal, par
l'intrigue de cette même cour d'Espagne, qui avoit été réduite à l'exiler
quelques années auparavant.
Si le ministère est par-tout orageux, il l'est dans ce pays-ci plus que dans
aucun lieu du monde. Il arrive très-souvent qu'un homme qui aura parfaitement
réussi dans une négociation dont on l'aura chargé, sera sacrifié à l'honneur de
la nation. On dira qu'il n'a pas sçu en ménager les intérêts. On fera retomber
sur lui les articles peu avantageux d'un traité qu'on lui aura ordonné de
conclure. Voici un exemple convaincant de la vérité de ce fait.
Le 18 Août 1680, les Espagnols surprirent un fort que les Portugais avoient
commencé d'élever dans l'isle de Saint-Gabriel. Comme ces deux nations étoient
pour lors en paix, la cour de Lisbonne fut outrée de ce procédé, & elle
résolut d'en tirer une réparation éclatante. L'envoyé de Portugal à Madrid reçut
ordre du prince-régent de demander une entière satisfaction. La cour d'Espagne
ayant biaisé dans sa réponse, le Portugal se mit à même d'obtenir par les armes
ce qu'on lui refusoit. L'Espagne qui ne vouloit point alors avoir la guerre
contre le Portugal, étant à la veille d'une rupture avec la France, fit partir
le duc de Giovenazzo pour ambassadeur à Lisbonne.
[Pages d166 & d167]
Dès qu'il fut dans cette ville, il commença par se plaindre & demander
des satisfactions. C'étoit pour lors la manière de négocier de la cour
d'Espagne. Mais on fit connoître à cet ambassadeur qu'il devoit chanter sur un
autre ton, & que tous les détours étoient inutiles. On lui spécifia en
termes très-clairs, qu'il falloit accorder à la cour de Portugal la réparation
qu'elle demandoit, ou qu'on étoit résolu de prendre des moyens pour l'obtenir.
Après plusieurs contestations, le duc, avant de signer les articles du traité,
dépêcha un courrier à Madrid, pour informer la cour de l'état des affaires,
& recevoir ses derniers ordres. Alors les ministres le traiterent d'homme
sans jugement, qui avoit manqué de fidélité au roi: disant que toutes les régles
de la prudence & du bon sens étoient blessées dans sa conduite, & dans
un accommodement si désavantageux, & que son instruction ne lui donnoit
aucun pouvoir. Toutes ces circonstances de colère & de ressentiment furent
données à l'honneur de la nation; mais malgré cela, on ne perdit pas un
quart-d'heure à conclure l'accommodement; & la ratification fut envoyée en
diligence au duc de Giovenazzio. (1)
[(1) mémoires de la Cour d'Espagne, &c.]
Depuis le règne de Philippe V. le ministère d'Espagne a eu de très-habiles
gens. Mais les orages auxquels toutes les cours sont sujettes, les ont ôtés de
leurs places. On vante sur-tout ici le cardinal Alberoni. Non-seulement les
étrangers qui sont en grand nombre dans ce pays, mais même plusieurs Espagnols
rendent justice à cet habile ministre. Depuis l'avénement de Philippe V. à la
couronne, l'Espagne a réparé la moitié des maux dont elle avoit été accablée par
les personnes qui avoient été chargées de la conduite des affaires sous le regne
de Philippe IV. & de Charles II. Ses troupes sont nombreuses, bonnes &
bien disciplinées. L'Espagne s'est repeuplée d'un quart plus qu'elle l'étoit,
par le grand nombre de François & de Flamands qui s'y sont établis; &
cette couronne, qui depuis un tems n'avoit plus rien de redoutable, tient
actuellement le rang respectable qu'elle occupoit autrefois.
C'est ainsi que la grandeur d'un état dépend des princes qui le gouvernent,
ou de ceux à qui ils confient le soin des affaires.
[Pages d168 & d169]
Combien d'empires ont été portés dans peu de tems au faîte de la grandeur,
dans des tems où tout sembloit devoir présager leur ruine; & cela, par la
sage conduite d'un ou de deux souverains, qui ont réparé tous les maux
qu'avoient faits leurs prédécesseurs? Qui n'auroit pas cru à la mort d'Henri
III. que la France n'eût pas été bouleversée & entièrement démembrée? Tout
sembloit présager sa ruine. Cependant huit ou dix ans après, elle se trouva en
état par les soins de Henri IV. de se venger des affronts qu'elle avoit reçus de
ses voisins pendant ses infortunes. Jamais les Espagnols n'avoient eu plus de
raison de craindre la France, que lorsque la furie monacale ravit le jour à ce
grand prince. L'Espagne crut qu'elle alloit reprendre la supériorité sur sa
rivale. Mais le cardinal de Richelieu perfectionna sous Louis XIII. ce qu'avoit
commencé Henri IV. Cette couronne vit avec étonnement sa grandeur ébranlée
jusques dans les fondemens; & elle connut trop tard, que les François
avoient incomparablement mieux sçu profiter qu'elle de leurs avantages.
Quoique l'Espagne ait moins de ressources en elle-même que la France, deux ou
trois regnes pourroient lui donner plus de grandeur qu'elle n'en eut jamais. On
peut en juger aisément, par ce qu'on lui a vû faire depuis quelques années.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & que le Dieu de nos peres te comble de
biens & de prospérités, & te rende pere d'une nombreuse famille.
De Madrid, ce...
***
LETTRE CVII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Avant Philippe V. mon cher Monceca, les rois d'Espagne étoient esclaves de
leur grandeur. Ils suivoient à la rigueur un certain réglement qu'on appelle
étiquette, & qui contient toutes les cérémonies que les monarques
Espagnols sont obligés d'observer, les habits qu'ils doivent porter, ceux qui
conviennent aux reines leurs épouses, les tems pour aller aux maisons royales,
combien il faut y demeurer, les jours des processions, des promenades, des
voyages, l'heure à laquelle leurs majestés doivent se coucher ou se lever, les
présens que les rois font à leurs maîtresses, ce qu'elles doivent devenir quand
une heureuse rivale les a déplacées, &c.
[Pages d170 & d171]
On m'a même assuré, qu'on y trouve certain nombre de jours marqués dans
l'année, où le monarque ne doit pas coucher avec la reine. Ce sont les jours
caniculaires, contre lesquels Cléantis se récrie si agréablement dans Molière.
(1)
[(1) Voyez son Amphitrion. ]
Et franchement, c'est réduire un monarque à une gêne bien grande, que de
l'obliger à ne pas coucher avec sa femme, lorsqu'il en a envie. Je ne sçais
quelle gravité les Espagnols trouvoient dans cette espéce de célibat, pour en
avoir fait un article de l'étiquette. Un roi d'Espagne amoureux de son épouse,
étoit aussi à plaindre que Charles II. roi d'Angleterre, lorsqu'il passa en
Ecosse entre les mains des presbytériens, qui lui faisoient entendre quatre
sermons par jour, le mettoient en pénitence, & lui défendoient de jouer._
(2)
[(2) Lettres de M. de Voltaire sur les Anglois.]
L'étiquette étoit encore bien plus difficile à observer pour les reines. Les
choses les plus innocentes leur étoient souvent défendues. La duchesse de
Terra-Nova, camerera mayor de l'épouse de Charles II. lui représentoit
d'ordinaire, qu'il ne falloit pas qu'une reine regardât par les fenêtres.
Il arriva à cette princesse une aventure où les formalités de l'étiquette
penserent lui coûter la vie. Elle aimoit fort à monter à cheval. On lui en avoit
amené plusieurs très-beaux de la province d'Andalousie. Elle voulut en essayer
un. A peine fut-elle dessus, qu'il se cabra, & étoit prêt à se renverser sur
elle, lorsqu'elle tomba, & que son pied s'accrocha malheureusement dans
l'étrier. Le cheval se mit à ruer, & la traînoit avec le dernier péril pour
sa vie. Toute la cour étoit témoin de ce spectacle; mais personne ne songeoit à
secourir la reine: l'étiquette s'y opposoit formellement. Car il est défendu à
quelque homme que ce soit, sous peine de la vie, de toucher la reine d'Espagne,
& sur-tout au pied. J'ignore pourquoi au pied plutôt qu'à la main. Mais
enfin la chose étoit alors réglée; & personne n'osoit approcher de la reine.
Charles II qui étoit fort amoureux de sa femme, & qui du balcon de sa
fenêtre, la voyoit dans ce danger, faisoit des cris étonnans. Mais la coutume
inviolable, & le pied intouchable, retenoient les braves Espagnols.
[Pages d172 & d173]
Néanmoins deux cavaliers, dont l'un se nommoit don Luis de las Torres, &
l'autre don Jaime de Sotomayor, se résolurent à tout ce qui pouvoit arriver,
malgré la loi du pied de la reine, la ley del pie por la reyna. L'un
saisit la bride du cheval, l'autre prit promptement le pied de la princesse,
l'ôta de l'étrier, se démit un doigt en lui rendant ce service, & sans
s'arrêter après cette expédition, ils allerent chez eux & profiterent du
trouble ou l'on étoit encore, firent seller des chevaux, & se déroberent à
la punition qu'ils méritoient pour avoir osé violer une coutume des plus
augustes.
Cependant la reine, revenue de son premier étourdissement, demanda à voir ses
deux libérateurs. Un jeune seigneur de la cour, leur ami, lui apprit qu'ils
étoient obligés de fuir, & de sortir de Madrid, pour éviter la punition
qu'ils méritoient. La reine, qui étoit Françoise, ignoroit la prérogative de son
talon, & sans doute l'eût toujours ignorée sans sa chûte. Elle trouva que la
coutume, qui vouloit que ceux qui lui avoient sauvé la vie fussent punis, étoit
impertinente. Elle obtint aisément leur grace du roi son époux, les honora d'un
présent, & leur accorda toujours sa protection.
La même étiquette, qui rendoit si sacré le talon de la reine,
diminuoit furieusement ses revenus. Elle avoit autrefois cinq cent pistoles par
mois: mais on en retranchoit pour certaines aumônes ou libéralités deux cent;
car l'étiquette régloit aussi les bonnes oeuvres des princesses.
Quelque gênées que fussent les reines d'Espagne, il s'en est trouvé qui n'ont
pas laissé d'avoir des galanteries, & se sont affranchies d'un joug pénible
& ridicule. La femme de Philippe IV. si l'on en croit les historiens de ce
tems-là, prit du goût pour le comte de Monterei. Elle étoit assez ambarrassée
pour trouver le moyen de lui faire connoître ses sentimens. L'étiquette avoit
bien pourvû au cérémonial qui regarde les amours du roi; mais il ne disoit rien
de ceux des reines. Cette princesse ne trouva pas de meilleur expédient,que de
laisser tomber un papier qu'elle tenoit, un jour que le comte lui parloit
d'une affaire dont elle l'avoit chargé. Il le ramassa, mit un genou en terre,
& le lui présenta. Vous croyez peut-être, dit la reine, que c'est un
papier important. Je veux que vous en jugiez. Le comte y lut ces mots: Estoy
toda la noche, despierta, sola, triste y deseando; mis penas son martirios, mis
martirlo son gustos: c'est-à-dire, je passe toute la nuit sans dormir,
seule, triste & formant des desirs; mes peines sont un martyre, mais un
martyre où je prens plaisir.
[Pages d174 & d175]
Le comte de Monterei, qui ne croyait pas qu'une reine d'Espagne pût
s'abaisser jusqu'à avoir le coeur tendre, parut ne rien comprendre à ce billet,
& le lut avec le sang-froid ordinaire à sa nation. La reine qui l'examinoit,
outrée de dépit, le lui arracha. Allez, lui dit-elle avec mépris,vous
pouvez dire avec raison: Domine, non sum dignus. (1)
[(1) Seigneur, je ne suis pas digne. Mémoires de la cour d'Espagne par
madame d'Aunoy, partie 2, pag. 222.]
Il n'est aucun rang ni aucune contrainte, qui puisse mettre un coeur à l'abri
des traits de l'amour. Toute la jalousie & toutes les précautions des
Espagnols ne font que hâter le moment où il doit perdre sa liberté. Une chose
qui te surprendra, mon cher Monceca, c'est que malgré cette humeur jalouse,
malgré la sévérité de l'étiquette, il y avoit avant Philippe V. une coutume
établie & autorisée dans le palais, par laquelle il étoit permis aux
seigneurs de cajoler, galantear, les filles de la reine: & les gens
mariés avoient même ce privilége, qui consistoit à passer sous les fenêtres de
leur chambre, & à les entretenir avec les doigts. Cet usage est une langue
que l'amour a inventée, pour suppléer à la contrainte dans laquelle on se trouve
dans les pays où l'on ne peut s'expliquer que par les yeux & les signes.
Accorde, je te prie, mon cher Aaron, la bizarre coutume de galantear,
avec le chaste cérémonial de l'étiquette. Les seigneurs Espagnols, revenus sous
Philippe V. de ces ridicules impertinences qu'ils consacroient sous le nom de
cérémonial du palais, les reprendroient avec autant de facilité qu'ils les ont
quittées, sans le grand nombre d'étrangers, François, Italiens, Flamands, &c
dont cette cour est remplie, & quoiqu'elle semble aujourd'hui plus approcher
de celle de France que d'aucune autre, le levain de la gravité Espagnole y reste
pourtant encore.
Il est presque impossible à un homme né dans ce pays de prendre des moeurs
différentes de celles de ses peres; & l'on conviendra aisément de cette
vérité, si l'on considère la haine que les Espagnols ont pour toutes les
nations.
[Pages d176 & d177]
Il a été un tems où leur antipathie pour les François étoit poussée à
l'excès. On prétend qu'elle est diminuée de beaucoup mais il me paroît depuis
que je suis ici qu'il n'est point de nations dont les génies puissent moins
sympathiser, que ceux de l'Espagnole & de la Françoise. Charles II. fit
tordre le col à deux perroquets qu'avoit la reine son épouse, parce qu'ils ne
sçavoient parler que François. Lorsqu'il entroit dans son appartement, &
qu'il y trouvoit deux petits chiens qu'elle aimoit infiniment: Dehors,
dehors, chiens François, leur disoit-il: Fuera, fuera, perros
Frances.
J'admire, mon cher Monceca, les ressorts de la providence. Qui eût dit à ce
roi, si grand ennemi des François, que son royaume passeroit dans peu à un
prince de cette nation? Le ciel prend quelquefois plaisir à se jouer des haines
des foibles mortels. Il voit leurs desseins, & rit de leurs projets. Les
princes, auprès de la divinité, ne sont que de simples hommes: elle les regarde
dans le rang de ses autres créatures; & leurs volontés trouvent souvent
moins de crédit auprès d'elle, que celles de quelques sages, dont la vertu régle
les desirs.
Considère, mon cher Monceca, les bornes que l'être tout-puissant a sçu mettre
à l'ambition des princes qui ont voulu changer la face du monde. Lorsqu'il ne
l'avoit point ainsi réglé, il les a arrêtés au milieu de leur course; & d'un
seul coup d'oeil, il a détruit & bouleversé cette grandeur qu'ils avoient
voulu construire. Regarde de nos jours, Charles XII. roi de Suède ce nouvel
Alexandre, prêt à réduire le Moscovite dans les fers: la providence en ordonne
autrement. Sa gloire s'évanouit dans un instant, & passe comme un songe. Ce
roi, vainqueur d'une foule d'ennemis, & qui donnoit lui-même des couronnes,
se trouve errant & fugitif: il est obligé de chercher un asyle chez des
peuples barbares; & il ne lui reste de sa grandeur passée qu'un souvenir
fâcheux.
Deux ou trois fois Louis XIV. fut à la veille de remplir ses ambitieux
projets, & de détruire entièrement cet équilibre qu'on a tâché si long-tems
de mettre parmi les puissances de l'Europe. S'il fût mort d'abord après la paix
de Nimégue, on eût cru qu'il auroit pû effectuer ses desseins. Il survit à cette
paix glorieuse: & la même main qui l'avoit presque rendu le maître de
l'Europe, le réduit à deux doigts de sa perte.
[Pages d178 & d179]
Lorsque ses ennemis en triomphoient trop, & s'attribuoient ce qu'ils ne
devoient qu'aux bontés de l'être suprême, ce même être fait tourner la chance à
Denain; remet peu à peu les choses dans leur premier état; & après dix ans
de guerre les deux partis se trouvent aussi peu avancés qu'ils l'étoient au
commencement.
Je ris, mon cher Monceca, lorsque je vois certains politiques annoncer vingt
ou trente ans d'avance la ruine ou l'aggrandissement d'un peuple. On diroit, à
les entendre, que la divinité leur a fait part de ses augustes secrets, &
qu'elle leur a permis de lire dans le livre où elle tient écrites les destinées
des états & des empires. La mort d'un prince, le mariage d'un autre, un
confesseur, une maîtresse, un rien enfin, détruit toutes les vaines conjectures
& tous les faux raisonnemens de ces prétendus politiques.
L'Europe entière a cru, pendant un tems que le génie de la maison de Bourbon
succomberoit sous celui de la maison d'Autriche: & qui ne l'eût pensé de
meme du tems de Charles-Quint, presque maître de l'Europe entière. Si ce même
Charles-Quint revenoit aujourd'hui, quelle ne seroit point sa surprise?
Qu'est devenu, diroit-il, mon royaume d'Espagne? Il est possédé,
lui répondroit-on, par un prince de la maison de Bourbon. Et la
Franche-Comté, poursuivroit-il, ma province favorite? La France l'a
prise, lui diroit-on, ainsi que l'Alsace, & une partie du Hainaut
& de la Flandre. Et les royaumes de Naples & de Sicile, répliqueroit
ce monarque, que sont-ils devenus? C'est encore, lui répondroit-on, un
prince de la maison de Bourbon qui en est le maître: & outre ces pertes que
vos descendans ont faites, la Hollande & six autres provinces, sont devenues
républiques peu de tems après votre mort. Cela étant ainsi, diroit
Charles-Quint, je vois bien qu'il faut que mes descendans ne subsistent plus.
Pardonnez-moi, lui repartiroit-on, & ils sont aussi puissans qu'ils
l'ont jamais été. Hé, comment cela se peut-il faire, s'écrieroit-il: Le
voici, lui diroit-on. Vos successeurs sont maîtres de la Toscane, des
duchés de Parme, de Plaisance & de Milan. Ainsi vous voyez que ce qu'ils ont
en Italie vaut bien autant que ce que vous y aviez. Au lieu de l'Espagne que
vous aviez en quelque manière divisée des autres biens de votre maison en
partageant votre héritage, ils ont toute la Hongrie, la Transilvanie, & une
partie de la Valachie. Ces royaumes qui confinent les uns aux autres, & qui
touchent à l'Autriche, forment, en y comprenant la Bohême, la Silésie & la
Moravie, un des plus magnifiques états du monde, & valent bien, ainsi
ramassés, tous les états dispersés que vous aviez laissés.
[Pages d180 & d181]
Je suis certain, mon cher Monceca, que Charles-Quint, en apprenant toutes ces
nouvelles, seroit entièrement convaincu qu'il en est des empires, ainsi que de
la monnoie; & que la divinité a ordonné qu'ils auroient une espéce de
circulation & passeroient dans des maisons différentes, & dans celles
souvent qui paroissent devoir le moins y prétendre.
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis content; & que le Dieu de nos peres
te comble de prospérité.
De Madrid, ce...
***
Lettre CVIII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
On parle plus de langues différentes à Amsterdam, qu'on n'y exerce de
religions opposées les unes aux autres. Cette diversité d'idiomes m'a souvent
fait penser à la fameuse confusion des langues, lors de l'audacieuse
construction de la tour de Babel. Si nous voulons suivre l'opinion la plus
généralement reçue, & fondée sur l'écriture, nous croirons que l'Hébreu ou
la langue de nos anciens patriarches, fut celle de toute la terre avant que les
enfans de Noé eussent voulu élever cette fameuse tour: cependant cette opinion,
quelque probable qu'elle soit, n'est point reçue universellement. Plusieurs
auteurs prétendent que ce que Moïse dit de la confusion des langues, ne doit
s'entendre que de la mésintelligence qui se mit parmi des hommes assez
téméraires pour vouloir élever un édifice contre la divinité.
[Pages d182 & d183]
Ces auteurs appuient leur sentiment sur ce que les Orientaux, après la
dispersion des nations, se sont servis de diverses dialectes plutôt que de
diverses langues. Ils ajoûtent, que sans une confusion miraculeuse des
langues, l'éloignement des peuples, l'établissement des empires & des
républiques, la diversité des loix & des coutumes, le commerce des nations
déja séparée, purent causer du changement dans la langue. (1)
[(1) Voyez la rhétorique, ou l'art de parler du P. Lami, liv. 1. chap. 15.
Pag. 79.]
La façon dont la plûpart des langues se sont formées, les unes dérivant des
autres, semble appuyer ce sentiment. Les Grecs, qui furent, selon les
apparences, une colonie des Egyptiens & des Phéniciens, changerent
insensiblement le langage de leurs peres; & la langue Grecque se forma peu à
peu sur les débris de l'Egyptienne, que les Grecs oublierent totalement. Tous
les différens idiomes des Perses, des Scythes, des Orientaux, ont beaucoup de
rapport entre eux, & semblent découler de l'Hébreu, comme de leur source
naturelle. On voit tous les jours de nouvelles langues se former, d'autres finir
ou péricliter; & il se peut fort bien faire que la première différence qui
s'est introduite dans le langage, soit arrivée naturellement comme celles que
nous voyons arriver tous les jours.
La langue Françoise est un exemple authentique de la façon dont les langues
naissent & meurent insensiblement. Il n'y a pas de doute que le François
qu'on parle aujourd'hui, ne vienne de celui qu'on parloit il y a cinq cent ans.
Si ceux qui vivoient dans tems là revenoient actuellement, ils entendroient
aussi peu un Parisien de la rue S. Denis, que le Parisien les entendroit
eux-mêmes.
Ce n'est pas dans le seul langage François que ce changement total arrive: il
est commun à beaucoup d'autres. Quintilien assure que la langue qu'on parloit de
son tems, étoit si différente de celle des premiers Romains, que les prêtres
entendoient très-peu de choses aux hymnes que les premiers prêtres chantoient
devant les dieux. (1)
[(1) Quintil. instit. orat. pag. 11.]
Loin qu'on puisse prouver démonstrativement que toutes les langues, ou du
moins que les principales se formerent lors de la confusion de Babel, on ignore
même quel langage l'on parloit alors.
[Pages d184 & d185]
Bien des gens s'écartent de l'opinion la plus commune, qui donne à l'Hébreu,
la prééminence. Des peuples entiers réclament la préférence. Les Egyptiens, les
Ethiopiens, les Chinois, les Grecs mêmes qui ignoroient leur origine, croyoient
leur langue aussi ancienne qu'aucune autre. Un auteur Grec (1) assure avec
beaucoup de confiance que les hommes, nés de la terre comme des herbes dans une
prairie, & des grenouilles dans un étang, ayant été formés par conséquent
dans plusieurs endroits du monde, il s'étoit fait plusieurs différentes
sociétés, qui avoient inventé chacune leur langage.
[(1) Diodore de Sicile.]
Il faut être fou pour soutenir que des hommes se forment dans une nuit, comme
des champignons au milieu d'un jardin; j'en conviens: mais l'incertitude où les
Grecs étoient sur l'origine des hommes, & sur celle de la différence des
langues, leur fit approuver une opinion aussi extravagante. (2)
[(2) C'étoit-là le sentiment des Grecs les plus polis, qui croyoient
effectivement être nés dans le pays qu'ils habitoient, & y avoir été
produits par la terre comme des insectes. Aussi prenoient-ils le fastueux titre
d'indigenae. Voyez l'art de parler du pere Lami, liv. 1. chap. 15.
Pag. 77.]
Un auteur (1), dont les ouvrages ont été imprimés à Venise, il y a longues
années, a voulu renouveller à demi le sentiment des anciens Grecs. Véritablement
il ne les a pas fait naître de la terre; ce systême, eût paru un peu
extraordinaire dans ce tems mais il a soutenu qu'Adam parloit Grec; & voici
quel étoit son raisonnement.
[(1) Joan, Petrus Ericus.]
Je ne sçaurois t'en faire un précis plus juste que celui qu'en a donné un
sçavant rhéteur François. Les preuves d'Ericus, dit-il, sont,
qu'aussitôt que le premier homme ouvrit les yeux, il admira la beauté des
ouvrages de Dieu, & s'écria. O! ainsi il trouva l'Omega Grec. Ensuite
l'Upsilon, lorsqu'après qu'Eve fut sortie de son côté il prononça uu. Il
dit que le premier né d'Adam ayant pleuré en naissant, fit entendre éééé
; comme le second enfant qui avoit, dit l'auteur, la voix grêle, en criant
prononça iiii.
[ Note du copiste: Dans l'ordre, les caractères grecs suivants: omega,
upsilon, epsilon et iota ]
C'est par de semblables raisons qu'il prétend prouver que la langue
Grecque, est aussi naturelle que certain chant à une certaine espéce
d'oiseaux. (2).
[(2) L'art de parler du P. Lami, _liv. 1. chap. 15. Pag. 77.]
[Pages d186 & d187]
Est-il permis, mon cher Isaac, que des sçavans, ou du moins que des gens qui
font profession de s'appliquer à l'étude, mettent au jour de pareilles
extravagances? Je vais prouver, par le raisonnement de cet auteur, si j'en ai la
fantaisie, que la langue des Lapons, ou celle des Caraïbes, est la plus
ancienne. Je trouverai aisément dans les premières actions d'Adam de quoi lui
faire articuler les sons les plus bizarres. Je voudrois bien que cet écrivain me
dît qui lui lui a révelé, que, lorsqu'Adam vit les merveilles que Dieu avoit
créées, il ne dit pas A plutôt qu'O. Cette première voyelle marque
un étonnement plus fort que la dernière: elle se forme en ouvrant la bouche,
& nous échappe ordinairement lorsque nous restons dans l'admiration; au lieu
qu'O est un son moins propre à exprimer notre surprise. Je ris, mon cher
Isaac, en réfutant de pareilles fadaises. Il me semble que je vois monsieur
Jourdain prendre sa première leçon de grammaire, & s'écrier stupidement:
Ah! les belles choses! les belles choses. (1)
[(1) Bourgeois Gentilhomme, Comédie de Molière.]
Quelque ridicule que soit la supposition qu'Adam dit O en voyant les
merveilles de Dieu, elle l'est cependant beaucoup moins que celle qui fonde
l'i des Grecs sur la voix grêlé de son second enfant. C'est en vérité
abuser de la licence qu'ont pris quelques auteurs de se moquer du public, que de
faire imprimer de pareilles folies, & de les débiter d'un ton dogmatique.
Elles ne sont tout au plus souffrables que dans Rabelais. Ne vaut-il pas mieux
avouer naturellement, qu'on ignore une chose, que de vouloir persuader qu'on la
connoît, & d'employer pour le prouver d'aussi pitoyables raisons?
Je crois, mon cher Isaac, que lorsqu'on veut raisonner sensément, il faut
avouer de bonne foi, qu'on ignore quelle est la langue que parla Adam, &
qu'il y a cependant plus d'apparence que ce fut l'Hébraïque qu'aucune autre.
Qu'importe, au reste qu'on sçache si la confusion de Babel s'étendit seulement
sur les esprits & si c'est ainsi qu'il faut interpréter ce qu'on dit de
l'origine des langues? Il nous suffit de sçavoir, pour notre éclaircissement,
qu'avant la dispersion des nations il n'y avoit qu'une seule langue, & que
toutes les autres se sont formées dans les suites.
[Pages d188 & d189]
Car quant à l'opinion de Diodore de Sicile, & de quelques philosophes
d'aujourd'hui, qui prétendent que les hommes nés de la terre ont formé divers
langages au commencement qu'ils existèrent, selon qu'il s'est fait des sociétés
différentes entr'eux, c'est une erreur absurde qui découle de leurs principes
abominables. Il est probable que si les hommes n'avoient pû s'entendre
absolument dès qu'ils furent créés, loin de rester ensemble, & de chercher à
se réunir & à former des sociétés, ils eussent erré dans les bois comme les
animaux, & n'eussent jamais cherché à attacher d'un commun accord certaines
idées à certains sons.
Quoiqu'en disent les athées, c'est dans la divinité qu'il faut chercher
l'origine du premier langage qu'ont parlé les hommes. C'est elle qui l'apprit à
Adam ou du moins qui le lui infusa avec toutes les autres connoissances
qu'elle lui donna: quoique je ne veuille pourtant pas soutenir, que notre
premier pere eût reçu de Dieu la science universelle. Je pense que la Divinité
se contenta de lui accorder toutes les connoissances dont il avoit besoin pour
se conduire sagement.
Si l'Etre suprême n'étoit point la source d'où découle la première langue que
les hommes ont parlé, je demande comment les hommes, formés comme des fleurs qui
naissent dans une prairie, purent se communiquer leurs idées, s'assembler,
convenir entr'eux de tant & tant de choses qui sont nécessaires à la
formation d'une langue, dont aucun d'eux n'avoit aucune idée? N'est-il pas
probable qu'ils eussent plutôt cherché à contenter leurs appétits déréglés, qu'à
former cette surprenante académie que les athées composent de gens qui ne
connoissent aucun son qui pût leur servir à communiquer leurs idées?
Dieu, dit un des plus illustres & des plus raisonnables philosophes
(1), ayant fait l'homme pour être une créature sociable, non-seulement lui a
inspiré le desir, & l'a mis dans la nécessité de vivre avec ceux de son
espèce, mais de plus lui a donné la faculté de parler, pour que ce fût le grand
instrument & le lien commun de cette société. C'est pourquoi l'homme a
naturellement ses organes façonnés de telle manière, qu'ils sont propres à
former des sons articulés, que nous appellons des mots. Mais cela ne
suffisoit pas pour faire le langage: car on peut dresser les perroquets &
plusieurs autres oiseaux, à former des sons articulés & assez distincts:
& cependant ces animaux ne sont nullement capables de langage. Il étoit donc
nécessaire, qu'outre les sons articulés, l'homme fût capable de se servir de ces
sons comme des signes de conceptions intérieures, & de les établir comme
autant de marques des idées que nous avons dans l'esprit, afin que par-là elles
pussent être manifestées aux autres, & qu'ainsi les hommes pussent
s'entre-communiquer les pensées qu'ils ont dans l'esprit.
[(1) Locke, Essai Philosoph. sur l'entendement humain. liv. 3. chap. 1.
page222.]
[Pages d190 & d191]
Voilà, mon cher Isaac, à quoi nous devons nous en tenir. La raison, la
lumière naturelle, nous font connoître la justesse de ce raisonnement: &
quelque chose qu'on lui oppose, je crois qu'on ne sçauroit l'ébranler. Cependant
comme il n'est point d'opinion, quelque claire qu'elle paroisse, qui ne puisse
avoir des difficultés qui échappent à ceux qui lui donnent leur consentement
avec une confiance qui empêchent qu'on ne sente la force des objections, je te
serai obligé, mon cher Isaac, de me dire ton sentiment. Je me croirai plus fondé
dans mon opinion, lorsque je sçaurai qu'elle a ton approbation. Et si tu juges
que je ne pense pas juste, je tâcherai de me défaire de mes préjugés & de
goûter tes raisons. Personne n'a plus que toi le talent de persuader. C'est un
don qui n'est accordé qu'à peu de gens. Beaucoup de personnes embarrassent leurs
adversaires, sans toucher leur esprit, & leur faire changer d'opinion. Un
régent de collège, armé du syllogisme & de l'enthymême, pousse son ennemi a
toute outrance: il se sert du privilège d'abuser les mots, pour embrouiller la
raison; & d'argument en argument, raisonnant toujours dans les règles, il
vient à bout d'établir la chose la plus absurde, sans pourtant convaincre ceux
avec lesquels il dispute. L'esprit se révolte contre des raisons dont il sent le
faux, quoiqu'il ne puisse le développer. Cette argumentation dont les docteurs
nazaréens font un si grand cas, est beaucoup plus propre à gâter l'entendement,
qu'à l'aider & perfectionner. Aussi voit-on qu'il y a quantité de gens qui
raisonnent d'une manière beaucoup plus nette & plus précise, que certains
régens de philosophie, quoiqu'ils n'ayent point étudié.
[Pages d192 & d193]
Ce n'est pas à l'ignorance de la logique, qu'il faut attribuer le défaut
qu'on remarque dans la plûpart des raisonnemens des hommes: c'est au manque
& au défaut de leurs idées: c'est à la fausseté & à l'obscurité de ces
mêmes idées, c'est aux mauvais principes dont ils sont imbus, & aux préjugés
dont ils sont pétris. Ils raisonnent plus ou moins sensément, selon qu'ils sont
plus ou moins atteints de ces défauts.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux, & donne-moi de
tes nouvelles.
D'Amsterdam, ce...
***
LETTRE CIX.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je vais te parler, mon cher Monceca, du comble des horreurs & te faire un
portrait de cette barbare inquisition, nourrie & désaltérée du sang de nos
frères, & de celui de plusieurs infortunés nazaréens qui ont eu le malheur
d'avoir quelques moines pour ennemis. Ne crois pas que la haine & le dépit
me fassent donner des couleurs trop noires à certaines choses. Je ne te dirai
que ce que j'ai appris de plusieurs François, Allemands & Anglois, qui ont
été les témoins des sanglantes exécutions ordonnées par ce sénat monacal, dirigé
par les furies, conduit par l'avarice & soutenu par la superstition.
Lorsqu'on fait un auto da fé, c'est-à-dire, un arrêt en matière de foi
ordonné par l'inquisition, on élève un grand échaffaud dans la place
Mayor. Tout le monde y loue des balcons & des fenêtres, & vient
voir ce terrible spectacle comme une fête solemnelle. La cour y est présente, le
roi, la reine, les dames, les ambassadeurs, &c.
La chaire de l'inquisiteur est une espèce de tribunal plus exhaussé que celui
du roi. Vis-à-vis de ce trône on élève un autel, sur lequel les nazaréens
offrent à la divinité le sang des malheureux qu'ils vont priver de la vie. Au
milieu de leurs cérémonies, ils interrompent leurs prieres. Le grand inquisiteur
descend de son amphithéâtre, pontificalement habillé; & après avoir salué
l'autel élevé à l'avarice & à la cruauté, il monte sur le trône du roi,
suivi de quelques officiers de l'inquisition.
[Pages d194 & d195]
Ce prince se tient alors debout, ayant à ses côtés le connétable de Castille,
qui tient l'épée royale élevée: & il jure d'observer le serment dont un
conseiller du conseil royal fait la lecture: serment qui l'oblige à autoriser
toutes les actions de l'inquisition.
Cela fait, on amène les malheureux condamnés au supplice, & on les
promène tout au tour de la place publique. Ceux qui ne sont pas jugés à mort,
& qui ne sont destinés qu'à de cruelles prisons, portent un
saubenito, c'est-à-dire, un grand scapulaire de toile jaune, chargé d'une
croix de saint André peinte en rouge. Ceux qui sont assez infortunés pour être
brûlés, sont vétus avec des robes longues de couleur grise, remplies de flammes
peintes. Et ceux qui ne veulent pas se faire nazaréens, portent des effigies
& des portraits de diables: ils ont aussi une espèce de scapulaire, sur
lequel est écrit fuego rivuelto, c'est-à-dire, feu renversé.
Les grands d'Espagne, & les premiers seigneurs Espagnols tiennent lieu
d'archers dans ces affreuses cérémonies. Ils conduisent les prétendus criminels
qu'on doit brûler, & ils le menent au supplice garrotés avec de grosses
cordes. Ainsi la superstition & la bigotterie font de ces fiers dons
Diegues, dons Sanches, dons Pedres & dons Garcies , non-seulement des
valets de bourreaux, mais même des esclaves de moines.
Pour augmenter le supplice de ces infortunés, destinés à être la proie des
flammes, une troupe de religieux ignorans & cruels crient avec véhémence à
leurs oreilles, & mêlent les injures les plus attroces à leurs argumens
insensés. Enfin, on les précipite dans le feu qu'on a allumé. C'est dans cette
occasion, mon cher Monceca, que paroît la confiance de notre nation. Il y a
plusieurs juifs fidèles, descendans des anciens Israélites, qui se jettent
eux-mêmes dans les flammes: d'autres font brûler leurs pieds & leurs mains
avant de se lancer dans le bûcher; & conservant autant de sang froid que
Mutius Scevola, cet illustre Romain, qui laissa consumer sa main dans un
brasier, ils louent le Dieu d'Israël, & chantent ses louanges au milieu d'un
si terrible supplice.
Les barbares Espagnols ne sont point émus de tant de cruautés: ni l'âge, ni
le sexe, rien ne peut les toucher. Voici ce que rapporte un auteur nazaréen,
& qui ne doit pas leur être suspect.
[Pages d196 & d197]
Parmi les juifs qu'on brûla, il y avoit une jeune fille qui ne paroissoit
pas avoir dix-sept ans; laquelle étant du côté de la reine, s'adressoit à elle
pour obtenir sa grace. Elle étoit d'une beauté merveilleuse. «Grande reine, lui
disoit-elle, votre présence royale n'apportera-t-elle point quelque changement à
mon malheur? Considérez ma jeunesse, & qu'il s'agit d'une religion que j'ai
sucée avec le lait de ma mere». La reine détournoit ses yeux & témoignoit en
avoir grande pitié. Cependant elle n'osa jamais parler de la sauver. (1)
[(1) Mémoires de la cour d'Espagne, par madame d'Aunoy, 2. Partie, page 66.]
Quel est donc, mon cher Monceca. l'enchantement qui a pu aveugler les hommes
jusqu'au point de les rendre esclaves de pareilles cruautés? Une nation
peut-elle être assez prévenue, assez livrée à ses préjugés, pour ne pas faire
usage de la raison, & ne pas abolir des exécutions aussi contraires à la loi
naturelle? Les moines nazaréens sont des magiciens bien pernicieux, puisqu'ils
renversent l'entendement humain, & colorent ainsi du titre de vertus les
forfaits les plus noirs. Considère, mon cher Monceca, quel est l'énorme pouvoir
qu'ils ont en Espagne. Une reine n'ose demander la grace d'une jeune fille de
quinze ans, qui n'a fait d'autre crime que de croire la religion qu'on lui a
inspirée dès son enfance! L'autorité du trône n'ose se mettre en compromis avec
la puissance monacale; & elle craint de succomber sous les attaques de ce
monde soutenu par la superstition.
Ce qu'il y de plus affreux dans ces sanglantes tragédies, ce sont les
indulgence que les pontifes Romains y ont attachées. Ceux qui conduisent au feu
les malheureux qui y sont condamnés, & qui les jettent dans les flammes,
gagnent cent ans d'indulgence: & ceux qui se contentent de les voir
exécuter, en obtiennent cinquante. Juste ciel! quelle horreur & quelle
abomination, mon cher Monceca! Les forfaits les plus crians & les plus
détestables deviennent un moyen salutaire pour parvenir à la divinité!
L'avarice, la cruauté, la fureur & la rage, sont les vertus du nazaréïsme
Espagnol! Et les nazaréens, qui en France & en Allemagne font gloire
d'abhorrer le sang, ont dans les pays d'inquisition, des confrères qui
consacrent le meurtre sous prétexte de religion, & qui font de leurs
cruautés un article essentiel de leur foi!
[Pages d198 & d199]
Le lendemain qu'on a brûlé ces malheureux, on fait une espèce de fête
galante. Tous les moines vont en procession, & se rendent à la principale
église. On porte comme des trophées obtenus sur les ennemis, les portraits des
condamnés, avec ces mots: Morreo quemado por hereje relapso; & l'on
écrit sous ceux qui ont persisté à se dire innocens: Por hereje convicto
negativo. Et sous ceux qui ont persisté dans leur croyance: Por hereje
contumas.
La fureur monacale n'est point encore contente de cette espèce de triomphe,
elle va jusqu'au point d'insulter les mânes de ceux qui sont morts depuis
plusieurs années. On porte dans certaines cassettes, qu'on appelle
carochas, les ossemens des gens qu'on a déterrés, & auxquels on a
fait le procès après leur mort. Ainsi, la sépulture & la mort ne peuvent
garantir de la haine des moines: ils poursuivent leurs ennemis au-delà du
trépas. Ce n'est pas seulement en Espagne où l'on a vû exercer de pareils
sacrilèges: dans plusieurs autres pays, on s'est porté à de pareils excès; &
l'on y a violé les tombeaux, sous prétexte de religion.
Si l'on ne le voyoit, on croiroit avec peine l'immense pouvoir que les moines
se sont acquis dans les pays d'inquisition. La raison se révolte, dès qu'on veut
nous persuader qu'il y a eu des hommes assez fous & assez imbéciles pour se
soumettre au despotisme monacal, se départir de leurs droits naturels &
civils, & dépouiller les tribunaux ordinaires de leur jurisdiction légitime,
afin d'en revêtir de nouveaux, composés de l'excrément des humains.
La politique la plus rusée fut le fondement du pouvoir que se sont acquis les
moines. Le faux zèle d'exterminer notre nation, & certains nazaréens qu'on
traitoit d'hérétiques, servit de prétexte. D'abord l'inquisition ne fut établie
que pour connoître d'un seul cas. Mais, les peuples imbécilles ne virent pas que
ce seul cas entraînoit après lui tous les autres. Car, quelles actions bonnes ou
mauvaises ne ramène-t-on pas à la religion? Le judaïsme, l'hérésie, l'observance
de tous les préceptes de la loi nazaréenne, les juremens, les crimes contre le
culte divin, la bigamie, la sodomie, le vol des églises, les insultes faites aux
prêtres & aux moines, les sortilèges, & enfin tant d'autres choses qui
sont enchaînées avec la croyance nazaréenne.
[Pages d200 & d201]
Les peuples étonnés, reconnurent trop tard le pouvoir exorbitant qu'ils
avoient donné aux moines. Ils n'eurent ni la force, ni le courage de le leur
ôter; ils baiserent les fers dont ils s'étoient chargés eux-mêmes; & ils
devinrent les premiers instrumens de la tyrannie sous laquelle ils gémissoient.
Enfin, les souverains pontifes, aidés de bulles, & de ces mêmes moines dont
ils vouloient favoriser l'autorité pour affermir la leur, vinrent à bout de
persuader au peuple, que le maintien du pouvoir des ecclésiastiques étoit une
chose nécessaire à la religion. Les superstitieux Espagnols, les ignorans
Portugais, & les politiques Italiens, non-seulement consacrèrent entièrement
chez eux le tribunal inique de l'inquisition, mais même le voulurent établir
chez leurs voisins. Ceux-ci avoient trop de connoissance de cette infernale
justice, pour vouloir s'y soumettre. L'Espagne perdit une partie des Pays-Bas,
pour avoir voulu les assujettir à l'inquisition: & la France, assez prudente
alors, pour ne pas laisser donner atteinte à ses privilèges, résista
vigoureusement à toutes les attaques des souverains pontifes.
Le tribunal du saint office est si fort en horreur chez plusieurs nations
nazaréennes, que ce nom seul les fait trembler. Un juif, dont le pere a été
brûlé, & qui n'a lui-même évité ce supplice que par la fuite, ne frémit pas
davantage au nom terrible de l'inquisition, qu'un conseiller au parlement de
Paris, lorsqu'on lui parle de cet affreux tribunal. Il n'est point de simple
juge de village, qui n'aimât mieux essuyer les traverses les plus fâcheuses que
d'être soumis à une autre jurisdiction qu'à celle des juges séculiers; & de
reconnoître d'autre maître que son roi, & d'autres exécuteurs de ses
volontés que les parlemens.
Quelque crédit que les moines ayent eu pendant un long-tems en France, &
surtout lors de la ligue, où ils étoient appuyés par l'Espagne, ils n'ont jamais
osé introduire l'inquisition dans ce royaume, quoiqu'ils l'eussent tenté
sourdement. Ils y rencontrerent tant d'oppositions, qu'ils virent bien qu'ils
ruineroient entièrement leur crédit, au lieu de l'augmenter.
[Pages d202 & d203]
Ainsi tous les différens états du royaume sont-ils intéressés à empêcher
l'établissement de cet inique tribunal. Le roi, maître absolu dans son royaume,
auroit un rival dans le grand-inquisiteur. Les douze parlemens deviendroient de
simples sénéchaussées de village. Les troupes seroient plus sujettes aux moines
qu'à leurs officiers généraux. Les évêques verroient de simples prêtres plus
puissans qu'eux dans la jurisdiction ecclésiastique. Les ecclésiastiques
deviendroient, ainsi que tout le bas peuple, les esclaves des moines, & les
victimes de leur avarice & de leur ambition. La noblesse Françoise, si
accoutumée à mépriser ces gens-là, & à les regarder en général comme
l'excrément du genre-humain, seroit fort heureuse de pouvoir entrer au nombre
des familiares del santo officio. Et les ducs & pairs enfin auroient
le droit de gagner cent ans d'indulgences en conduisant inhumainement des
malheureux au bucher, & de devenir glorieusement ainsi des valets de
bourreaux.
Il n'y a plus aucun lieu de craindre, mon cher Monceca, que l'inquisition
s'introduise dans aucun des états où elle n'est point actuellement établie. Ses
horreurs sont trop connues, & je suis certain qu'il n'est pas un Européen
raisonnable, qui n'aimât mieux devenir Musulman que de se voir soumis à quelque
dominicain cruel, ou à tel autre implacable persécuteur.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & puisse-tu ne vivre jamais que dans
des pays aussi sagement équitables que celui dans lequel tu te trouves
présentement.
De Madrid, ce...
***
LETTRE CX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople.
Dans mes dernières lettres, je t'ai parlé du grand nombre d'imprimeurs &
de libraires qu'il y avoit à Amsterdam. Il y en a à proportion autant dans les
autres villes. Tu penseras, sans doute, qu'il faut qu'il y ait aussi dans le
pays une foule d'écrivains, pour suffire à tant de presses, & pour procurer
le moyen aux libraires de donner les livres nouveaux qu'ils annoncent tous les
jours. Il n'est rien de si vrai.
[Pages d204 & d205]
Les auteurs forment ici un peuple presqu'aussi nombreux que celui des statues
dans l'ancienne Rome, dont la quantité surpassoit celui des habitans d'une ville
ordinaire. (1)
[(1) Has statuas primùm Tusci in Italia invenisse referuntur, quas amplexa
posteritas penè partem populum urbi dedit quàm natura procreavit. Cassiodor.
Var. lib. 7. cap.15.]
Si l'on ramassoit tous les mauvais écrivains, dont les Provinces-Unies
fourmillent, on pourroit faire une colonie, où de long-tems le bon sens & le
jugement ne se trouveroient.
Tu ne sçauras à quoi attribuer cette grande quantité d'auteurs; &
pourquoi la fureur d'écrire domine plus dans ce pays que dans un autre.
Plusieurs choses concourent à entretenir & augmenter le nombre de ces
barbouilleurs de papier. Quelques-uns sont des moines défroqués, qui, après
avoir abandonné leurs couvens, ne trouvant pas de quoi vivre, se figurent qu'on
fait un livre comme on fait un mauvais sermon. D'autres, entendant sans cesse
parler des ouvrages nouveaux qu'on imprime, deviennent auteurs par contagion. La
manie d'écrire dans ce pays est un mal qui se communique comme le fanatisme. Je
compare les mauvais écrivains aux convulsionnaires de Paris: ils agissent comme
eux, par une espéce d'enthousiasme, dont ils ne connoissent point la cause. Les
libraires ne s'embarrassent guère qu'un livre soit bon ou mauvais. Pourvû qu'il
soit nouveau, ils trouvent toujours à le débiter. Ils le font annoncer dans les
gazettes sous quelque titre intéressant. Parmi le grand nombre de journaux qui
paroissent, ils en ont toujours quelqu'un, dans l'impression duquel ils sont
intéressés, & qui par conséquent fait un éloge pompeux du livre le plus
pitoyable, sans que le public soit en droit de se plaindre; parce qu'il sçait
depuis long-tems, que ces sortes d'ouvrages ne sont faits que pour blâmer les
livres de certains libraires, & pour louer ceux de certains autres.
Lorsqu'un livre est si mauvais, qu'on ne sçauroit vendre qu'une partie de
l'édition, on le fait annoncer une seconde fois un an après, sous un autre
titre: on l'augmente de quelque préface aussi mauvaise que le corps de
l'ouvrage; à l'aide de cette supercherie, le reste de l'édition achève de se
débiter.
[Pages d206 & d207]
Il y a enfin une ressource infinie en Hollande pour les livres dont les
libraires ne peuvent se défaire. Ceux qu'ils ne peuvent placer en détail, ils
les vendent en gros aux beurrières & aux épiciers. C'est sur-tout dans la
boutique de ces derniers qu'on trouve un grand nombre d'ouvrages imprimés depuis
dix ou douze ans. Excepté six ou sept auteurs, dont la plûpart même sont
Hollandois de nation, il y a peu d'écrivains qui demeurent dans ce pays, qui n'y
puissent faire un ample recueil des livres qu'ils ont donnés au public.
Il seroit inutile que je te parlasse de ces avortons de la république des
lettres. Leurs noms d'ailleurs sont aussi méprisés que leurs ouvrages. Je crois
qu'il suffira que je tâche de te donner une idée de quelques écrivains qui
méritent d'être connus, Boërhaave, s'Gravezande, Vitriarius sont des grands
hommes. Muschembroek a recueilli bonnes expériences de physique. Tu n'ignores
pas que Barbeyrac est un bon traducteur. Il est encore dans les académies de ces
provinces quelques autres personnages recommandables par leur science & par
leur probité. On trouve aussi dans le corps des ministres & des
ecclésiastiques, des gens d'un mérite distingué; & l'on m'a mille fois parlé
de Saurin, comme d'un excellent prédicateur. Mais le nombre de tous ces auteurs
est si petit, eu égard à celui des autres, qu'on n'en peut faire aucune
comparaison. Il faut pourtant rendre justice aux Hollandois. Tous ces mauvais
écrivains, ou du moins la plûpart d'entre eux sont étrangers. Plusieurs pensent
écrire en François, & lorsque leurs livres paroissent, on est étonné en
France de les trouver écrits en Gascon, en Normand ou en bas-Breton. Il en est
même quelques-uns dont on ne peut deviner le langage: ils tiennent de tous les
différens idiomes; & l'on diroit que c'est un François renouvellé des
Grecs.
Il est à craindre, mon cher Isaac, que cette cohue de mauvais auteurs ne gâte
entièrement le goût, non-seulement des habitans de ce pays, mais encore de la
plûpart de ceux qui s'appliquent à la lecture, je regarde les boutiques de
certains libraires comme des laboratoires de fameux chymistes, qui composent des
philtres pour déranger l'entendement humain, & empoisonner la nourriture
qu'il peut tirer de la lecture des bons livres.
[Pages d208 & d209]
Au lieu qu'on met en France les ouvrages à l'examen avant de les imprimer,
pour sçavoir si les auteurs n'auroient rien dit contre les moines, & s'il ne
leur seroit pas échappé quelque trait qui les démasquât, je voudrois qu'on revît
les livres qu'on imprime en Hollande, pour sçavoir s'il n'y a rien contre le bon
sens, & qu'on voulût rendre au genre humain le même service qu'on rend à une
troupe de ventres paresseux, dont une ancienne superstition a rendu la
profession & l'état respectable. On empêche à Paris l'impression d'un
ouvrage parce qu'on n'aura pas ménagé la cour de Rome, qu'on aura parlé avec
trop de liberté des indulgences, ou qu'on aura dit qu'Arnaud étoit un grand
homme. Eh quoi! n'est-il donc pas plus essentiel d'arrêter le cours de trente
écrits qui gâtent le goût, qui détruisent le bon sens, & qui offusquent la
raison?
Je m'étonne que les Hollandois, toujours attentifs au bien & à la
tranquillité de la société civile, n'aient pas fait cette réflexion. Peut-être
l'ont-ils faite. La crainte d'introduire une coutume, qui, dans la suite
pourroit aller contre cette liberté qui leur est si chere, les a empêchés
d'arrêter le cours de ces livres pernicieux, non-seulement à la république des
lettres, mais même à tout le genre humain. Car les sciences sont chéries par les
Hollandois. Ils estiment infiniment les gens de lettres; ils les reçoivent
parfaitement bien chez eux, de quelque nation qu'ils soient. Bayle, &
plusieurs autres François ont été recherchés & aimés des principaux membres
de la république. On voit en Hollande ce qu'on a vû dans peu d'autres pays
depuis près de dix sept cent ans. La ville de Rotterdam, sensible aux vertus
d'Erasme, a fait placer sa statue dans la place publique. C'est véritablement
considérer le mérite des gens de lettres, que d'élever un pareil monument à un
habile écrivain. Cette statue semble avoir changé de forme & de matière, à
mesure que la république est devenue plus florissante. Elle fut d'abord de bois,
& on l'érigea l'an 1540. On en fit ensuite une de pierre l'an 1567. Enfin
celle de bronze qui se voit aujourd'hui fut placée l'an 1622. Peut-être si nous
vivions encore un siécle, en verrions-nous enfin une d'or. Ce qu'il y a
d'étonnant, c'est que Delft, si voisine de Rotterdam, & que le célèbre
Grotius n'a pas moins illustrée, n'ait pas érigé une pareille statue à ce grand
homme.
[Pages d210 & d211]
Je ne puis m'empêcher, mon cher Isaac, lorsque je considère la manière dont
cet état s'est formé, d'admirer ce que l'industrie, soutenue par l'amour de la
liberté, est capable de faire. Une terre flottante sur l'eau, un pays inculte,
& qui ne produit presque rien, devient dans peu de tems le dépôt & le
centre de toutes les richesses de l'univers.
Il faut avoir été aussi laborieux que le sont les Hollandois, pour avoir
arraché en quelque manière leur pays à la mer, par les digues qu'ils ont faites:
& il faut être aussi puissans qu'ils le sont pour subvenir à la dépense que
leur coûtent ces mêmes digues. Ils sont obligés de les entretenir avec un soin
infini; car la sûreté de leur pays dépend de leur bon état. La mer est bien la
nourrice des Hollandois; mais c'est aussi leur plus cruelle ennemie.(1)
[(1) Misson, voyage de Hollande, pag. 5]
Dans l'année 1574, la mer emporta cent douze maisons du village de
Scheveling, dont l'église est aujourd'hui près de la mer, au lieu qu'autrefois
elle étoit au milieu du village.
Les réparations qu'on est obligé de faire sans cesse, & les autres
dépenses dont l'état est chargé, sont la cause que les impôts sont assez forts
en Hollande. Ceux qui connoissent la situation des affaires, n'en murmurent
point: & l'on voit peu dans ce pays-ci de ces mécontens, gens odieux &
méprisables, qui cherchent à établir leur fortune sur les ruines d'un état,
& qui toujours prêts à déchirer leur patrie, fondent leurs espérances sur
les troubles & les malheurs à venir. Content de jouir d'une entière liberté,
chacun contribue avec plaisir aux nécessités de l'état, & regarde la
république comme une bonne mere qu'il est obligé d'assister.
Si je trouve quelque défaut aux Hollandois, c'est une espéce d'amitié aveugle
qu'ils ont pour les enfans, & qui les empêche de les corriger & de leur
donner une éducation convenable. Je voudrois qu'à cet égard, ils fussent moins
complaisans. Les Lacédémoniens élevoient les jeunes gens d'une façon bien
différente: ils les accoutumoient à une discipline rigide & les formoient de
bonne heure à toutes sortes d'exercices. Ils leur inspiroient un si grand amour
de la vertu, & une si forte constance qu'il y en eut un jour un, qui tenant
un flambeau dans une cérémonie, se laissa brûler la main, plutôt que de
l'interrompre. (1)
[(1) Ciceron, en parlant de la fermeté, de la constance & du courage des
enfans Lacédémoniens, dit qu'il arrivoit souvent qu'en combattant les uns contre
les autres, ils expirent sous les coups de leurs adversaires, plutôt que
d'avouer qu'ils étoient vaincus. Adolescentium greges Lacedemone vidimus
ipsi, incredibili contentione certantes, pugnis, calcibus, ungibus, morsu
denique, ut exanimarentur, priùs quàm se victos faterentur. Cicero,
Tusculan, quaest. lib. 5 cap. 17.]
[Pages d212 & d213]
C'est dans la jeunesse qu'on doit former les moeurs & les premières
inclinations. Il y a mille défauts que l'âge & la raison ont toutes les
peines du monde à détruire, lorsque l'habitude les a rendus communs &
familiers. Il est presque impossible de guérir entièrement les Italiens de la
superstition, il leur reste toujours une certaine croyance pour un nombre de
chimères dont on les a bercés pendant leur jeunesse. De même les Hollandois ont
beaucoup de peine à se défaire d'une espéce d'amour-propre, & d'entêtement
pour leurs sentimens: ce qui vient de la trop grande complaisance qu'ont eue
leurs parens de leur laisser contenter toutes leurs petites volontés. Cependant
les gens de distinction paroissent vouloir prendre quelque soin de l'éducation
de leurs enfans: mais malheureusement ils ne leur donnent que d'assez mauvais
précepteurs.
Une chose qui te surprendra, sans doute extrêmement, c'est qu'une nation
d'autant de bon sens que la Hollandoise, ne confie guère la première éducation
de sa principale jeunesse, qu'à des moines défroqués, & à des petits
prestolets révoltés. Une intention si peu louable pourroit être suivie
d'inconvéniens terribles, & de regrets aussi cuisans que superflus. N'y
auroit-il donc point de naturels du pays capables de bien remplir un emploi si
important, & si digne de la plus sérieuse attention? C'est ce que je ne
sçaurois me persuader. Mais l'entêtement des femmes pour certain faux-air
cavalier & petit-maître, & la trop grande complaisance de leurs maris,
leur fait le plus souvent préférer le frivole au solide, & le nuisible au
profitable. Les filles sont à cet égard beaucoup mieux partagées que les
garçons; & les personnes auxquelles on les confie, sont incomparablement
plus propres à bien remplir leur emploi.
Je vais bientôt partir de ce pays, mon cher Isaac, pour me rendre à Berlin.
Je passerai de-là à Hambourg, où j'ai quelques affaires d'intérêt à finir avec
Isaac Meïo.
[Pages d214 & d215]
Je tâcherai de t'instruire de ce que je verrai chez les Allemands qui m'aura
le plus frappé. C'est une nation que tu connois mieux que moi. Les fréquens
voyages que tu as faits autrefois dans la plupart des cours d'Allemagne, t'ont
donné des connoissances que je ne me flatte point d'acquérir. Je te serai obligé
de vouloir me dire, si tu trouveras justes les réflexions que je te
communiquerai: & je m'estimerai heureux, si mes lettres peuvent continuer à
te plaire. Je n'oublierai rien pour y réussir. J'ai lû les tiennes à plusieurs
sçavans, lorsque j'étois en France. Ils m'en ont paru très-satisfaits. Je sçais
que quelques bigots & quelques moines, qui en ont vû plusieurs, t'ont traité
d'hérétique & de juif entêté; mais tu dois peu t'embarrasser de leur
approbation. On peut dire d'eux ce que disoit un ancien docteur nazaréen des
prêtres payens: Ceux qui enseignent la sagesse ne sont pas les mêmes que ceux
qui président à la religion: les philosophes ne montrent point le chemin du
ciel, & les prêtres ne montrent pas celui de la sagesse. (1)
[(1) Philosophia, & religio deorum & disjunctae sunt, longèque
differunt; siquidem alii sunt professores sapientiae, per quos utique ad deos
aditur, aliique religionis antistites, per quos sapere non dicitur. Lactant,
divin. institut, libr. IV. cap. III pag. 227.]
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & vis content & heureux.
D'Amsterdam, ce...
***
LETTRE CXI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les femmes en Espagne, mon cher Monceca, sont les captives de leurs esclaves:
il n'est point de pays dans le monde, où les hommes leur soient plus soumis; il
en est peu aussi où elles soient aussi gênées. Quoique les étrangers, qui ont
passé depuis quelque tems dans ce royaume, ayent beaucoup diminué cette
contrainte, & fait changer leur affreuse captivité en un esclavage plus
honnête, elles sont néanmoins encore observées de très-près. Celles qui par leur
naissance ne peuvent fréquenter la cour, ne voient guère que leurs parens, &
quelques moines. Les autres ont plus de liberté, sur-tout depuis que la cour
d'Espagne a pris une partie des manières & des coutumes de celle de France.
[Pages d216 & d217]
Quoique les femmes soient gardées avec tant de soin, il ne faut pas croire
que l'honneur des maris soit à l'abri des atteintes qu'il reçoit souvent dans
les autres pays. Les moines tiennent ici la place des petits-maîtres en France.
Un cordelier est un homme aussi dangereux que le seigneur le plus aimable. Il
sçait tous les expédiens pour réduire le coeur d'une belle; & pour tromper
le plus jaloux mari, son froc ou son habit lui donnent le moyen d'entrer dans
toutes les maisons. Le spécieux titre de confesseur, ou celui de directeur, lui
servent de prétexte, pour être tête-à-tête autant de tems qu'il le juge à propos
avec sa maîtresse; le mari n'oseroit interrompre cette conversation, sans courir
le risque d'essuyer les funestes effets, non-seulement du courroux du ciel, mais
encore de celui des moines.
Tu me demanderas peut-être, mon cher Monceca, comment les jaloux Espagnols
s'accommodent de ces visites monacales. Elles m'ont paru aussi surprenantes qu'à
toi: mais j'ai compris dans la suite, que la force des préjugés étoit si grande
sur les gens de cette nation, qu'ils soumettoient leur jalousie à leur
superstition; soit qu'ils soient persuadés de la vertu des moines qui
fréquentent leurs maisons; soit qu'ils regardent le cocuage qui vient de ces
mêmes moines, comme une chose sainte, honorable, & faisant partie de leur
religion. Peut-être même qu'il y a un certain nombre d'indulgences attachées à
un mari cocufié par un religieux. En ce cas-là, je ne m'étonne plus qu'un simple
Espagnol soit assez zélé pour les gagner aux dépens de son front, puisqu'un
grand d'Espagne conduit un juif au supplice, & devient camarade des
familiers de l'inquisition, pour le même sujet.
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a vû des peuples recevoir avec de grandes
marques de vénération le cocuage procuré par le canal de la religion. Les payens
ne s'estimoient-ils pas fort heureux, lorsqu'il plaisoit à quelques-uns de leurs
dieux de venir faire ici-bas une caravanne, & d'y planter des cornes sur le
front de quelques maris? Ce bois étoit aussi honorable qu'une couronne:
Amphitrion, général Thébain, se tint fort honoré, que Jupiter voulût se servir
de son épouse pour faire un demi-dieu. (1)
[(1) Alcmène portoit trois lunes dans sa coëffure, pour faire connoître au
monde que Jupiter avoit triplé la nuit pour la caresser plus long-tems. Voilà
qui est fort singulier, dit un auteur moderne. Il lui devoit suffire que
la tête de son mari fût chargée d'un pareil pennache, & fortifiée
d'ouvrages-à-cornes & de demi-lunes, capables de l'emporter sur les tours de
la déesse Cybelle.
......Qualis Berecynthia Mater
Invehitur curru
Phrigias turrita per urbes (1).
Qu'étoit-il besoin qu'elle portât trois
lunes sur son front?
......Parvoque Alcmena superbit
Hercule, tergeminâ
crinem circundata lunâ (2)
Plusieurs interprêtes veulent que ces trois
lunes ayent eté le monument des trois nuits que Jupiter passa avec elle.
Bayle, dict. hist. & critiq. article Amphitrion, remarq. (F).]
[(1)
Virg. Aeneid. lib. 6. vers. 185.]
[(2) Stat. Thebaïd. lib. 6, vers. 288.]
[Pages d218 & d219]
Peut-être qu'un dévot Espagnol est aussi charmé d'appartenir par ricochet à
quelque Augustin ou à quelque cordelier, qu'un Thébain à une divinité du
paganisme.
Outre la liberté que les moines ont d'aller chez les femmes, & le respect
que les maris ont pour eux, les expédiens qu'ils ont pour cacher leurs
intrigues, leurs fourbes & leur hypocrisie, les favorisent beaucoup. Il
n'est point de mauvais pas en galanterie, dont ils ne se tirent heureusement.
Ils sçavent si bien déguiser leurs actions, que beaucoup de gens sont persuadés
qu'ils sont aussi chastes qu'Origène, sans être retenus par la même raison.
On m'a raconté l'histoire d'un carme, qui m'a paru fort plaisante. Ce
religieux étoit amoureux à Séville d'une jeune femme fort jolie. Le mari étant
allé faire un voyage, le révérend pere directeur ne manquoit pas de venir voir
tous les matins sa belle. Ses exhortations étoient beaucoup plus conformes aux
loix de l'amour, qu'à celles de l'hymen: & pour être plus en état d'être
bien entendu de sa pénitente,il se mettoit dans le même lit avec elle, &
passoit-là d'ordinaire deux ou trois bonnes heures.
Un jour qu'il en usoit ainsi librement avec sa maîtresse, le mari arriva. Le
carme surpris, n'eut que le loisir d'endosser sa robe au plus vite, & ne put
prendre sa culotte. Cet époux n'étoit pas de l'humeur de ceux qui regardoient le
cocuage monacal comme un moyen efficace pour la rémission des péchés.
[Pages d220 & d221]
Pendant que le moine s'étoit précipitamment ainsi revêtu de son froc, il
apperçut la culotte; & saisissant avec fureur ce témoin muet, mais cependant
bien convaincant, il l'enferma dans une armoire, & courut au couvent porter
sa plainte au supérieur. Je vais, lui dit-il, montrer par toute la
ville la culotte du pere Sébastiano, si vous ne me rendez bonne & briéve
justice. Je vous la promets, lui dit gravement le supérieur. Mais il faut
auparavant que je parle au pere dont vous vous plaignez: je ne puis le condamner
sans l'entendre; la justice veut que j'écoute également les deux parties.
Retournez chez vous: vous serez vengé, si vous avez raison.
A peine l'Espagnol eut-il quitté le supérieur, que le pere Sébastiano revint
au couvent. Il lui étoit inutile de nier le fait: la perte de sa culotte
marquoit évidemment son crime. Le supérieur habile homme, voyant combien il
étoit dangereux de laisser entre les mains du jaloux Espagnol des marques aussi
convaincantes de l'incontinence d'un de ses moines, résolut de ravoir au plutôt
cette fatale culotte. Soyez moins luxurieux à l'avenir, dit-il au pere
Sébastiano: & ne poussez plus ainsi la délicatesse jusqu'à vous mettre
entre deux draps. Il est indigne d'un carme de chercher de pareils secours.
Cette courte remontrance finie, il ordonna à tout le couvent de marcher en
procession à la maison du mari. Les moines obéirent, & le suivirent en
chantant leurs litanies. L'Espagnol, fort surpris de voir arriver tous ces
révérends peres, ne pouvoit comprendre le sujet d'une pareille cérémonie; il ne
fut pas long-tems à l'apprendre. Nous venons, lui dit le supérieur,
vous désabuser de votre erreur, & rechercher une des plus précieuses
reliques de notre couvent, que le pere Sébastiano avoit prise dans la sacristie,
sans mon ordre.
L'Espagnol n'entendoit rien à ce qu'on lui disoit. Il ne pouvoit deviner de
quelle relique on lui parloit. La colère l'avoit empêché de revoir sa femme
depuis qu'il étoit revenu du couvent, & il étoit bien éloigné de soupçonner
le tour qu'on vouloit lui jouer. La culotte, reprit le supérieur, que
vous avez enfermé dans votre armoire, & qui a causé votre méprise, est celle
que portoit pendant sa vie le bienheureux saint Raymond de Penafort. Le pere
Sébastiano ne l'avoit apportée du couvent, que pour la faire baiser à votre
épouse. Car c'est-là la plus spécifique de toutes les reliques, pour les femmes
qui demandent des enfans au ciel.
[Pages d222 & d223]
A ces mots, l'Espagnol, pénétré de respect pour la sainte culotte, ou plutôt
désespéré de se voir duppé sans oser s'en plaindre ni s'en venger, se prosterna
devant la relique, & s'écria à haute voix: O! toi! sainte culotte, de qui
l'on doit attendre une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel, ou que
le sable de la mer, pardonne-moi mon aveuglement, & aye pitié de mon
ignorance! Je ne sçavois pas, qu'après avoir autrefois pourvû aux infirmités
d'un grand saint, tu daignasses encore aujourd'hui subvenir si bénignement aux
pressantes nécessités de nos femmes. Puissent toutes celles de la ville éprouver
incessamment ton secours, aussi efficacement que la mienne. Le supérieur,
aussi charmé des voeux d'une priere de si bon augure pour ses freres, que de
l'heureux succès de son stratagême monacal, reporta en triomphe à son couvent la
culotte du bienheureux saint Raymond: & les superstitieux Espagnols,
pleinement convaincus de sa merveilleuse efficace, y ont toujours eu depuis une
dévotion très-particulière. Il est peu d'occasions, mon cher Monceca, où les
moines nazaréens ne sçachent se servir adroitement de la religion, pour couvrir
leurs désordres. Ce n'est pas qu'ils se soucient de garder les apparences, &
qu'ils cherchent à éviter le scandale. La seule crainte de perdre la bonne
opinion que les maris ont conçue d'eux les oblige à se contraindre. Ils cachent
le mal qu'ils font, non point par la honte du mal, mais pour avoir plus de
facilité à le commettre. Aussi faut-il avouer, que personne n'excelle mieux
qu'eux dans l'art de dissimuler.
Un célèbre prédicateur italien (1) faisoit dans Rome d'excellens sermons:
mais en descendant de la chaire, il alloit s'égayer chez des filles de facile
accès. On n'eût pas songé à le corriger de son intempérance s'il n'eût eu des
ennemis très-redoutables, qui vouloient se venger de certains traits hardis
qu'il lançoit contre eux dans ses discours publics.
[(1) Fontana Rosa. Il étoit dominicain, & grand ennemi des
jésuites.]
[Pages d224 & d225]
Un jour, entr'autres, prêchant dans saint Jean de Latran. Mes chers
freres, dit-il, _je ne sçais qui sont ceux qui se vantent d'être de la
compagnie de Jesus. Lorsqu'il nâquit, il n'eut d'autres compagnons qu'un boeuf
& un âne. Il passa sa vie parmi des Pharisiens & des Scribes, qu'il ne
put jamais convertir. Enfin il mourut entre deux larrons. Vous me feriez donc
plaisir, mes chers freres, de m'apprendre de laquelle de ces trois sortes de
race, viennent ceux qui se disent de la compagnie de Jesus. (1)
[(1) Fratelli carissimi, non so, disse, chi siano costoro, che si pregiano
di esser i compagni di Giesù. All'ora che nacque, non hebbe altri compagni che
un bue ed un asino. Passo la vita trà Farisei e Scribi, & i quali mai
vollero convertirsi. Morì alla fine in mezzo a due Ladri. Dite-mi, di grazia,
Fratelli cari, la compagnia di Giesù d'oggidì da qual di queste tre compagnie
deriva? Sig. de quom. tom. 1, pag. 130.]
Une plaisanterie aussi sanglante attira la haine des jésuites au prédicateur.
Ils jurerent qu'il ne leur échapperoit pas; & étant instruits qu'il alloit
passer quelques quarts-d'heure de la journée dans des maisons où ils ne
composoit pas certainement ses sermons, ils obtinrent un ordre du gouverneur de
Rome au barigel, d'arrêter le prédicateur, & de le conduire en prison, dès
qu'ils le trouveroient chez les courtisannes.
Les jésuites se tinrent au guet, & leur ennemi étant allé en maraude, ils
en avertirent le barigel. Celui-ci entra dans la maison & frappa à la porte
de la chambre. Mais le révérend pere, loin de l'ouvrir, commença à parler fort
haut, comme s'il n'eût point entendu ce qui se passoit. Le barigel, ennuyé
d'attendre, enfonce la porte d'un coup de pied, & entre dans la chambre avec
ses archers. Mais quelle est sa surprise! Il trouve le moine un chapelet à la
main, au bout duquel pendoient plus de deux cent médailles; & la prêtresse
de Vénus, à genoux à ses pieds, écoutant modestement un sermon que lui débitoit
le rusé moine. Elle fondoit en larmes. Oui, mon pere, lui disoit-elle,
je vais dorénavant changer ma manière de vivre. Rien ne pourra m'engager à
continuer une conduite que je reconnois être aussi mauvaise.
Le barigel & ses archers, aussi superstitieux que le sont tous les
Italiens, s'écrierent tous: Hé quoi! Est-il permis qu'on accuse ainsi les
gens de bien? Le moine, voyant qu'il étoit tems alors de faire retomber sur
ses ennemis le tour qu'on vouloit jouer, non content d'avoir prêché sa
maîtresse, fit au barigel une exhortation si pathétique, que celui-ci, bien loin
de songer à exécuter les ordres qu'il avoit reçus, alla apprendre au gouverneur
de Rome les actions saintes & pieuses dont il venoit d'être le témoin.
[Pages d226 & d227]
Les jésuites en furent pour leur courte honte, & le prédicateur fut plus
couru que jamais. Il lui fut permis de convertir autant de courtisannes qu'il
jugeroit à propos, & de s'enfermer tête-à-tête avec elles, pour leur parler
avec plus de liberté; & de quitter même son froc, si bon lui sembloit, &
s'il croyoit que cela pût servir à la multiplication des conversions. Les
jésuites se plaignirent des privilèges qu'on accordoit à leurs ennemis. Mais on
leur répondit, qu'on suivoit exactement les maximes de leurs théologiens
Espagnols; & que leurs peres Escobar, Sanchez, & beaucoup d'autres,
avoient maintes fois décidé ces questions-là. (1)
[(1) Voyez les Lettres Provinciales, p.102.]
Je ne sçais, mon cher Monceca, comment tu trouveras l'expédient du
prédicateur Italien. Mais il arrive tous les jours dans ce pays-ci cinquante
scènes encore plus comiques; & les moines Italiens sont des saints, en
comparaison des Espagnols.
Cependant, quelques commodités qu'une femme trouve dans une intrigue monacale
& quelque vogue qu'aient ici les moines, un certain instinct, né avec le
beau sexe, fait qu'ils ne sont reçus, que lorsqu'une femme ne peut trouver le
moyen d'avoir un cavalier pour amant. En ce cas, elle se jette entre les bras
des moines; ce qui n'arrive ordinairement que par la contrainte où elle est
retenue.
La façon de faire l'amour est fort différente chez les moines & chez les
cavaliers. Les premiers entrent dans les maisons, & chassent souvent les
maris. Les autres au contraire, restent dans la rue, & se morfondent à jouer
de la guitarre, sous les fenêtres de leurs maîtresses. Je te parlerai une autre
fois plus au long de ces derniers.
Porte-toi bien, mon cher Aaron: & félicite-toi de te trouver dans un pays
exempt de moines & d'inquisition.
De Madrid, ce...
***
[Pages d228 & d229]
LETTRE CXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople
L'état présent de la religion nazaréenne m'a souvent fait réfléchir, mon cher
Isaac, a celui dans lequel elle sera dans quatre ou cinq cent ans d'ici. Il est
certain, qu'il doit, pendant la durée d'un tems aussi long, arriver quelque
grande révolution qui en changera entièrement la face.
On peut considérer aujourd'hui le nazaréïsme comme une république agitée par
deux puissantes factions, qui ne peuvent jamais conclure aucune paix entr'elles.
Il faut nécessairement que l'une ou l'autre prenne entièrement le dessus, &
détruise sa rivale. Les partisans des pontifes Romains, & les adversaires de
ces mêmes pontifes, travaillent avec une égale passion à venir à bout de leurs
desseins. Il est impossible qu'il ne survienne quelque conjecture, & quelque
occasion favorable, dont l'un des deux partis profitera pour perdre l'autre.
Lorsqu'on fait attention à la rapidité, avec laquelle les réformés étendirent
leur pouvoir dans les commencemens de la division des nazaréens, & qu'on
examine le nombre des royaumes & de provinces qui ont reçu les sentimens des
docteurs protestans, on croiroit volontiers, que peu-à-peu ils deviendront les
maîtres absolus. Mais si l'on vient à jetter les yeux sur les événemens, qui,
depuis cent ans sont arrivés en Europe, on ne sçait plus à quoi s'arrêter. On
reste dans une incertitude, qui s'augmente à mesure qu'on cherche à s'éclaircir;
& les réflexions ne servent qu'à faire naître de nouveaux doutes. On
apperçoit un nombre de bons & de mauvais succès, qui, alternativement sont
arrivés aux réformés & aux papistes. Au commencement du siécle passé, près
de la moitié de la France étoit protestante. Aujourd'hui le calvinisme en est
entièrement banni. Voilà un gain considérable pour les partisans du pontife.
Mais ils ont perdu au-delà de la mer ce qu'ils avoient gagné en-deçà. Les
Anglois ont proscrit entièrement le papisme, & l'auront bientôt éteint dans
les deux royaumes qui leur sont soumis (1).
[(1) L'Ecosse & l'Irlande.]
[Pages d230 & d231]
Je crois qu'on peut jusques-là regarder le mal que se sont fait les deux
partis comme bien compensé. Il semble que l'avantage n'est point aussi égal en
Allemagne, & que les protestans y ont essuyé un échec considérable, dont les
suites peuvent leur être très-pernicieuses. Cet échec, c'est le changement de
religion des électeurs de Saxe, & leur retour à la communion Romaine. Ils
ont introduit dans leur état, & dans leur cour, les sentimens des papistes.
Ils ont, pour ainsi dire, attaché la coignée à l'arbre: il faudra qu'il tombe.
Car enfin, mon cher Isaac, c'est une chose, dont l'expérience a démontré la
certitude, que, lorsque plusieurs souverains continuent successivement à
professer une religion, tôt ou tard tous les peuples qu'ils gouvernent en
embrassent les opinions. En Suède, en Dannemarck, où les rois ont exercé sans
interruption le protestantisme, à peine aujourd'hui y trouve-t-on quelques
catholiques. Ils seroient en aussi petit nombre en Angleterre, si depuis le
regne d'Elisabeth, aucun prince papiste n'eût occupé le trône. Mais Jacques I.
& son fils ont rallumé un feu prêt à s'éteindre.
Si Louis XIII. & Louis XIV. eussent été aussi zélés pour détruire le
papisme, qu'ils l'ont été pour ruiner le protestantisme, il y auroit
actuellement en France beaucoup moins de catholiques que de réformés. Peut-être
ne resteroit-il pas un seul seigneur à la cour qui fût encore attaché au
souverain pontife. Il est impossible que, pendant la durée de quatre
générations, il n'y ait, dans toutes les familles un des chefs qui sacrifie à
son ambition la croyance de ses ancêtres. Si ce n'est pas l'aïeul qui change,
c'est le pere. Si ce n'est pas le pere, c'est le fils, ou le successeur de ce
dernier. C'est faire sans doute beaucoup de grace aux hommes que de penser qu'il
ne s'en trouve qu'un entre quatre qui soit capable d'une foiblesse qui lui
procure de grands biens & des honneurs. Tous les philosophes avouent que les
hommes sont en général plus portés aux vices qu'à la vertu. Mais en les
supposant beaucoup plus fermes & beaucoup plus stables qu'ils ne le sont, il
s'ensuit toujours que, pendant la durée de quatre générations, il doit dans
chaque famille se trouver un chef qui agira uniquement par des vues d'ambition
& de politique.
[Pages d232 & d233]
Mon prince, dira-t-il, croit à la vertu des indulgences. Hé bien,
que m'importe-t-il, dans le fond, d'approuver l'usage de ces indulgences? Il
faudroit que je fusse bien fou de ne pas être de la religion du souverain,
puisque c'est dans celle-là qu'on fait fortune. Ne serai-je pas fort heureux,
lorsqu'en continuant de rester protestant, j'aurai l'agrément de condamner des
sottises, qui n'en seront pas moins approuvées? Ne vaut-il pas mieux que je me
serve habilement de ces sottises pour parvenir à mes fins? Henri IV. né
pour porter une couronne, disoit qu' un royaume valoit bien une messe.
Moi qui ne suis fait que pour parvenir aux honneurs destinés à des nobles, je
soutiens qu'un régiment vaut en gros comme en détail toutes les béatilles
spirituelles de la croyance Romaine.
Un duc & pair n'est pas plus difficile à tenter qu'un simple gentilhomme.
Il ne faut que le flatter de l'espérance d'obtenir une place qui donne un
nouveau lustre au rang qu'il occupe. Combien se trouveroit-il peu de courtisans
à Versailles, dont la croyance pût tenir ferme contre l'espoir d'un bâton de
maréchal de France?
Pour être entièrement persuadé que la religion du prince absorbe tôt ou tard
toutes les autres, il ne faut qu'examiner le grand nombre de maisons illustres,
qui du tems de Henri IV. faisoient profession en France du protestantisme: les
Rohans, les Bouillons, les la Force, les Gondrins, & tant d'autres. Elles
sont toutes retournées au catholicisme. Est-ce une grace victorieuse qui a causé
ce changement? Un curé janséniste pourra être assez prévenu pour croire; mais un
jésuite raisonnera plus juste. Il accordera verbalement au ciel ce qu'il
attribuera dans le fond de son coeur à la politique. Il connoît trop les
ressorts cachés de cette science pour être la dupe des subites conversions qui
se sont faites à la cour sous Louis XIII. & Louis XIV.
Les protestans, mon cher Isaac, ne sont pas moins ambitieux que les papistes;
& par conséquent moins sujets à changer, lorsque leur vanité espère de
pouvoir être satisfaite. Si l'on ne trouve plus en France aucune maison de
distinction qui soit protestante, il n'en est aucune aussi dans toute la Suède,
& dans tout le Dannemarck, qui soit catholique. La religion du souverain a
opéré également dans ces différens royaumes, & elle produira par-tout le
même effet.
[Pages d234 & d235]
Les protestans doivent regarder comme un coup fatal l'élection d'Auguste au
royaume de Pologne. Elle a introduit dans les états de ce prince des sentimens,
qui, tôt ou tard y acquerront le même crédit que dans les autres pays
catholiques. Il est presque impossible qu'il ne vienne quelque jour un électeur
de Saxe zélé pour sa religion qui tâchera de donner le dernier coup au
protestantisme. Je regarde le prince qui regne aujourd'hui en Saxe, comme Henri
IV. quant à la religion. Son fils ressemblera peut-être à Louis XIII. & son
petit-fils à Louis XIV. Que deviendra en ce cas la religion réformée? Il n'aura
pas été nécessaire d'attendre jusqu'à la quatrième génération, pour qu'elle soit
entièrement détruite dans cette partie de l'Allemagne: elle y aura le même sort
qu'elle a eu dans le Palatinat & dans l'évêché de Spire.
Il paroît, mon cher Isaac, par ces différentes pertes que les protestans ont
souffertes depuis quelque tems en Allemagne, & que je ne trouve point
compensées par aucun accident fâcheux arrivé aux papistes, que ces derniers
pourroient insensiblement reprendre le dessus, & regagner tout ce qu'ils ont
perdu, ou du moins une grande partie. Ils avoient pour y parvenir un moyen bien
utile & bien certain; mais la politique & l'intérêt des princes ne leur
ont pas permis d'en faire usage. Si la cour de Vienne eût voulu choisir pour
l'époux de l'aînée des archiduchesses un des princes protestans, il n'en est
aucun qui n'eût dit que les royaumes de Hongrie & de Bohême, & les
états d'Autriche & de Silésie, valoient toutes les grandes-messes qu'on a
jamais chantées, & qu'on chantera jamais. Je suppose donc pour un
instant, mon cher Isaac, que le prince royal de Prusse eût pû avoir ce qu'a
obtenu le duc de Lorraine, la religion catholique étoit rétablie dans la Prusse
& dans le Brandebourg. Elle y devenoit la croyance dominante & celle qui
conduisoit aux honneurs, & par conséquent celle qui auroit été bientôt
embrassée par les courtisans, par toutes les personnes ambitieuses, & avant
la quatriéme génération par toutes les familles distinguées.
Dans le moment que je t'écris, mon cher Isaac, il me vient dans l'esprit une
pensée assez singulière. Si les papistes sçavoient user habilement de leurs
avantages, avec le seul royaume de Pologne, ils pourroient dans moins de deux
cent ans rendre toutes les cours d'Allemagne soumises aux ordres du pontife
romain.
[Pages d236 & d237]
Il faudroit seulement pour cela que cet état électif fût le partage d'un
prince protestant qui se rendroit catholique. Après avoir gagné la Saxe, on
offriroit la couronne au roi de Dannemarck. Lui mort, on éliroit le roi de
Suède. Ainsi, dans l'espace de deux siécles, il se trouveroit que la Pologne
auroit valu monnoie de religion, sept ou huit fois plus que ne vaut la France,
Henri IV. n'ayant apprécié son royaume qu'au prix d'une seule messe.
Il est certain que les papistes ont dans les élections de l'Empire & de
la Pologne deux grands moyens pour s'aggrandir, dont tôt ou tard ils se
serviront utilement. Ils ont déja ressenti l'utilité du premier. Pourquoi dans
la suite ne profiteront-ils pas du second? Ce qui n'arrive pas dans deux
siécles, peut arriver dans trois. Il y a cinquante ans qu'on auroit trouvé
extraordinaire, qu'on eût assuré que la Saxe seroit bientôt gouvernée par un
prince catholique, & la Pologne par un électeur peu auparavant protestant.
De nos jours, on a vû tous ces événemens. Nous regardons actuellement comme une
chose hors de vraisemblance de supposer un roi de Prusse papiste & empereur.
Nos arrières-neveux n'en seront peut-être pas étonnés.
Les réformés n'ont point les mêmes avantages que leurs adversaires. Ils n'ont
parmi eux aucun royaume électif. Ils ne sçauroient espérer d'attirer dans leur
parti aucun souverain, par l'espoir de posséder une seconde couronne. Tout ce
qu'ils peuvent faire, c'est de s'assurer la paisible possession de certains
états qui ne peuvent rien avoir de commun avec les élections des souverains. La
Hollande, les cantons Suisses, les villes Impériales protestantes ne seront
jamais dans le cas des royaumes gouvernés par des princes. Mais qu'est-ce qu'une
aussi petite étendue de pays, eu égard à celui que possédent tant de rois
protestans qui peuvent être tentés d'embrasser le catholicisme par l'offre d'une
couronne?
Toutes ces raisons, mon cher Isaac, me persuadent, que malgré les progrès
étonnans que le protestantisme a faits dans ses commencemens, il pourroit bien
dans les suites perdre peu-à-peu tous ses avantages & être réduit dans un
état très-médiocre. Les dommages qu'il a essuyés en France & en Allemagne,
ne me paroissent pas également compensés par ceux qu'a souffert le papisme en
Angleterre.
[Pages d238 & d239]
Le changement des électeurs de Saxe fait pencher la balance vers les
catholiques, & je ne vois guère comment leurs adversaires pourront réparer
cet échec. Il est vrai qu'ils sont encore très-puissans: mais enfin il est des
conjonctures où toutes les forces humaines ne servent à rien. S'il arrivoit
encore qu'un seul souverain du Nord vînt à changer de religion, les affaires du
protestantisme se trouveroient en Allemagne dans un fort mauvais état. Peut-être
cela n'arrivera-t-il pas; j'en conviens. En ce cas, les réformés seront toujours
en état de faire tête à leurs ennemis. Peut-être aussi ce changement aura-t-il
lieu. Par conséquent les papistes prendront entièrement le dessus.
Je pense donc être fondé, mon cher Isaac, lorsque je te dis que les
réflexions qu'on fait sur l'état où sera le nazaréïsme dans trois ou quatre
siécles, ne servent qu'à faire naître des doutes. Le tems seul pourra éclaircir
un mystère aussi impénétrable. Qui sçait, si dans deux cent ans d'ici, loin que
la France songe à protéger le pontife Romain, elle ne lui sera pas opposée,
& ne suivra pas des sentimens différens de ceux des réformés? Qui peut
deviner si quelque nouvelle opinion n'aura pas la vogue? Les disputes qui
s'élevent journellement entre les théologiens papistes, servent autant au
protestantisme, que l'ambition d'obtenir un royaume électif est utile au
catholicisme. La nature n'a pas oublié la manière dont elle forma le cerveau des
premiers réformateurs. Elle n'a qu'à produire, dans de certaines conjonctures en
France, un novateur entreprenant tel que Calvin; le changement de deux princes
protestans ne répareront pas les dommages qu'un tel particulier causera au
papisme.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & vis content & heureux.
D'Amsterdam, ce...
***
LETTRE CXIII.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
Je réponds, mon cher Monceca, à la lettre que tu m'as écrite sur
l'incertitude de l'état futur du nazaréïsme.
[Pages d240 & d241]
Il y a beaucoup d'apparence qu'avant que deux siécles se soient écoulés, il
arrivera dans les sectes de cette religion des événemens très-considérables.
Mais je pense que le papisme doit plus appréhender que le protestantisme,
quelque dangereuse révolution. Tu me paroîs persuadé du contraire. Je me flatte
que si tu fais attention à mes raisons, tu changeras de sentiment, & que tu
verras clairement, que le crédit des pontifes Romains ne s'est point accru en
Europe depuis deux cent ans. Il a diminué considérablement au contraire, &
la cour de Rome a moins de pouvoir aujourd'hui qu'elle n'en avoit peu de tems
après la réforme.
L'exil des protestans François n'est point une juste compensation de la
totale destruction des catholiques en Angleterre. Les rois de France n'ont
jamais été protestans. Ainsi même en suivant tes principes, tu m'avoueras qu'on
ne doit point regarder le protestantisme dans leur état comme une religion qui
dût y faire dans les suites de grands progrès; celle du prince absorbant &
détruisant à la longue toutes les autres. Les réformés, après la mort d'Henri
IV. auroient dû prévoir ce qui leur est arrivé. Etoit-il possible qu'ils pussent
long-tems résister à des ennemis, qui étoient soutenus par le crédit & par
les forces du souverain? Les catholiques Anglois avoient au contraire tout lieu
de se flatter d'un heureux succès. Ensuite du regne de plusieurs souverains
protestans un prince papiste fut mis sur le trône: c'étoit pour eux un coup
d'état. Que ne devoient-ils pas espérer d'obtenir dans les suites? Mais les
choses changerent tout-à-coup. Ce prince sur lequel ils fondoient leurs
espérances, fut obligé d'abandonner son royaume: & ses sujets signalerent
son exil par un acte authentique, qui exclut pour jamais de la couronne
d'Angleterre tout prince attaché à la croyance du pontife Romain. Considère, mon
cher Monceca, combien le papisme a plus souffert que le protestantisme dans ces
différentes révolutions. Les réformés ont été bannis d'un pays où le prince
étoit contre eux, & où depuis long-tems leurs priviléges étoient entièrement
supprimés. Les catholiques ont été proscrits, dans trois royaumes, où le prince
les protégeoit, où ils se flattoient de dominer par son crédit, & où tout
sembloit concourir à leur donner les plus hautes espérances.
[Pages d242 & d243]
D'ailleurs, par l'exil des protestans François, le papisme ne se met point à
l'abri des attaques de quelques nouveaux adversaires: au lieu que les réformés
d'Angleterre ont opposé des barrières insurmontables aux attaques de la cour de
Rome. S'il s'élève une nouvelle secte à Londres dans le sein des Presbytériens
ou des Anglicans, elle ne songera jamais à nuire au protestantisme en faveur du
papisme. Mais s'il vient à s'établir en France quelque nouveau dogme, il ira
toujours à la destruction de l'autorité des pontifes Romains. L'expérience
démontre cette vérité. Les jansénistes ont succédé aux protestans. Tôt ou tard
ils en viendront avec la cour de Rome à des démêlés aussi grands que ceux
qu'eurent avec elle les premiers réformateurs.
Prends garde, mon cher Aaron, que toutes les nouvelles sectes, qui naîtront
dans la suite des tems, tendent toutes à la destruction du papisme, & ne
portent aucun préjudice au protestantisme. Il y a cinquante ans que tous les
Hollandois catholiques n'avoient qu'une seule croyance. Aujourd'hui ils sont
divisés entre eux: la moitié est moliniste, & l'autre est janséniste. Le
papisme a beaucoup souffert de cette séparation, pendant que le protestantisme
en a profité en quelque manière.
Tu diras, peut-être, mon cher Monceca, que les protestans sont sujets aux
mêmes inconvéniens que leurs adversaires: & que les nouvelles opinions, qui
trouvent chez eux un nombre de partisans, leur deviennent très-nuisibles,
puisqu'elles diminuent,les sectateurs des points fondamentaux du protestantisme.
Mais je te répondrai, que les sectes qui naissent dans la religion protestante
ne lui portent qu'un léger préjudice, parce qu'elles s'accordent toutes à
soutenir & à prêcher la totale destruction du papisme. Elles sont si
attentives à chercher le moyen de nuire à l'ennemi commun, qu'elles ne pensent
point à se persécuter mutuellement. Les disciples de Luther, ceux de Calvin,
ceux de Menno & ceux d'Arminius, sont également occupés d'un même dessein,
& tendent au même but, par divers chemins. Dès qu'il s'agit de porter
quelque coup au papisme, elles se réunissent. La haine du pontife Romain est le
noeud & la liaison des différentes sectes nazaréennes: & quand il en
naît quelque nouvelle dans le papisme, elle embrasse d'abord les sentimens des
autres sur ce qui concerne l'abaissement de la cour de Rome.
[Pages d244 & d245]
La conduite outrée des prêtres & des docteurs catholiques donne encore un
grand avantage aux protestans: & tôt ou tard, elle ruinera entièrement le
papisme. Lorsqu'il se forme quelques divisions dans la religion Romaine, le
pontife retranche d'abord de sa communion ceux dont les sentimens lui
déplaisent. Il se passe peu de siécles où il n'arrive de pareilles séparations.
Ces branches coupées & arrachées, diminuent l'arbre & &
insensiblement il ne restera plus que le tronc demi-pourri, & incapable de
pousser de nouveaux rejettons. Les protestans agissent d'une manière beaucoup
plus sage, & bien plus prudente. Ils ne persécutent point les sectes qui se
sont formées parmi eux: ils se contentent de ne pas les approuver: & par une
conduite aussi modérée, ils les empêchent de se porter aux extrémités où le
papisme, par ses cruautés, force toutes celles qui naissent dans son sein de se
porter.
Voilà, mon cher Monceca, bien des raisons qui me feroient croire que le
protestantisme a moins à craindre que le papisme d'être détruit par la durée du
tems. Il est vrai que l'objection que tu tires du changement des princes
protestans & de leur retour à la communion Romaine, semble les balancer.
Mais en parcourant l'état présent des affaires de l'Europe, tu verras que cet
avantage des catholiques est moins considérable, que celui que les réformés
peuvent retirer quelque jour des victoires d'un seul prince ennemi du pontife
Romain. Tu supposes, que par la seule élection à la couronne de Pologne, dans
l'espace de cent ans, on doit attirer trois différens monarques à la religion
Romaine. Je conviens que cela peut s'effectuer: mais qui peut aussi s'assurer,
que dans quelques siécles d'ici toute la Pologne ne sera pas protestante. Tu ne
dois pas trouver extraordinaire, que je croye qu'il soit possible que l'autorité
du pontife Romain puisse y être entièrement détruite. Cette Pologne dont tu
tires aujourd'hui tant d'avantages pour les papistes, a pensé devenir
luthérienne il n'y a pas vingt ans. Si elle ne l'est pas actuellement, il ne
faut l'attribuer qu'à la vaste ambition, & à la politique mal-entendue de
Charles XII. roi de Suède, qui, après s'en être rendu le maître, & pouvant
la réduire en province & la joindre à ses autres états, aima mieux s'aller
faire battre à Pultawa, & perdre dans un seul jour les conquêtes de
plusieurs années, que de s'assurer la paisible possession des états qu'il avoit
soumis.
[Pages d246 & d247]
La passion qu'avoit assez mal-à-propos ce prince, d'imiter Alexandre, &
de faire des rois à son exemple, lui fit mettre Stanislas sur le trône de
Pologne. Les papistes ne sont donc redevables de la conservation de cette
couronne, qu'à la sottise d'un prince protestant. Un politique de ces derniers
tems convient de cette vérité, quoiqu'il excuse Charles XII. & qu'il loue le
désintéressement & la grandeur d'ame de ce monarque dans la cession du
royaume qui lui appartenoit par droit de conquête. Le comte Piper, dit
cet auteur (1), voyant Charles maître de la Pologne, lui proposa de la garder
pour lui... & à l'exemple de Gustave Vasa, de la rendre luthérienne. L'idée
de se dédommager de ses frais, d'augmenter son royaume, d'étendre sa religion,
& de se venger du pape dont il haïssoit la domination, le fit balancer un
moment. Mais quand il vint à considérer, qu'il avoit déclaré aux Polonois, qu'il
n'en vouloit point à leur nation, & qu'il leur avoit seulement demandé de
chasser Auguste, & d'élire un autre roi. Je ne veux point d'un royaume,
lui dit-il, que je ne sçaurois garder pour moi, sans manquer à mes
promesses: & dans cette occasion, il est plus honorable de donner une
couronne que de la garder. Je doute que le Czar eût jamais pensé assez
noblement, pour avoir l'honneur de tenir sa parole à ce prix.
[(1) Ouvrages politiques de M. l'abbé de Saint-Pierre, tome 9, pag. 35.]
Sans examiner, mon cher Monceca, si c'est avec raison que cet auteur loue le
désintéressement de Charles XII. je me servirai de ses dernières paroles, pour
en tirer les preuves d'un autre avantage que les ennemis du pontife Romain
peuvent avoir quelque jour sur leurs adversaires. Il avoue de bonne-foi, que si
le Czar eût été maître de la Pologne, ainsi que l'étoit Charles XII. il n'eût
pas hésité à la garder pour lui, & l'eût jointe aux autres provinces de la
Moscovie. Qui sçait ce qui peut arriver dans quelques siécles? Nous voyons déja
que les Moscovites donnent des rois aux Polonois: pourquoi dans la suite ne
jugeront-ils pas à propos de les soumettre entièrement? La puissance des
Moscovites portera tôt ou tard un préjudice considérable au papisme, dans les
états qui les confinent.
[Pages d248 & d249]
On ne sçauroit disconvenir, que toutes les conquêtes qu'ils font n'augmentent
le pouvoir d'une nation ennemie mortelle de la cour de Rome. La haine des
protestans est légère, en comparaison de celle des nazaréens de la croyance
Grecque. Les Moscovites donnent déja des marques de leur antipathie pour le
pontife Romain. La Czarine sollicite vivement l'empereur en faveur des réformés
Hongrois. La politique exige qu'on ne lui refuse pas ce qu'elle demande. Les
réformés ont acquis tout-à-coup un puissant secours dans le Nord. Il y a
quarante ans que les Moscovites paroissoient aussi inutiles, & aussi
étrangers aux disputes des catholiques & des protestans, que les Quakres le
sont aujourd'hui. Qui peut prévoir les nouveaux événemens qui donneront d'autres
alliés aux réformés? Ils sont assurés que l'ambition & la tyrannie de la
cour de Rome travailleront à leur en faire. Elles leur en procureront jusques
dans son sein. On peut dire de la Rome moderne ce qu'un illustre poëte a dit de
l'ancienne:
...... Ce n'est point au bout de l'univers,
Que Rome fait sentir tout
le poids de ses fers.
Et de près inspirant les haines les plus fortes,
Tes plus grands ennemis,Rome, sont à tes portes. (1)
[(1) Racine, dans la tragédie de Mitridate, acte III, scène I.]
Je pense qu'on peut mettre les Vénitiens au nombre de ces ennemis cachés, que
la seule politique force à conserver quelque bienséance. Combien n'est-il pas
d'autres peuples, qui soumis en apparence au pontife Romain sont toujours
attentifs à se défendre contre ses attaques. Ils dissimulent, parce qu'ils
croient avoir intérêt de dissimuler. Si cet intérêt venoit à cesser, s'il
changeoit de face, avec quelle joie ne secoueroient-ils pas entièrement un joug,
qui depuis si long-tems leur paroît insupportable?
Ce n'est pas seulement par des voies indirectes, que la cour de Rome
travaille, sans le connoître, à l'augmentation du protestantisme: elle s'y prête
quelquefois volontairement. Les intérêts personnels des pontifes l'emportent
quelquefois sur les obligations & les devoirs de leur rang. Il s'en est
trouvé plusieurs qui ont favorisé ouvertement les réformés. Innocent XI. a été
en partie cause de l'extinction du papisme en Angleterre, & du bannissement
du roi Jacques.
[Pages d250 & d251]
Si deux ou trois pontifes avoient les mêmes intérêts de famille & de
politique que celui-là, que deviendroit le papisme, les protestans profitant
alors habilement de leurs avantages? Ils conviennent, de bonne-foi, de ceux que
fournit la haine d'Innocent XI. contre la France. Le roi, dit un auteur
de leur communion (1), écrivit une lettre au cardinal d'Etrée, qui fut
communiquée aux cardinaux. Il s'y plaignit de cette conduite du pape, & il
marquoit en particulier le préjudice que l'Europe & l'église pouvoient
souffrir de ce que le pape avoit déja fait contre le cardinal de Furstemberg. Il
attribuoit à cette partialité les mouvemens qui se formoient contre le roi
Jacques en faveur de la religion protestante, &c. Cette lettre semée dans
Rome, fut peut-être un motif qui porta le pape à favoriser de plus en plus le
prince Clément de Bavière, au préjudice du cardinal de Furstemberg. Or par
l'exclusion de cette éminence, il se vengea au centuple de tous les affronts
qu'il pouvoit avoir reçus. Il ôta au roi de France l'avantage d'être l'arbitre
de la paix & de la guerre, & il l'engagea à être en guerre
nécessairement avec presque toute l'Europe. Il vit bientôt l'effet de cette
conduite; & s'il ne vécut pas beaucoup après une si terrible vengeance, il
vécut assez pour avoir la joie de voir la France attaquée par tant d'ennemis,
que selon les conjectures générales, elle devoit succomber & fondre comme un
abîme dès la premiere campagne.
[(1) Bayle, dic. histor. & critiq. Article Innocent XI.]
Après avoir réfléchi sur la conduite d'Innocent XI. examine, mon cher
Monceca, celle de Sixte-Quint, qui favorisa ouvertement les intérêts de Henri
IV. & d'Elisabeth, au préjudice de ceux de Philippe II. & tu seras
persuadé, qu'il n'est pas impossible que les protestans ne retirent pour leur
conservation, & même pour leur aggrandissement, de puissans secours des
pontifes Romains.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux & donne-moi
de tes nouvelles.
Du Caire, ce...
***
[Pages d252 & d253]
LETTRE CXIV.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Depuis ma derniere lettre, j'ai fait, mon cher Monceca, quelques nouvelles
réflexions sur les changemens qui peuvent arriver dans le nazaréisme: & je
pense avoir découvert de nouvelles raisons, qui favorisent beaucoup mon opinion.
L'amour que les laïques ont pour les sciences, le mépris dans lequel est tombée
la philosophie scholastique, celui qu'on a pour les moines, autrefois les seuls
dépositaires des livres & des manuscrits, tout cela concourt unanimement à
la destruction du crédit de la cour de Rome.
Ce fut à la faveur de l'ignorance & de la superstition, que les pontifes
Romains établirent leur pouvoir. Les peuples aveuglés, baiserent avec respect
les liens qu'on leur donnoit. Aujourd'hui le retour des sciences a fait tomber
le bandeau; & la vérité reparoît avec éclat. Les laïques, instruits des
foiblesses de leurs peres, ne seront point, ainsi qu'eux, les dupes des
tromperies ecclésiastiques & monacales. Le premier instant, où l'ignorance a
commencé à perdre ses droits, doit être regardé comme le moment fatal où
l'abaissement de la cour de Rome fut ordonné par le ciel. Depuis que les laïques
ont fait usage des talens que la divinité dispense à tous les hommes; &
qu'ils ont compris que l'esprit étant le plus bel appanage de l'humanité,
c'étoit préférer l'état des bêtes à celui des hommes, que de ne point cultiver
les sciences; la superstition, le pouvoir des pontifes,& les ruses de leurs
partisans, perdent tous les jours de leur crédit. Les hommes, prévenus contre
les stratagêmes qu'on employoit autrefois pour les tromper, ne peuvent plus être
menés avec cette même facilité. Avant de leur faire recevoir un sentiment, il
faut leur donner le loisir de l'examiner; & il arrive souvent qu'ils le
rejettent comme contraire à la raison & aux régles de l'équité. Dans les
siécles passés, un pontife autorisoit toutes ses passions en les couvrant du
voile de la religion. Le peuple les regardoit comme les suites d'un saint zèle.
[Pages d254 & d255]
Hildebrand contraignit l'empereur, Henri IV. de paroître devant lui, après
huit jours de jeûne & de prison, dans l'attitude humiliante d'un criminel.
Aujourd'hui on fait flétrir, & l'on condamne au feu les écrits d'un pontife
qui contiennent quelque chose d'injurieux à la personne ou à la mémoire des
souverains.
Prends garde, mon cher Monceca, que la ruine du pouvoir de la cour de Rome
est allée plus ou moins vîte, selon que les sciences ont été plus ou moins
cultivées des laïcs. Dans les premiers tems, où quelques-uns commençoient déja à
se distinguer par leur sçavoir, Boniface VIII. voulut imiter Hildebrand; mais il
y réussit mal dans ses projets. Philippe le Bel le mortifia dans plusieurs
occasions, & le fit insulter par son ambassadeur jusques sur le trône
pontifical. Lorsque les belles-lettres eurent pris de nouvelles forces sous
François I. & que l'Europe entière commença à les cultiver, l'empereur
Charles-Quint joignit le mépris à l'insulte: il ordonna qu'on priât Dieu dans
tous ses états pour la délivrance du pape, qu'il tenoit lui-même prisonnier dans
le château Saint-Ange. Louis XIV. poussa enfin les choses plus loin qu'aucun
autre monarque: il fit élever au milieu de Rome un monument éternel de
l'avilissement des pontifes Romains; & il vengea par la construction d'une
pyramide l'honneur de tous les rois tant de fois outragés.
Les souverains qui ont mortifié si cruellement les pontifes, se piquoient
cependant d'être fort zélés pour le nazaréïsme. Juge donc, mon cher Aaron, ce
que pourroient faire contre le papisme d'autres souverains, qui seroient
entièrement persuadés, que le pouvoir de la cour de Rome est directement
contraire aux points fondamentaux de la religion nazaréenne.
Puisque c'est au retour des sciences que les princes doivent le droit qu'ils
ont acquis de se défendre contre les insultes des ecclésiastiques, on peut poser
pour un principe certain, que plus les peuples deviendront éclairés, & plus
le fantôme du papisme s'évanouira. Bientôt il ne fera plus d'impression que sur
l'esprit de quelques femmelettes, & de quelques imbécilles.
Il suffisoit autrefois que les pontifes dispensassent du serment de fidélité
les sujets d'un souverain pour faire naître quelque révolution dans les états
les plus tranquilles. Les crédules nazaréens se figuroient qu'un royaume mis à
l'interdit, qu'un roi excommunié alloient attirer le tonnerre,& que le ciel
n'avoit point de carreaux qu'il ne lançât sur de misérables mortels, assez
orgueilleux pour résister au vicaire de la divinité.
[Pages d256 & d257]
Aujourd'hui, non-seulement les peuples sont persuadés, que les foudres du
Vatican n'ont jamais nui à la santé de personne, mais même les François, &
plusieurs autres nations, soutiennent avec beaucoup de feu, que les pontifes
Romains ne sont point en droit d'excommunier les rois. S'ils osoient tenter à
présent ce qu'ils ont exécuté dans les siécles passés avec tant de bonheur &
de facilité, les sujets, sans que les princes parussent prendre part à l'offense
qu'on leur feroit, puniroient eux-mêmes la témérité de la cour de Rome. S'il
étoit advenu par mal-talent, dit Pasquier, (1) que le pape mît en
interdiction le roi & son royaume, pour l'exposer en proie au premier
occupant; encore que nous fussions sur nos pieds d'en appeller au concile futur;
si est-ce que, sans entrer en une involution, choisissant la plus courte voie,
l'appel comme d'abus nous y peut porter remédes, comme étant ceci une entreprise
faite, non-seulement contre la parole expresse de Dieu, qui est plus forte, par
laquelle il ne veut point que la jurisdiction ecclésiastique ait aucune
puissance sur la temporelle. Pour le faire court, nous pouvons sur ces modéles,
nous pourvoir contre toutes les entreprises qui pourroient être faites à la cour
de Rome, tant contre le roi que les ordinaires, voire contre les dispenses
mêmes, quand on voit que par surprise & obreption que l'on a fait au saint
siége, elles tournent plus à la destruction qu'à l'édification de l'église.
Autrement, disoit Gerson, ce n'est user de la plénitude de puissance, mais
abuser pleinement de sa puissance.
[(1) Recherches de la France, liv. 3. chap. 34. p. 28.]
Il me semble, mon cher Monceca, qu'il eût été dangereux, je ne dis pas à un
prince ordinaire, mais même à un souverain redoutable, de s'expliquer dans les
termes de Pasquier, sous le pontificat d'Hildebrand: & actuellement un
simple particulier soutient publiquement ces sentimens. Les magistrats vont plus
loin: il les autorisent; & il n'est un seul conseiller au parlement, qui
n'ait cent fois plus de pouvoir contre la cour de Rome, que n'en eut l'empereur
Henri IV.
[Pages d258 & d259]
Il faut donc avouer, que depuis le regne de cet infortuné monarque,
jusqu'aujourd'hui, la puissance du papisme est pour le moins autant diminuée,
qu'il se trouve de disproportion entre le crédit d'un simple juge, & celui
d'un souverain.
Je conviens, mon cher Monceca, qu'il est de certains tems, où le pouvoir des
pontifes Romains semble prendre quelque force, & jette des étincelles qui
font craindre les effets d'un feu, qui n'est point encore éteint, & qui,
pour couver sous la cendre, n'en est peut-être que plus redoutable. Mais ces
lueurs passagères sont les dernières d'un feu qui n'ayant plus de matière à
consumer, est forcé de s'éteindre par le manque de nourriture; la superstition
& l'ignorance étant les seules matières qui le faisoient subsister. Tous les
efforts que font les partisans de la cour de Rome, seront inutiles. Ils ne
pourront soutenir un bâtiment ébranlé jusques dans ses fondemens, prêt à tomber
aux moindres secousses. Les poutres, avec lesquelles ils tâchent de l'étayer, ne
font qu'éloigner sa ruine de quelque tems. Les troubles & les divisions que
les jésuites causent en France depuis plusieurs années, sont beaucoup plus
préjudiciables au papisme, qu'ils ne lui sont favorables. Les disputes sur
l'autorité des pontifes Romains, servent à éclairer toujours davantage les
esprits, & par conséquent à la détruire. Il est des matières qui perdent
infiniment à être éclaircies. Les choses qui concernent la cour de Rome sont
dans ce cas. On n'a jamais pensé à les approfondir, qu'elles n'aient perdu leur
prix. Si l'on n'eût jamais songé à faire recevoir cette constitution, qui
fait aujourd'hui tant de bruit, & qu'on eût toujours ôté au peuple la
connoissance des disputes théologiques, les différens partis qui divisent
aujourd'hui la France, ne seroient composés que de quelques ecclésiastiques
ardens à se contrarier mutuellement. L'on a voulu que les peuples entrassent
dans une querelle qui leur étoit absolument indifférente. Les pontifes ont cru
bonnement qu'ils trouveroient encore des dupes, toujours prêtes à adopter leurs
caprices. Pour rendre odieux les jansénistes, ils ont tenté de défendre aux
simples particuliers d'avoir aucun commerce avec des gens qu'ils disoient
soutenir des erreurs. Les François, accoutumés à ne plus croire la cour de Rome
sur sa parole, ont examiné si ce qu'on leur disoit étoit véritable. Cet examen a
produit tout le contraire de ce qu'espéroient les pontifes.
[Pages d260 & d261]
Les trois quarts du royaume ont embrassé les opinions qu'on vouloit faire
condamner, & auxquelles les simples bourgeois n'auroient jamais pensé, si
l'on ne leur eût donné la curiosité de les connoître.
Les mouvemens que les partisans de Rome se donnent actuellement, pour
remédier à ces maux, sont inutiles. Ils viendront bien à bout, pendant quelque
tems, de pouvoir abaisser ces nouveaux ennemis des pontifes. Mais ils sont en
trop grand nombre, pour pouvoir être détruits. Quand ils auront repris de
nouvelles forces, & réparé les maux qu'ils ont soufferts, ils reparoîtront
tôt ou tard avec plus d'audace & d'intrépidité qu'auparavant. Si ce n'est
pas sous le même nom & sous le même étendart, ils seront toujours conduits
par le même esprit. Je veux que le jansénisme soit détruit dans dix ans à Paris.
Il faudroit néanmoins plus de deux siécles, pour y diminuer la haine que les
habitans ont contre les pontifes. Qui sçait d'ailleurs si cette haine ne sera
pas autorisée quelque jour par le souverain? Que faut-il pour rendre un roi de
France ennemi de la cour de Rome? Un léger démêlé avec cette cour, une grace
refusée, & qu'elle auroit dû accorder. L'amour enfin, ce dieu qui dompte
tous les obstacles, peut détruire dans un instant ceux qui semblent s'opposer à
la séparation de la communion Françoise & de la Romaine. Une maîtresse
janséniste, ou qui favorisera quelque nouvelle opinion, fera dans un instant ce
qu'on n'a pû exécuter pendant plusieurs siécles. Observe, mon cher Monceca, que
presque toutes les nouvelles sectes sont redevables aux femmes de leur
aggrandissement. Quelles obligations n'a pas eu le protestantisme à la reine
Marguerite? Quel fruit n'a-t-il pas retiré des démêlés que Henri VIII. eut avec
la cour de Rome, au sujet d'Anne de Boulen? Qui sçait, si dans cent ans d'ici
& même plutôt, quelque Françoise, aimée de son roi, & partisanne des
nouvelles opinions, ne causera pas la même révolution en France, que celle que
l'on a vu arriver dans tant de pays différens, lors même qu'on s'y attendoit le
moins, & qu'on croyoit les choses dans l'état le plus tranquille & le
plus assuré?
[Pages d262 & d263]
Qui auroit pensé, que ce même Henri VIII. qui non content de soutenir le
papisme par l'autorité royale, voulut encore le défendre comme simple
particulier, prit la plume & se fit auteur, seroit devenu dans les suites
son plus cruel adversaire, & auroit soustrait pour toujours son royaume de
l'autorité des pontifes?
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
En arrivant à Berlin, mon cher Isaac, je n'ai pas été médiocrement surpris
d'y trouver Jérémie Plozsi, que tu as vû pendant plusieurs années à
Constantinople, & que la mort de son pere a obligé de passer en Allemagne.
Il a perdu une partie de ses biens, qu'on a retenue, sous le prétexte de
certaines malversations imaginaires qu'on l'accusoit d'avoir faites dans la
direction de la maison d'un riche gentilhomme dont il avoit été l'intendant.
Cette ruse est assez ordinaire dans ce pays, où l'on se sert très-souvent de cet
expédient, pour profiter du travail & des fatigues d'un infortuné Israélite.
Jérémie Plozsi m'a fait voir toutes les beautés de Berlin. Cette ville tient
un rang distingué parmi les belles de l'Europe. Ses rues sont bien larges &
bien percées. Ses maisons sont bâties d'un fort bon goût; & leur
architecture est relevée par leur symétrie. Le palais royal est d'une grande
magnificence, quoiqu'il ne soit pas encore achevé. Les fauxbourgs de Berlin
disputent en beauté & en grandeur avec la ville. Celui de Frédéricks-Stadt
l'emporte sur les autres. Les rues y sont tirées au cordeau, & d'une
longueur considérable.
Les habitans de ce pays ont en général les mêmes moeurs que les autres
Allemands. Ils sont francs, honnêtes-gens, braves soldats, incapables de se
prévenir pour une nation plutôt que pour une autre: le mérite leur est cher
par-tout; & il leur est égal de louer un étranger ou un homme de leur
patrie, dès qu'ils ont également du mérite. Ils regardent les hommes comme
pétris du même limon. Ils croient avec raison, que penser, réfléchir, juger,
tirer des conséquences, est un privilége donné à tout être raisonnable; &
que les gens sensés doivent profiter du bon de toutes les nations, sans avoir la
foiblesse de rejetter une chose excellente, & de chercher à la critiquer,
parce qu'elle a été faite en deçà ou au-delà du Rhin. Ils laissent aux Anglois
la ridicule imagination de penser qu'un homme né à Douvres est beaucoup plus
excellent qu'un autre né à Calais.
[Pages d264 & d265]
Les Allemands sont les anciens peres des François; & peut-être ces
derniers leur sont-ils redevables d'une partie de ce qu'ils ont de bon dans
leurs moeurs. J'ai vû plus d'un François, lorsque j'étois à Paris, persuadé de
ce sentiment; & je suis assuré qu'il en est plus de ceux qui l'adoptent, que
de ceux qui le rejettent. Ce qu'il y a de particulier, c'est la sympathie qu'il
y a eu de tous tems entre les nations Françoise & Allemande, malgré les
guerres sanglantes où leurs princes les ont engagées. Elles se battoient
beaucoup plus par honneur que par animosité: & dès que la paix mettoit fin à
leurs différends, elles imitoient les héros d'Homère, & se donnoient
mutuellement des marques de l'estime réciproque qu'elles avoient l'une pour
l'autre.
Les Allemands reconnoissent aussi combien ils sont bien venus en France;
& plusieurs de leurs sçavans en ont rendu des témoignages publics. (1)
[(1) Voici comment M. Wallin s'explique dans un ouvrage intitulé: Lutetia
Parisorium erudita, imprimé à Nuremberg en 1722. _Ingratissimus omnium quos
terra umquam produxit hominum forem, nisi, quod verum sit de Galliâ, sive eam
togatam, sive sagatam, sive etiam sacram, considero, dicerem; nihil eâ ipsâ dari
elegantius, & societati hominum civili gratius.]
La religion nazaréenne luthérienne est celle qu'on exerce à Berlin. La
réforme y est aussi professée; mais elle n'est point la dominante. Une partie de
l'Allemagne se sépara, il y a un peu plus de deux cent ans, de la communion des
nazaréens papistes. Ce fut un moine, habile homme(2), qui avoit reçu quelque
mécontentement de la cour de Rome, qui lui porta ce coup fatal.
[(2) Luther.]
La division qui regnoit alors entre plusieurs princes de l'Empire, le
favorisa extrêmement. Sans cela, il ne seroit venu à bout de ses desseins; &
toute son éloquence n'eût peut-être servi qu'à lui faire avoir le même sort
qu'avoit eu Savonarole quelques années auparavant. (3)
[(3)C'étoit un religieux de l'ordre de S. Dominique, qui fut pendu avec deux
de ses camarades, à Florence en 1498, pour avoir prêché contre les désordres de
la cour de Rome.]
[Pages d266 & d267]
Les Allemands croient de bonne-foi ce qu'on leur enseigne dans leur jeunesse,
& ne s'amusent point à vouloir s'éclaircir de la vérité ou de la fausseté
des dogmes de leur religion: ils laissent aux François le soin de se morfondre
en disputes inutiles; & s'ils ont abandonné la communion Romaine, c'est
qu'ils y ont été forcés par les moines, dont l'insolence & l'effronterie
étoient montées au point de révolter la docilité Allemande.
Ceux qui attribuent le changement des Allemands au sçavoir & à la
subtilité de leurs théologiens, connoissent peu cette nation. On ne l'émeut
guère par des syllogismes. D'ailleurs, dans les commencemens des troubles de la
religion nazaréenne, les peuples étoient si ignorans, que la science étoit
inutile auprès d'eux.
Les sçavans en Allemagne ont donné plusieurs livres de littérature remplis de
choses curieuses & utiles. Mais les volumes qu'ils composent sont si
nombreux, qu'il seroit à souhaiter que, pour rendre plus utile une partie de ces
ouvrages, on les passât au creuset. On en tireroit certainement de très-bon or;
mais aussi en ôteroit-on bien de l'alliage inutile, & qui diminue de
beaucoup le prix du métal précieux avec lequel il est mêlé.
Il y a pourtant de grands-hommes dans ce pays, & les universités sont
remplies de fort bons jurisconsultes, & d'habiles médecins. Le fameux
Pufendorff, auteur du droit de la nature & des gens, & de divers
autres ouvrages, mérite d'être considéré comme un sçavant de la première classe,
& comme l'émule & le rival de l'illustre Grotius.
Les Allemands ont aussi plusieurs bons historiens. Il est vrai que leur
narration est quelquefois diffuse, vague, & par conséquent languissante. Le
trop de croyance qu'ils donnent à certains auteurs des nations étrangères les
jette aussi dans un autre défaut, & les empêche de démêler le vrai d'avec le
faux; sur-tout lorsqu'ils parlent d'un autre état que du leur. La sincérité
Allemande ne peut se figurer qu'un historien puisse mentir à la face de
l'univers; il seroit donc à souhaiter que quelque bon ami les avertît
charitablement de ne se fier aux écrivains Espagnols, Italiens, Anglois, &
même François, qu'après avoir bien examiné le dégré de croyance qu'ils méritent.
[Pages d268 & d269]
Je voudrois par exemple, qu'ils comptassent beaucoup sur de Thou, assez sur
Mezerai, quelque peu sur Daniel, nullement sur Maimbourg & Varillas, &
encore moins, s'il est possible, sur Jouvanci; qu'ils n'ajoûtassent foi qu'au
seul Frà-Paolo de tous les Italiens, & qu'ils lussent pour se former à la
majesté de l'histoire, Davila, auteur excellent, s'il n'y eût eu ni pontifes ni
inquisition, & s'il eût toujours pu allier la vérité avec la précision du
style & la solidité des réflexions. Je souhaiterois qu'ils lussent tous les
historiens Espagnols, lorsqu'ils parlent des faits de leur nation, comme les
ouvrages des moines qui ont écrit les annales de leurs couvens. Chez les uns
tout est prodige, tout est merveille; chez les autres tout est miracle, tout est
action de sainteté. Les Anglois, moins graves par l'extérieur que les Espagnols,
mais aussi vains par le génie, ont grand nombre de déclamateurs, & n'ont pas
un historien. Trop riches en bonne opinion d'eux-mêmes, non-seulement ils sont
outrés sur le chapitre des nations étrangères; mais même ils ne sçavent pas se
rendre justice, l'esprit de parti les offusquant toujours. Un historien
Jacobite place Marie Stuart parmi les plus grandes saintes nazaréennes,
& ne feint point de lui dresser un trône auprès de celui de la divinité. Un
historien Whigg l'envoie sans cérémonie à tous les diables, après l'avoir
hautement accusée de débauches, d'adultère & d'assassinat. Un François a
écrit l'Histoire d'Angleterre, & l'a si sagement écrite, que les
Anglois ont été obligés de l'adopter comme la meilleure qu'on eût encore faite.
C'est-là sans doute un sujet de gloire pour les écrivains François; mais
malheureusement cette espèce de triomphe a cessé tout d'un coup. Rapin-Toyras
est mort avant que d'avoir terminé son ouvrage; & d'autres François y ont
ajouté une suite si pitoyable, qu'ils ont presque autant fait de tort à leur
nation que le premier lui avoit fait d'honneur.
Parmi les anciens auteurs Allemands, Sleidan tient un rang très-distingué. Il
a écrit l'histoire de l'état de la religion & de la république sous
Charles-Quint. Les Allemands papistes, à la vérité, estiment un peu moins
cet ouvrage que ne font les Allemands luthériens; mais ils lui rendent pourtant
justice, & il est assez généralement approuvé.
[Pages d270 & d271]
Parmi les modernes, Hubner a écrit presque autant de volumes que Grégorio
Leti: mais il est de plus d'utilité que ce surabondant Italien, à qui l'illustre
Bayle a ingénieusement appliqué ce vers de Virgile:
Tam ficti pravique tenax, quàm nuntia veri. (1)
[(1) Lettres de Bayle, tom. 1, p.364.]
Quelque talent qu'eût Hubner, il n'a pu s'élever au-dessus des défauts
communs à sa nation. Il tombe quelquefois dans des narrations longues &
inutiles.Le trop de croïance qu'il donne sans distinction à tous les auteurs
étrangers, l'ont empêché d'être aussi exact qu'il eût pu l'être, s'il avoit
voulu user de plus de précaution. Mais c'est-là l'écueil de tous les
compilateurs.
Seckendorf est un grand homme: il a écrit avec beaucoup de force & de
probité, de candeur & de désintéressement: mais il est trop prolixe &
trop diffus: c'est le jugement qu'en a porté l'illustre Bayle. La réponse de
M. Seckendorf, écrit-il à un de ses amis, au luthéranisme de Maimbourg, a
été imprimée in-folio en deux bons volumes. L'ouvrage est curieux; mais
la longueur rebute. Il est intitulé: Commentarius historicus &
apologeticus de lutheranismo adversus Maimburgium, &c (1).
[(1) Lettres de Bayle, tom. 1, p.364.]
Le génie généralement peu vif des Allemands, & leur langue plus propre à
écrire des ouvrages de science & de morale, que des piéces d'éloquence &
de poësie, ont semblé former un obstacle au grand nombre de poëtes &
d'orateurs parmi eux. Ils en ont pourtant quelques-uns. Les meilleurs sont
Saxons, si l'on en excepte un nommé Brocks, Hambourgeois, qui passe pour un
excellent auteur. Les Allemands disent que les ouvrages de ces poëtes sont bons
& harmonieux. Mais ils ont deux anciens & puissans préjugés contre eux.
Le premier est fondé sur l'autorité d'Aristote, qui, né dans un pays chaud,
se figuroit que l'esprit des hommes qui habitoient dans les contrées froides, ne
pouvoit pas être susceptible de beaucoup de feu. Mais comme l'expérience nous a
démontré depuis quelque tems que l'autorité du bon homme Aristote étoit
très-foible, & que les nazaréens sont revenus de l'opinion de regarder ses
sentimens comme des articles de foi, on peut considérer ce préjugé comme
très-faux.
[Pages d272 & d273]
Le second est fondé sur le peu de bruit que font leurs poëtes en Europe.
Quant à celui-là, je le croirois confirmé par la raison. Car, quoiqu'un auteur
écrive dans un langage particulier à sa nation, dès qu'il a un mérite éminent,
il est bientôt traduit dans toutes les langues, & il devient commun à toute
l'Europe. Pétrarque, l'Arioste, le Tasse, le Guarini (1) sont traduits en
François, en Espagnol, en Anglois, &c. Le Paradis perdu de Milton
& plusieurs ouvrages de Pope (2), le sont presque en autant de langues.
[(1) Poëtes Italiens.
(2) Poëtes Anglois.]
Tout l'univers s'est approprié par un grand nombre de traductions les belles
piéces de Corneille & de Racine: & l'Andromaque de ce dernier a
été traduite par le plus excellent poëte Italien de ces derniers tems.
Je ne connois, mon cher Isaac, aucun poëme Allemand qui ait fait un certain
éclat dans l'Europe; & je doute qu'on en ait jamais traduit. Cela me feroit
soupçonner, ou que les Allemands ont des poëtes moins parfaits qu'ils ne le
croient, ou qu'ils apperçoivent des beautés dans leurs ouvrages qui sont
inconnues au reste des humains. En ce cas, les poëmes Allemands seroient des
espéces de talismans, qui n'auroient de la vertu que conditionnellement.
Tu sçais, mon cher Isaac, que Charles-Quint disoit que s'il vouloit parler à
Dieu, ce seroit en Espagnol, à sa maîtresse en Italien, à ses amis en François,
& à ses chevaux en Allemand. C'est-là encore un fâcheux préjugé pour
l'harmonie & la douceur des vers Allemands. Les muses fuyent une langue dont
la rudesse les épouvante. Mais comme il n'est point de langue qui ne devienne
douce & agréable, lorsqu'elle est bien parlée, je croirois que le défaut des
poëmes Allemands provient plus des poëtes que du langage. Il est des nations qui
excellent les unes moins que les autres dans certaines sciences. Les Allemands
ont pour leur partage le droit public, la politique, la littérature & la
philosophie: le seul philosophe Leibnitz leur doit tenir lieu de cent poëtes
dans la république des lettres.
[Pages d274 & d275]
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Berlin, ce...
***
LETTRE CXVI.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Je t'ai fait un récit de la manière dont les moines en usent ici dans leurs
galanteries. Il ne me reste plus qu'à te donner une idée de la façon d'agir des
cavaliers auprès de leurs maîtresses. Ils suivent un cérémonial presque aussi
difficile à remplir, que l'ancienne étiquette de la cour.
Avant qu'un Espagnol déclare sa passion, il faut qu'il passe sept à huit mois
à faire le pied-de-grue pendant la nuit sous les fenêtres de sa maîtresse; qu'il
tâche de gagner son estime, & de la prévenir en sa faveur par un grand
nombre de sérénades; qu'il soit assidu à se trouver réguliérement aux églises
que fréquente sa belle; & enfin, qu'il se fouette dévotement sous ses
fenêtres, si l'occasion s'en présente, & si sa maîtresse voit passer les
processions que font les nazaréens vers la fin de leurs carêmes.
Lorsqu'un Espagnol croit être parvenu par toutes ces extravagances, à avoir
fait quelque impression sur le coeur de la personne qu'il veut aimer, il risque
un billet doux à la faveur d'une vieille duena (1), qu'il a soin de
mettre dans ses intérêts.
[(1) Une duena est une espèce de gouvernante.]
S'il est assez heureux pour obtenir qu'on lui fasse réponse, il s'estime
l'homme du monde le plus fortuné. Il commence alors à parler par signes avec sa
maîtresse, à la promenade & à l'église; il tient la même conduite jusqu'à ce
qu'il l'ait épousée. Alors il l'enferme: & il en est plus ou moins jaloux,
selon qu'il l'a trouvée plus ou moins cruelle; le bonheur & la tranquillité
d'une femme dépend ordinairement des mauvaises nuits qu'elle a fait passer à son
mari, lorsqu'il n'étoit encore qu'amant, & des rigueurs dont elle l'a
accablé. Les orgueilleux dons Sanches & dons Pedres ne peuvent se
figurer qu'un autre mortel puisse aisément être heureux lorsqu'ils ont eu tant
de peine à le devenir: leur amour-propre est pour eux un sûr garant de la vertu
& de la fidélité de leurs femmes.
Bien des auteurs ont parlé de ce pays comme du centre de la galanterie. Mais
je ne crois pas qu'il y en ait aucun où elle soit moins connue, à moins qu'on ne
veuille faire passer un ramas de folies pour des gentillesses, & qu'on ne
pense que, pour être amoureux & amant délicat, il faille être fou &
extravagant à l'excès.
[Pages d276 & d277]
Qu'on vante tant qu'on voudra la discrétion, la retenue & la constance
d'un Espagnol: toutes ces prétendues vertus sont mêlées de tant de ridicules,
qu'il faut y être accoutumé, pour ne pas les regarder avec plus de mépris que la
pétulance & l'étourderie des petits-maîtres François.
Je crois que d'un Espagnol & d'un François, on pourroit faire un amant
raisonnable, encore que l'un & l'autre le soient très-rarement, lorsqu'ils
sont amoureux. Quoiqu'il en soit, j'aime encore mieux voir toujours rire,
chanter, danser & folâtrer que d'entendre sans cesse gémir, soupirer,
pleurer & lamenter. L'amour est un enfant qui se nourrit dans les jeux &
dans les plaisirs, & il prend quelque chose de sombre & de cruel, dès
qu'on le tient dans la contrainte. Aussi voit-on souvent dans ce pays, que
1'humeur jalouse des Espagnols est portée par la mélancolie à des excès
étonnans. Les femmes elles-mêmes sont atteintes de ce défaut; & leur passion
les rend capables d'entreprendre les plus grands crimes. Elles sont aussi
jalouses que les hommes: & l'amour en Espagne est plutôt une fureur
affreuse, qu'une agréable passion accordée aux humains pour les rendre heureux.
Vers la fin du siécle passé, le marquis d'Astorgas de la maison d'Osorio,
grand-maître de la maison de la reine, avoit épousé une femme extrêmement
jalouse. Il étoit cependant amoureux d'une jeune personne aimable, & douée
d'une grande beauté. La marquise, outrée qu'on osât lui donner une rivale,
résolut de s'en venger. Elle alla bien accompagnée chez la maîtresse de son
mari, la tua, lui arracha le coeur, le fit mettre en ragoût, & le donna à
manger à son mari. Elle lui demanda ensuite si cela lui sembloit bon? Oui,
lui dit-il. Je n'en suis pas surprise, lui répondit-elle. C'est le
coeur de la maîtresse que tu as tant aimée. _Aussitôt elle tira sa tête toute
sanglante qu'elle avoit cachée sous son panier, & la roula sur la table où
il étoit assis avec plusieurs de ses amis. Il est aisé de juger de ce qu'il
devint à cette funeste vûe. Elle se sauva dans un couvent, où elle devint folle
de rage & de jalousie, & duquel elle ne sortit plus. L'affliction du
malheureux marquis fut si grande, qu'il pensa tomber dans le désespoir.(1)
[(1)Mémoires de la cour d'Espagne, &c. tome I, page 131.]
[Pages d278 & d279]
Une histoire aussi étonnante que celle-là auroit peine à trouver croyance, si
les personnes à qui elle est arrivée n'étoient pas connues de toute l'Europe:
& la postérité sera étonnée, lorsqu'elle en verra un récit si bien
circonstancié, dans les auteurs de ce tems-ci. La jalousie cause tous les jours
en Espagne des meurtres & des assassinats. Le poison n'est pas plus épargné
pour se défaire d'un rival ou d'une rivale. Et les femmes vont souvent bien plus
loin que les hommes dans les excès où les porte une passion si dangereuse.
Quelque violente que soit l'humeur jalouse des Espagnols, elle est pourtant
moins causée par un mouvement de tendresse que par un sentiment de vanité &
d'amour-propre, qui fait le principal caractère de cette nation. Les Italiens
sont jaloux uniquement par tempérament: les Espagnols, outre le tempérament, le
sont encore par fierté. Quand ils n'aimeroient que médiocrement leurs femmes
& leurs maîtresses, ils n'en haïroient pas moins leurs rivaux. C'est un
crime irrémissible chez eux que de leur faire connoître qu'on mérite plus
qu'eux. Un rival est toujours coupable, lorsqu'il est préféré; & une
maîtresse, lorsqu'elle accorde cette préférence.
Si je voulois, mon cher Monceca, faire choix d'une belle, je voudrois qu'elle
eût la vivacité de la tendresse Espagnole, l'enjouement de l'Italienne, & la
liberté de la Françoise. Ces qualités réunies absorberoient ce qui se trouve de
trop en une. Je regarde l'amour comme le tartre émétique. C'est un poison dans
son principe: mais l'on peut le rendre utile par la façon dont on sait le
mitiger. Heureux les amans, qui connoissent la juste préparation de cet agréable
reméde!
Les amoureux ont un grand avantage en ce pays-ci, en vertu des décisions
d'une assemblée de pontifes nazaréens tenue il y a près de deux cent ans (1);
ils peuvent se marier sans qu'il soit besoin du consentement de leurs parens; ce
qui est directement contraire aux usages de France.
[(1) Le Concile de Trente.]
[Pages d280 & d281]
Aussi les peres dans ce pays ne sont-ils jamais assurés de l'époux qu'ils
donneront à leurs filles. Il en est plusieurs qui vont aux pieds d'un prêtre
avec leur amant, s'y font donner la bénédiction nuptiale, & sont mariés en
dépit de leurs familles, sans qu'elles soient en droit de les maltraiter, &
de les empêcher de vivre avec celui qu'elles ont ainsi choisi pour époux.
L'assemblée des pontifes nazaréens, qui décida que le consentement paternel
n'étoit pas nécessaire au mariage, se fonda sur le principe que cette union ne
consistoit que dans le consentement libre & volontaire des deux parties. (1)
[(1)Matrimonium est consensus partium liber & volontarius.
Concilium Tridentinum.]
Elle défendit qu'on cassât jamais ces mariages, ainsi qu'on le pratique en
France: & déclara qu'on devoit suivre à la lettre la maxime de leur
souverain législateur, qui leur ordonne de ne point séparer, sous quelque
prétexte que ce soit, ce que le ciel a conjoint. (2)
[(2) Quod ergo Deus conjunxit, homo non separet. Math. XIX. 6.]
Et pour que cette loi fût observée à la rigueur, la même assemblée prononça
anathême, non-seulement contre les juges séculiers, qui prendroient
connoissance des incidens & des disputes qui pourroient survenir touchant la
célébration des mariages, mais même contre ceux qui oseroient penser que ces
matières ne regardent pas les juges ecclésiastiques. (1)
[(1)Si quis dixerit causas matrimoniales non ad judices ecclesiasticos
pertinere, anathema sit. Concilium Tridentinum.]
Ce qu'il y a de particulier c'est que plusieurs des décrets de cette
assemblée, qui fondent la croyance des nazaréens eu Espagne, ne sont nullement
reçus en France. Les parlemens ont établi une distinction entre la foi & la
discipline. Ils ont prétendu que cette assemblée n'avoit pu décider des matières
qui n'étoient point de sa compétence, & qui pis est, le faire d'une manière
directement contraire aux priviléges de la nation Françoise. Ses tribunaux
cassent donc, ainsi que tu le sais, un nombre de mariages, & les déclarent
nuls, dès qu'ils ont été formés contre les loix & les réglemens du royaume.
Il n'est rien de si prudent que l'attention des parlemens à maintenir leurs
droits, ceux des juges séculiers, & ceux que les peres doivent avoir sur les
enfans.
[Pages d282 & d283]
Combien de désordres ne s'ensuit-il pas de la licence qu'on accorde
imprudemment à ceux-ci, de pouvoir se marier sans le consentement de leurs
supérieurs? N'est-ce pas ouvrir un chemin à la confusion & au désordre?
N'est-ce pas affranchir les fils de famille de cette soumission, qu'ils doivent
à ceux qui leur ont donné le jour, & qui a été si fort recommandée chez tous
les anciens peuples? Dieu même en a fait un commandement exprès dans sa loi. Il
est impossible qu'un enfant, qui honore & craint ses parens, dispose de sa
personne, sans leur consentement: & c'est négliger de suivre leur conseil
dans la plus essentielle action de la vie.
Non-seulement la coutume, qui permet aux fils de famille de s'établir sans
consulter ses parens, est contraire à la loi de nature, mais même elle ruine
toute l'harmonie de la société civile. Elle occasionne les unions & les
mariages les plus extraordinaires, & les plus disproportionnés. Quel mal ne
doit-on pas craindre d'une loi qui permet à des jeunes gens, emportés par la
fougue de leurs passions, de contenter ces mêmes passions, & d'en suivre
tous les mouvemens? On voit tous les jours des personnes d'un âge avancé donner
dans des égaremens infinis, & faire des établissemens qui les déshonorent ou
les ruinent. Que ne feront donc pas des gens, qui sont entraînés par la violence
de leur tempérament, & qui n'ont ni l'expérience, ni la connoissance des
premiers?
Toutes ces raisons n'ont pû faire que les Espagnols ayent usé de la sage
précaution des François: ils ont reçu sans distinction & sans réserve, les
décrets de cette assemblée pontificale, que les autres ont rejettés sur les
matières de discipline. Aussi arrive-t-il tous les jours, dans ce pays-ci, des
aventures si extraordinaires, qu'elles font connoître aux Espagnols, malgré leur
prévention, & leur superstition, que les François ont agi très-sagement, en
mettant des bornes à la licence des jeunes gens, & en conservant aux juges
séculiers la connoissance de toutes les matières qui regardent la société
civile.
On voit très-souvent des jeunes filles de distinction épouser des manans, des
domestiques de leurs peres, & des gens de distinction s'allier sans honte
avec des filles de la lie du peuple.
[Pages d284 & d285]
Il y a dix ou douze ans que la fille du gouverneur de Catalogne (1) épousa en
secret un homme de néant, qui avoit été page de son pere: ce gouverneur,
non-seulement ne put jamais obtenir qu'on cassât un mariage aussi
disproportionné, mais même il fut obligé de souffrir que sa fille se retirât
auprès de son époux.
[(1) Le comte de Montemar.]
Tu m'avoueras, mon cher Monceca, que ce sont-là de ces sortes de choses qui
ruinent absolument le bon ordre qui doit régner dans un état: & que c'est
bouleverser une république, que d'y introduire des maximes aussi pernicieuses.
Il faut pourtant avouer qu'elles le sont moins en Espagne, qu'elles ne le
seroient dans un autre pays: la fierté & la vanité de cette nation servant
beaucoup à empêcher les mariages disproportionnés. Les fiers & dédaigneux
dons Diégues & dons Rodrigues ne se résolvent pas facilement à
descendre de leur rang: & il faut qu'ils soient extrêmement amoureux, pour
en venir à cette extrémité.
Les femmes sont moins scrupuleuses. Aussi voit-on beaucoup plus de ces unions
disproportionnées venant de leur côté que de celui des hommes. Elles ont moins
de force pour résister, quoiqu'elles ayent autant d'orgueil. Car ce défaut est
ordinaire à tout ce qui respire dans ce pays-ci. Les étrangers même, lorsqu'ils
y demeurent long-tems, contractent cette mauvaise habitude; & l'on voit ici
des François qui affectent un air grave & composé, qui tiennent le corps
droit en marchant lentement, & qui tâchent de parler peu & par sentence.
Ils sont encore plus ridicules que les Espagnols; & je ne sçaurois mieux
finir ma lettre qu'en leur appliquant ce passage notable d'un des plus célèbres
écrivains François: La gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher
les défauts de l'esprit. (1)
[(1) La Rochefoucault.]
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux: & que le
Dieu de nos peres te comble de ses bienfaits.
De Madrid, ce...
***
[Pages d286 & d287]
LETTRE CXVII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je suis arrivé à Hambourg,, mon cher Isaac, depuis quelques jours. Cette
ville passe pour une des plus riches d'Allemagne, & le commerce y attire
quantité de négocians de toutes les nations de l'Europe. La riviere de l'Elbe
l'embellit beaucoup, & donne le moyen aux bâtimens, qui viennent par mer, de
pouvoir remonter jusques aux pieds des remparts de la ville.
Hambourg est fort bien bâti, & rempli d'assez belles maisons. Il y a
plusieurs promenades magnifiques; & la beauté des édifices publics répond à
la richesse des particuliers. Les magistrats ont le gouvernement des affaires
politiques & civiles, & représentent le souverain. Cette ville est une
de celles qu'on appelle impériales. Elle a le droit de se garder elle-même, de
faire battre monnoie; & moyennant une certaine redevance à l'empereur, elle
jouit de tous Les priviléges d'une république libre & indépendante.
Il y a un nombre considérable de ces sortes de villes. Elles sont
très-attentives à la conservation de leurs priviléges, & forment autant de
petites républiques. Quelque resserré que soit leur terrein, il est encore plus
considérable que celui d'un grand nombre de souverains qu'on voit en Allemagne.
Car ce pays-là renferme lui seul plus de cours, que tout le reste de l'Europe
ensemble. Un voyageur parcourt souvent dans un seul jour cinq ou six états
différens. Quelque petits que soient ces princes, ils ont cependant plusieurs
gentilshommes, qui jouent auprès d'eux le personnage de courtisans. Ils les
récompensent à peu de frais. La plus grande dépense de ces ombres de souverains
consiste dans leur table, qui emporte ordinairement les deux tiers de leurs
revenus.
On trouve autant d'altesses en Allemagne que d'excellences en Brabant. Mais
les altesses Allemandes ont un avantage considérable sur les excellences
Flamandes. C'est qu'elles ont le triste droit de pouvoir tourmenter les habitans
de deux ou trois villages, & qu'elles peuvent même les faire pendre, si la
fantaisie leur en prend: au lieu que les excellences Flamandes &
Brabançonnes ne sont que de simples gentilshommes, qui n'ont aucun pouvoir sur
leurs vassaux, que celui que les gentilshommes ont ordinairement dans tous les
pays. Il seroit à souhaiter pour le bonheur & la tranquillité de
l'Allemagne, que tous ces petits souverains fussent réduits par l'empereur au
point où les rois de France ont réduit cette foule de petits tyrans qu'il y
avoit autrefois dans leurs états.
[Pages d288 & d289]
Pour vivre heureux en Allemagne, il faut être dans une ville impériale, ou
dans les états des électeurs. Ces princes sont aussi puissans, & même
redoutables, que les autres dont je viens de te parler, sont foibles, & peu
considérables. Il y a plusieurs électeurs dont les cours ne le cédent en rien à
celles des Rois; & tout y ressent beaucoup la grandeur & la
magnificence.
Le Dannemarck prétend avoir des droits sur la ville de Hambourg. Elle a
souvent des démêlés avec cette couronne; & peut-être auroit-elle bien de la
peine à les soutenir, si l'Empire n'étoit obligé de la protéger comme une ville
Impériale, & ne s'opposoit aux entreprises qu'on voudroit exécuter contre
elle.
Les bourgeois & les marchands sont fort polis dans cette ville.
L'attachement qu'ils ont à leur commerce, ne les empêche pas de s'appliquer aux
devoirs qu'exige la bienséance. Ils aiment les sciences & les arts: ils les
cultivent même; & plusieurs d'entr'eux se délassent de leurs affaires par la
lecture des bons livres. Il y a ici nombre de bibliothéques bien choisies. Le
plus grand poëte qu'ait eu l'Allemagne est Hambourgeois. Bien des gens assurent
que Broks peut aller de pair avec les plus excellens poëtes François: mais je ne
sçais si ce n'est pas un peu outrer les choses. Tu dois avoir reçu ce que je
t'ai écrit de Berlin au sujet de la poësie Allemande. Je n'ai point encore
changé de sentiment; & je n'accorde point aux Allemands le même rang dans la
poësie que dans le droit public & la philosophie. Chaque nation a ses talens
particuliers. Le ciel seroit peu juste dans ses partages, si, après avoir donné
Pufendorff & Leibnitz aux Allemands, il eût encore fait naître Molière &
Boileau parmi eux.
A propos de Leibnitz, j'ai appris dans ce pays une anecdote particulière sur
son compte. Cet illustre philosophe avoit eu un bâtard, dont il se servoit pour
secrétaire: il avoit beaucoup de confiance en lui: il s'appelloit Guillaume
Dinniger. Descartes avoit eu aussi une fille de sa maîtresse, nommée Francine,
qu'il n'eut pas la satisfaction de pouvoir élever. Elle mourut jeune, & il
en regretta beaucoup la perte. Je ne suis point scandalisé, mon cher Isaac,
lorsque je vois les plus grands hommes sujets à de légères foiblesses.
[Pages d290 & d291]
Il est naturel, puisqu'ils sont hommes, qu'ils éprouvent tout ce qui
appartient à l'humanité. Je respecte même le fruit & la suite de leurs
foiblesses. Le bâtard de Leibnitz, s'il eût ressemblé à son pere, m'eût été plus
cher que le fils légitime d'un prince Allemand qui n'auroit eu d'autre mérite
que celui d'être issu d'un grand seigneur. Je crois même que j'eusse préféré le
bâtard du philosophe au prince même, s'il eût eu autant de science, &
possédé autant de vertus que son pere.
Ce sentiment ne m'est point particulier, & beaucoup de gens d'esprit
l'ont soutenu. Il n'y a pas long-tems, dit un écrivain François (1)
que l'on agitoit dans une compagnie célèbre cette question usée &
frivole, quel étoit le plus grand homme qu'il y ait eu sur la terre; si c'étoit
César, Alexandre, Tamerlan, Cromwel, &c? Quelqu'un répondit, que c'étoit
sans contredit Isaac Newton. Cet homme avoit raison; car si la vraie grandeur
consiste à avoir reçu du ciel un puissant génie, & à s'en être servi pour
s'éclairer soi même & les autres, un homme comme M. Newton, tel qu'il s'en
trouve à peine en dix siécles, est véritablement le grand homme: & ces
politiques, ces conquérans, dont aucun siécle n'a jamais manqué, ne sont
d'ordinaire que d'illustres méchans.
[(1) Lettre de M. de Voltaire sur les Anglois, page 79.]
On ne peut rien ajoûter à cela, mon cher Isaac; & ce peu de mots contient
l'éloge le plus parfait de la science & de son bon usage. Que m'importe à
moi, né en France, en Angleterre & ou en Hollande, qu'un prince Allemand ait
une cour brillante, qu'il fasse bonne chère, qu'il ait nombre de domestiques
& de courtisans? Quel fruit m'en revient-il? Quel profit l'Europe en
retire-t-elle?
A quoi sert au bien de la société, que des Princes donnent à quelques-uns de
leurs favoris des présens immenses, qui leur acquièrent le titre de généreux?
Combien de maux la vaine ambition de quelques souverains qui veulent
augmenter leurs états, & envahir ceux de leurs voisins, ne fait-elle pas?
Combien de misérables humains ne condamne-t-elle pas à la mort? Combien de
victimes ne sacrifie-t-elle pas à l'envie & à la jalousie? Combien d'hommes
ne fait-elle pas périr, pour acquérir à un seul le fastueux nom de conquérant?
Eh quoi! n'y a-t-il pas de la folie d'accorder le nom de grand à un
mortel né pour le malheur de tout son peuple?
[Pages d292 & d293]
Un souverain ne peut approcher de la gloire de Newton, ou de tel autre
philosophe aussi estimable, qu'en se rendant le pere de ses peuples, & en
les faisant jouir de tous les bonheurs qui dépendent de lui; alors il devient
utile aux hommes, il imite le philosophe. Le prince & le sçavant se trouvent
égaux en mérite; l'un instruit le coeur & l'esprit; & l'autre procure
& maintient la tranquillité, si nécessaire au bien de la société, & à
l'avancement des sciences.
Les magistrats de Hambourg tâchent par leur sage conduite, de mettre ces
préceptes en pratique. Ils s'appliquent à faire fleurir tous les arts qu'ils
croient pouvoir donner quelque aisance au peuple: & comme la plûpart
d'entr'eux ont voyagé dans leur jeunesse, ils se servent de tout ce qu'ils ont
vû de plus utile dans les pays étrangers, & l'approprient à leur patrie.
En général, tous les Allemands sont grands voyageurs; mais il en est
plusieurs qui ne sçavent pas aussi bien profiter de leurs voyages que les
Hambourgeois. La moitié des barons & autres petits gentillâtres qui
parcourent une partie des états de l'Europe, ne se ressouviennent, lorsqu'ils
sont retournés chez eux, que du nom des villes qu'ils ont vûes; il leur suffit
d'avoir fait beaucoup de dépense à Paris, à Rome, à Madrid ou à Londres. Ils
trouvent ensuite le moyen de reprendre sur leurs vassaux l'argent qu'ils ont
follement dépensé. Malheur aux pauvres Allemands, lorsque leurs seigneurs sont
tombés à Paris entre les mains de quelques filles d'opéra. Chaque bijou, chaque
présent, qu'a reçu l'avide maîtresse, leur porte autant de préjudice, que la
grêle lorsqu'elle abat les fruits de leurs campagnes.
Le bas peuple Hambourgeois ne craint point ces malheurs. La liberté assure sa
tranquillité. Il ne travaille que pour lui, & ne craint point d'être obligé
de payer les folies d'un jeune étourdi. Il seroit à souhaiter que, content &
satisfait des privilèges qu'il a, il sçut ne pas en abuser, & se tenir dans
les bornes d'une sage sujettion à ses magistrats. Mais il abuse de sa liberté;
& rien n'est si insolent que la populace Hambourgeoise. Elle manque souvent
à ceux qu'elle reconnoît pour remplir la place du souverain: ce n'est pas une
des moindres occupations des magistrats, que l'attention qu'ils ont à prévenir
les désordres d'un peuple toujours prêt à se mutiner.
[Pages d294 & d295]
La ville de Hambourg voit auprès d'elle une dangereuse rivale, qui s'éleve
insensiblement: Altena devenant tous les jours plus considérable. Il y a une
jalousie très-grande entre les habitans de ces deux villes; loin qu'il y ait
apparence qu'elle diminue, elle ira toujours en augmentant, si Altena continue à
s'aggrandir.
Les Hambourgeois, ainsi que tous les Allemands, aiment la bonne chère. S'il
faut en croire Montagne, ces _peuples boivent également de tout vin avec
plaisir: leur fin, c'est l'avaler plus que le goûter. Boire à la Françoise, à
deux repas & modérément, c'est trop restreindre les faveurs de ce Dieu: il y
faut plus de tems & de confiance. (1)
Depuis Montagne, les choses ont bien changé en Allemagne. On y boit encore!
mais loin d'y regarder l'ivrognerie comme une vertu, peu s'en faut qu'on ne l'y
considère comme un vice. (2)
[(1) Essais de Montagne, liv. 2. chap. 2, pag. 22.
(2) Ceci regarde
seulement les gens de qualité & les bourgeois; car pour le bas-peuple, il
boit aujourd'hui aussi copieusement que du tems de Montagne.]
Il falloit autrefois boire excessivement, ou l'on étoit regardé avec mépris.
On laisse aujourd'hui, même dans les festins, la liberté à chacun de faire ce
qu'il veut. Les femmes de condition boivent même très-peu de vin: & beaucoup
d'Allemandes sont très-sobres, eu égard à bien des Françoises. On ne doit plus
douter après cela, que les coutumes les plus anciennes ne soient changées par le
tems; tout homme qui réfléchira sur les Allemands revenus de l'ivrognerie, ne
croira pas qu'il soit impossible aux jésuites de se guérir de l'ambition. Il
falloit un exemple aussi sensible, pour faire attendre une conversion aussi
inespérée.
Il y a quelquefois à Hambourg, une troupe de comédiens François. Il y en a
aussi dans presque toutes les cours d'Allemagne. Je loue leur discernement: le
théâtre François me paroît le plus parfait de l'Europe. J'ai toujours vû dans
tous les pays où j'ai été, & dans lesquels le bon goût regnoit, une comédie
Françoise, & un opéra Italien. Cela semble fixer le mérite des théâtres de
ces deux nations.
Il y a dans cette ville un opéra Allemand, dont la musique est dans le goût
Italien. Les maîtres qui composent les pièces qu'on y joue, ont resté
très-long-tems à Rome. Mais les paroles Allemandes n'ont point cette douceur si
nécessaire pour s'allier aisément avec la musique. Les acteurs sont bien
éloignés de la perfection des Virtuosi Italiens. Ils n'ont ni leur goût,
ni leur voix. Cependant l'opéra Allemand plaît à tous ceux qui ne s'attachent
qu'à la bonté de la musique.
[Pages d296 & d297]
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux: & que le Dieu
de nos peres te comble de biens & de prospérités. Je vais au premier jour
partir pour Londres.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXVIII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
C'est ici, selon toutes les apparences, la dernière lettre que je t'écrirai
de Madrid. Je me prépare à partir incessamment pour Lisbonne: & les
affaires, que j'avois dans cette ville, étant entièrement terminées, je m'amuse
à parcourir les bibliothéques des riches particuliers & des communautés
religieuses. Je les trouve si mal composées, & si peu fournies, qu'en vérité
j'en retire très-peu de fruit. Elles ne contiennent guères que des théologiens,
quelques poëtes, & quantité de romans. On n'y voit aucun de ces livres, qui
ont ramené le bon sens dans le monde, & rendu à l'esprit le moyen de faire
usage de la lumière naturelle. Au lieu de Newton, Descartes, Gassendi, Locke,
Bayle, Mallebranche, &c, on trouve un grand nombre de philosophes
scolastiques, dont les écrits ne sont que des compilations aussi immenses
qu'indigestes des plus étranges visions.
La bonne philosophie est entiérement inconnue en Espagne. L'inquisition, sa
plus mortelle ennemie, persécute quiconque cherche à éclairer les hommes. Elle a
trop d'intérêt à les entretenir dans leur aveuglement, pour ne pas punir ceux
qui pourroient faire tomber le bandeau qui leur couvre les yeux. Il est, à la
vérité, permis aux Espagnols de s'acquitter de toutes les fonctions animales;
mais il leur est expressément défendu de penser. Tout homme qui ose avancer le
moindre sentiment qui n'est pas au goût des moines, est inhumainement renfermé
dans une prison perpétuelle. L'infortuné Galilée, à l'âge de quatre-vingt ans,
gémissoit dans les prisons de l'inquisition pour avoir démontré une chose, dont
tout philosophe sensé est aujourd'hui pleinement persuadé. (1)
[(1) Le mouvement de la terre.]
[Pages d298 & d299]
Il a été un tems où tous les pontifes nazaréens avoient déclaré hérétiques
ceux qui soutenoient qu'il y avoit des antipodes. Le pauvre Virgile, évêque de
Saltzbourg, ne fut-il pas persécuté par le pape Zacharie, & par l'archevêque
Boniface, pour avoir osé appuyer cette effroyable erreur? Heureusement, depuis
un peu plus de deux siécles, Christophe Colomb a fait évanouir ce prétendu
article de foi.
Les bibliothéques Espagnoles ne sont guères mieux fournies en historiens
modernes qu'en philosophes. Il faut qu'un écrivain s'accommode à la superstition
du pays. Tu conçois bien que la vérité de l'histoire ne sçauroit paroître dans
un état où l'on est obligé, non seulement à louer les actions les plus odieuses
des moines, mais même à omettre entiérement tout ce qui pourroit les choquer.
Ils ont pourtant quelques historiens de leur nation qui méritent l'estime des
connoisseurs; mais ils sont en bien petit nombre.
Antoine de Solis, auteur de l'Histoire de la Conquête du Méxique, est
un des principaux. Son ouvrage seroit digne d'être égalé à ceux des Tacites, des
Sallustes & des Tite-Lives s'il avoit pû en retrancher une foule de miracles
qu'il raconte, & qu'il prétend avoir été occasionnés en faveur de Fernand
Cortès & de ses compagnons, qui furent néanmoins les plus grands scélérats
de 1'univers; & s'il n'outroit pas trop souvent les choses en leur faveur.
Il parle avec un grand air de certitude d'un monument qui fut couvert pendant
plusieurs jours d'une nuée miraculeuse (1); & quelque génie qu'il eût, il
n'a pû s'affranchir des préjugés de sa nation, & ne pas donner trop de
croyance à la superstition monacale.
[(1) C'étoit une croix plantée par les soldats de Fernand Cortès.]
Sandoval est encore un assez bon auteur. Mais il n'a eu ni le génie, ni le
mérite de Solis. Il est beaucoup moins parfait & beaucoup plus
superstitieux. Par exemple, il fait un long détail des miracles arrivés lors de
la bataille que Charles-Quint gagna contre les protestans en Allemagne, &
donne pour une vérité connue de toute l'Europe, un conte absurde & ridicule.
Il assûre gravement que pendant le combat, le soleil fut vû de couleur de sang,
non-seulement dans toute l'Allemagne, mais encore en France & en Italie.
[Pages d300 & d301]
Il auroit été à souhaiter pour lui & pour la dignité de l'histoire qu'il
a écrite, qu'il eût parlé de cette fable, ainsi que le duc d'Albe, lorsque Henri
II. Roi de France lui demanda des nouvelles de ce prétendu miracle à Paris.
Pardonnez-moi, sire, lui répondit ce prudent général, si je ne puis
pas contenter votre curiosité. J'étois si fort occupé ce jour-là de ce qui se
faisoit sur la terre, que je n'eus pas le loisir d'examiner ce qui se passoit
dans le ciel.
Co même duc d'Albe, pendant la révolte des Pays-Bas, avoit envoyé son fils,
faire le siége de la ville de Harlem. Celui-ci trouva de si grandes difficultés,
que, désespérant de pouvoir s'en rendre maître, il écrivit à son pere qu'il
doutoit de pouvoir exécuter ses ordres. Je vous ai ordonné, lui répondit
le duc, de vous rendre maître de Harlem. Si vous ne voulez pas m'obéir,
j'irai moi-même, tout goutteux que je suis, en continuer le siége. Si ma maladie
m'empêche de pouvoir agir, je ferai venir d'Espagne donna Inès, votre mere &
mon épouse, pour se rendre maîtresse de Harlem. Et je ne souffrirai jamais
qu'une ville, attaquée par mon fils, soit prise que par lui ou par ses
parens. Ces deux traits du duc d'Albe, mon cher Monceca, m'ont fait perdre
de vûe les historiens Espagnols; mais j'y reviens.
Antoine de Herrera est un des meilleurs d'entr'eux, & l'on a de lui une
bonne Histoire de l'Amérique. Les Espagnols ont fait ce qu'ils ont pû
pour la supprimer, parce qu'il y a décrit trop naturellement à leur gré les
horribles cruautés qu'ils ont si humainement exercées dans le nouveau monde. Dom
Barthelemi de las Casas, autre de leurs historiens, a aussi fait la même chose:
d'autant plus louable en cela qu'il étoit ecclésiastique, & même moine;
& que malgré ces deux qualités si peu favorables à l'histoire, il s'est
courageusement élevé au-dessus du préjugé cruel des gens de ces deux ordres
contre tous ceux qui ont le malheur de ne penser point comme eux. La sincérité
de ces deux généreux Espagnols a rendu leurs ouvrages assez rares: mais on en a
des traductions en diverses langues.
Mariana, jésuite, a écrit une fort bonne Histoire d'Espagne. Il la
composa d'abord en Latin. Dans les suites, il la traduisit en Espagnol, mais
sans s'assujettir à son original trop servilement. Cet ouvrage est un des
meilleurs qu'on ait écrits en ce genre dans ces derniers tems. Il y regne
par-tout une égalité majestueuse.
[Pages d302 & d303]
L'auteur ne s'abandonne jamais dans les beaux endroits qui lui présentent une
ample matière à déployer son éloquence, & ne se néglige point dans ceux qui
lui fournissent des sujets moins brillans. Les ennemis des jésuites ont avoué
que Mariana étoit un grand historien. Un protestant n'a pas fait difficulté de
dire qu'il étoit au-dessus de tous les historiens modernes qui avoient écrit en
Latin, soit par la grande connoissance qu'il avoit des affaires de l'Espagne,
soit par son éloquence, son style naturel, & sa liberté de s'expliquer. Le
même auteur accuse ce jésuite de blâmer les princes dont il a écrit la vie,
& de les mordre quelquefois d'une manière très-vive. (1)
[(1) Inter Latinos omnibus palmam praeripit Joannes Mariana Hispanus, rerum
Hispanicarum cognitione nemini secundus. Valuit verò Mariana insigni eloquentiâ,
prudentiâ, & magnâ libertate dicendi.Hinc & libertatis studiosissimus in
reges suos saepe est mordax._ Herm. Coringius de regno Hispaniae, apud
Popeblount, censurae autorem, pag. 614.]
On ne peut disconvenir que Mariana n'ait eu des sentimens affreux sur le
respect qu'on doit aux souverains, & que plusieurs des maximes qu'il a
soutenues sur l'obéissance du peuple, ne tendent à bouleverser les états, &
à renverser du trône les Rois qui y seroient les mieux établis. Ce n'est pas
dans son Histoire d'Espagne, où l'on trouve à découvert ces opinions
dangereuses: c'est dans un autre livre Latin, intitulé du roi & de son
institution. Il y appelle Jacques Clément, l'assassin d'Henri III.
l'honneur éternel de la France, Galliae decus aeternam. Il tâche de
justifier ce monstre, autant qu'il peut. (1)
[(1)«Tout le monde, dit ce jésuite, ne regarda pas d'un même oeil l'action du
religieux (Clément). Plusieurs la crurent digne de l'immortalité &
des plus grandes louanges.» De facto monachi (Clementis) non una opinio
fuit:. multis laudantibus, atque immortalitate dignum judicantibus. Mariana,
de rege & regis instit. lib. I. chap. 6.]
Le parlement de Paris a fait brûler ce livre par la main du bourreau: &
l'arrêt de ce tribunal suprême flétrit chez tous les honnêtes gens,
non-seulement la mémoire de Mariana, mais encore celle de tous les jésuites, qui
n'ont que trop souvent mis en pratique les opinions de leur confrère.
Parmi le grand nombre d'auteurs, qui se sont amusés à composer des Romans,
l'illustre & ingénieux Michel de Cervantes, auteur de l'Histoire de
l'admirable dom Quichotte de la Manche, doit tenir le premier rang. Les
ouvrages de cet ingénieux écrivain ont fait & feront toujours le plaisir
& l'admiration de toute l'Europe.
[Pages d304 & d305]
Il n'est pourtant pas absolument exempt du défaut particulier à sa nation: né
Espagnol, il a fallu qu'il payât le tribut à la superstition. Il fonde le noeud
d'un des plus charmans épisodes de son livre sur les conversations qu'une Turque
a avec Lela Maria: & la Madonne, amenée-là assez mal-à-propos, vient toutes
les nuits lui ordonner de passer en Espagne.
Matheo Allemand, auteur de la vie de Guzman d'Alfarache,
quoiqu'inférieur à Cervantes, écrit cependant d'une manière pure, naïve,
amusante & instructive: & son roman peut même être de plus d'utilité,
puisqu'en dépeignant fortement les égaremens & les désordres de la vie
civile, il fait voir démonstrativement qu'ils ne peuvent aboutir à la fin qu'à
quelque vilain dénoument. Je ne parle point de la vie de Lazarille de
Tormes, des aventures de Marc d'Obregon, & de vingt autres de
pareille espéce: parce que tout cela n'est simplement fait que pour y raconter
la vie de gueux & de misérables: de même à-peu-près qu'une infinité de
mauvais petits romans François ne sont uniquement faits que pour y débiter des
aventures follement imaginaires, & des sentimens ridiculement
quintessenciés.
Il n'est point de pays au monde, où l'on ait fait plus de romans qu'en
Espagne; mais il n'en est point aussi où l'on en ait autant composé de mauvais.
Pour en être convaincu, on n'a qu'à faire attention à la critique ingénieuse
& sensée qu'en fait le curé de dom Quichotte, & au grand nombre de ceux
qu'il condamne au feu dans la revûe qu'il fait de la bibliothéque de cet
infortuné chevalier. A peine dans cette quantité considérable, quatre ou cinq
échapppent-ils au bras séculier du barbier & de la servante. Amadis de
Gaule est du nombre de ceux qui trouvent grace: & le curé lui donne la
louange d'être unique en son espéce. J'ai oui dire à d'habiles gens,
dit-il, que c'est le meilleur,livre que nous ayons en ce genre. Mais,
pour un roman d'épargné, combien d'autres ne sont-ils pas précipités dans les
flammes? Esplandian, fils d'Amadis, Amadis de Grece, dom Olivantès de Laura,
Florismarte d'Hircanie, le chevalier Platir, le chevalier de la Croix, le Miroir
de la Chevalerie, Bernard de Carpio, Bernard de Roncevaux, Palmerin d'Olive,
sont tous impitoyablement jettés dans le bucher.
[Pages d306 & d307]
Palmerin d'Angleterre, & Tiran le Blanc, sont les deux seuls qui
ayent le même bonheur qu'Amadis de Gaule: le premier, comme un
chef-d'oeuvre digne d'être conservé dans une cassette aussi précieuse que celle
que trouva Alexandre parmi les dépouilles de Darius, & qui servit à
renfermer les oeuvres d'Homère: le second, comme un livre amusant,
& un excellent contre-poison du chagrin.
Les Espagnols ont presque autant de poëtes que de romanciers: mais leurs bons
auteurs en ce genre sont encore plus rares. Les dix livres de la fortune
d'amour, composés par Antoine de Lofrase, poëte de Sardaigne, sont remplis
de sel & de génie. Les églogues de Dom Lopès de Maldonat sont dignes
d'être comparées à celles de Virgile: elles n'ont d'autre défaut que d'être un
peu trop longues & trop diffuses. Ses chansons semblent dictées par
l'amour, & ses vers galans peuvent aller de pair avec ceux
d'Anacréon. L'Araucana de Dom Alonse de Hercilla, l'Austriada de
Jean Rufo, le Monserrat de Christoval de Virvès sont, au jugement de
Michel de Cervantes, les meilleurs vers qu'on ait jamais faits en Espagnol. Cet
auteur a raison; & véritablement, ces ouvrages peuvent aller de pair avec
ceux des plus grands poëtes.
Dom Lopès de Véga a fait de si excellentes comédies, que le grand
Corneille assuroit qu'il auroit donné les deux meilleures de ses tragédies, pour
avoir trouvé le caractère du Menteur. Tu sçais que c'est d'après la piéce
de cet Espagnol que le poëte François a composé la sienne.
Voilà, mon cher Monceca, parmi tant de volumes qui composent les
bibliotheques d'Espagne, les seuls qui méritent l'estime des connoisseurs. On y
pourroit joindre les oeuvres de Baltazar Gracian, si elles étoient plus
naturelles & moins alambiquées. Cet auteur a certainement d'assez bonnes
choses, principalement dans son Criticon, & dans son Homme de
Cour qui sont à mon gré, ses deux meilleurs ouvrages. Mais on y trouve
d'ailleurs, aussi bien que dans ses autres écrits, des idées peu naturelles, des
expressions trop recherchées & trop guindées.
[Pages d308 & d309]
Les théologiens tiennent le premier rang parmi les livres Espagnols: mais ces
écrivains ont été si souvent décriés, & tu connois si bien toi-même le cahos
d'impertinences que contiennent leurs ouvrages, qu'il seroit inutile que
j'entrasse dans un détail circonstancié des livres dont ils ont accablé le
public. Je ne crois pas qu'on puisse les tourner plus cruellement en ridicule,
que l'a fait le célébre Pascal. Il a porté à plusieurs d'entr'eux un coup
mortel; & l'Europe entiere est persuadée, depuis les provinciales,
que les questions les plus absurdes & les plus extravagantes sont celles
auxquelles se sont appliqués la plûpart de ces auteurs.
Je regarde en général, les théologiens Espagnols comme des gens que tout
l'ellébore d'Anticyre ne pourroit jamais guérir. (1)
[(1)Tribus anticyris caput insanabile. Horat. de arte poët., vers.
300.]
Ils sont accoutumés dès les premiers pas qu'ils font dans l'étude, à ne se
nourrir que de chimeres; & leur cerveau s'est dérangé à un tel point, qu'il
seroit plus aisé de faire revenir de sa folie le héros de Michel de Cervantes,
qu'un homme infatué des maximes de Sanchès, de Suarès, d'Escobar, de Tambourin
&
de leurs semblables.
Considere, mon cher Monceca, quel crime ce seroit en Espagne, si quelqu'un
soutenoit publiquement, que tout les livres de chevalerie errante ne sont pas
aussi pernicieux qu'un seul théologien scolastique, pour renverser &
troubler la cervelle la plus forte & la plus saine. J'aimerois presqu'autant
être accusé des forfaits les plus énormes, que de l'être d'avoir soutenu une
pareille proposition. Le feu seroit sans doute ma récompense: & je serois
détesté par tout le peuple; car, l'aveuglement des habitans de ce pays est si
grand pour tout ce qui vient de la main des moines, qu'ils sont les premiers à
déïfier les chimeres & les imaginations qu'on leur débite.
Les Nazaréens François ont beaucoup de théologiens: mais leur façon d'écrire,
est entierement différente de celle des Espagnols. Ils sont attentifs à ne
laisser rien échapper dans leurs ouvrages, qui tende à l'extravagance; & si
quelquefois ils agitent des matieres qu'ils ne comprennent pas trop bien, la
circonspection avec laquelle ils s'expliquent, les termes modérés dont ils
usent, les empêchent de donner dans les extravagances des Espagnols. Il y a
presqu'autant de différence d'un docteur de Sorbonne à un docteur de Salamanque,
que d'un sage historien à un poëte persan.
[Pages d310 & d311]
Le premier explique les choses douteuses d'une maniere modeste; il a recours
dans bien des endroits qu'il ne sçauroit démontrer, à la ténuité de
l'entendement humain; & il soumet ses difficultés & ses doutes aux
ordres de la divinité, lorsqu'il ne peut comprendre le sujet qui les a
occasionnés. Le second donne, comme le poëte persan, dans des idées gigantesques
& ridicules: il veut tout connoître & tout expliquer; non content des
difficultés qui s'offrent dans sa religion, il s'en forme de nouvelles, qu'il
résout d'une maniere ridicule, & capable de détruire la croyance la plus
ferme & la mieux établie.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, vis content & heureux, & que le
Dieu de nos peres te conserve.
De Madrid, ce...
***
LETTRE CXIX.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Je n'ai reçu, mon cher Monceca, la lettre que tu m'as écrite d'Amsterdam sur
la différence des langues, que quelques jours après que j'eus répondu à tes
autres lettres.
Ceux qui pensent que l'Hébreu est la premiere & la plus ancienne de
toutes les langues, me paroissent fondés dans leur opinion. Je crois qu'on peut
soutenir par la même raison, que c'est aux patriarches, à qui l'on est redevable
de l'invention des lettres; & que c'est avec peu de fondement que les Grecs
& les Romains l'ont attribuée aux anciens Phéniciens.
Ce fut bien au célèbre Cadmus que la Grece fut redevable de l'art de
l'écriture. Mais long-tems auparavant, la langue & les caractères hébraïques
avoient été poussés à leur perfection: & dans le tems que Moïse écrivoit en
hébreu, les Grecs étoient encore des peuples barbares, tels que ceux qu'on a
découverts depuis un peu plus de deux siécles dans l'Amérique.
[Pages d312 & d313]
Quelques écrivains ont prétendu que Cadmus étoit Egyptien & non point
Phénicien. Mais ce doute ne fait rien à la question dont il s'agit. Il est
toujours certain que les Grecs ignoroient avant lui l'usage des caractères.
Ainsi, il faut chercher ailleurs que chez eux l'invention de l'écriture. Les
noms que Cadmus donne aux lettres, sont les mêmes que ceux de l'alphabet hébreu.
Il s'ensuit donc de-là que les caracteres en étoient déja très-connus. Mais la
reconnoissance, que les Grecs eurent du bienfait qu'ils avoient reçu de leur
premier maître, les engagea à lui attribuer l'honneur d'avoir inventé ces mêmes
lettres qui étoient déja en usage depuis long-tems chez les Hébreux.
Les Romains, qui reçurent des Grecs les arts, les sciences & les fables,
adoptèrent l'opinion qui attribuoit à Cadmus l'invention de l'écriture. Lucain,
confirmant ce sentiment parmi eux, acheva de le transmettre à la postérité:
& ceux qui ne cherchèrent point à approfondir cette question, s'en tinrent
aveuglément à la décision de cet auteur. La façon également élégante &
heureuse dont il exprima sa pensée, & celle dont ses beaux vers furent
traduits par un autre habile homme, ont encore beaucoup contribué à établir
cette opinion, & à la rendre commune; s'il est peu de sçavans, qui ne
sçachent par coeur ce passage de Lucain,
Phoenices primi (famae si credimus) ausi
Mansuram rudimus vocem
signare figuris,
Il est peu de François, qui ignorent ces quatre vers de Brebeuf.
C'est de lui que nous vient cet art ingénieux,
De peindre la parole
& de parler aux yeux;
Et par les traits divers des figures tracées,
Donner de la couleur & du corps aux pensées.
C'est ainsi, mon cher Monceca, que souvent les erreurs les plus évidentes
trouvent une croyance générale dans tous les esprits, & sont reçues comme
des vérités certaines. Personne n'a mieux réfuté cette fausse opinion, à mon
gré, qu'un habile docteur nazaréen.
[Pages d314 & d315]
Ce qui démontre, dit-il, que ce ne sont pas les Grecs qui ont donné
l'alphabeth aux Hébreux, (mais que ce sont ceux-là qui l'ont pris de
ceux-ci,) _c'est que ces noms en Grec ne signifient rien, & qu'en Hébreu ils
ont une signification, comme Plutarque l'a remarqué. Ainsi ils sont barbares du
regard des Grecs, & naturels aux Hébreux.(1)
[(1) Voyez l'art de parler, ou la réthorique du Pere Lami, chap. 19. pag.
106.]
Une autre preuve c'est que les Grecs s'étant servis de l'alphabet pour
compter, quand ils ont cessé de se servir de quelques-unes des lettres
Hébraïques, pour conserver aux autres leur valeur, ils ont substitué un nouveau
signe à la place de l'ancienne lettre supprimée. Par exemple, après avoir
rejetté le Vau, qui est le digamme éolique & la lettre F des
Latins, ils ont mis en sa place cette marque waü' *(2), pour signe du
nombre six, dont le Vau Hébreu est le signe, étant la sixiéme
lettre de l'alphabet Hébraïque.
[(2) Voir note du copiste en tête de la table des matières au sujet de la
translittération du texte grec de l'ouvrage original.]
Voilà, mon cher Monceca, des preuves évidentes de l'ancienneté des caractères
Hébreux: & peut-être pourroit-on supposer qu'Adam, qui avoit été créé avec
des dispositions propres à imaginer & perfectionner les arts, trouva
lui-même le premier secret de l'écriture, & se servit de divers traits pour
communiquer ses idées. Peut-être n'y en eut-il d'abord qu'une certaine quantité,
& qu'on les augmenta à mesure que les hommes se multipliérent. Mais ce qu'il
y a de certain, c'est qu'il faut chercher dans les premiers patriarches
l'origine de l'écriture, & qu'il est par conséquent naturel, que la langue
Hébraïque ayant été celle des premiers hommes, les caractères & les lettres
de cette langue ayent été aussi les premiers dont on se soit servi.
La façon dont on écrivoit l'Hébreu anciennement, & qui a continué cent
ans même après l'empereur Constantin I. favorise encore cette opinion. On ne
connoissait aucune ponctuation: on ne distinguoit sur le papier aucune voyelle;
marques évidentes d'une langue extrêmement simple, & qui se ressentoit fort
de son ancienneté. Quelques François, à qui je parlois de cela, lorsque j'étois
encore à Constantinople, s'en étonnoient fort. Ils ne pouvoient se figurer
comment on peut comprendre un mot duquel on n'a écrit que la moitié des lettres:
& ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que je leur ai fait entendre que les
points, qui tiennent lieu de voyelles dans l'Hébreu, ne sont nécessaires que
pour faciliter la lecture des livres Hébreux à ceux qui n'entendent point la
langue.
[Pages d316 & d317]
Après bien des difficultés & du tourment, je leur ai enfin fait
appercevoir comment cela se pouvoit faire, en leur faisant lire une lettre
écrite par une femme, & dans laquelle il n'y avoit aucun mot d'ortographié.
Vous lisez cette écriture sans difficulté, leur disois-je. Vous n'avez
aucun égard aux lettres qui sont de trop, & vous suppléez celles qui sont de
trop peu, sans que cela vous arrête le moins du monde. Pourquoi cela? C'est que
la connoissance de la langue Françoise vous donne une facilité qui ne vous
laisse presque pas appercevoir du défaut de certaines lettres, de la superfluité
de certaines autres, & du mauvais arrangement de presque toutes. Pourquoi ne
voulez-vous vous pas croire que la connoissance de la langue Hébraïque nous
donne le même avantage, & nous fasse suppléer aux points, qui chez nous
forment les voyelles, & qui n'ont été imaginés que lorsque tous les juifs
vos frères n'ont plus entendu leur langue naturelle, & qu'il a fallu
remédier à cet inconvénient pour leur donner le moyen de lire nos livres
saints?
J'approuve donc ton opinion, mon cher Monceca; & je crois que la langue
Hébraïque est la plus ancienne, dont toutes les autres sont sorties; mais je ne
sçaurois être de ton sentiment sur ce que tu dis de l'impossibilité qu'il y
auroit eu aux hommes de se former un langage, si Dieu ne les eût point créés,
& qu'ils fussent nés de la terre, ainsi que le soutiennent certains
philosophes. Je suis bien éloigné de vouloir favoriser leurs dogmes impies; mais
je crois qu'on peut avancer, que si les hommes (ce que je tiens pour impossible)
avoient été formés par le hazard, ils se seroient fait un langage entr'eux,
& qu'ils auroient cherché à se communiquer leurs pensées.
Tu parois fort éloigné de cette opinion, & tu penses qu'il est
probable, que s'ils n'avoient pu s'entendre absolument dès qu'ils furent nés,
loin de s'arrêter ensemble & de chercher à se réunir & à former des
sociétés, ils eussent erré dans les bois comme les animaux; & n'eussent
jamais cherché à attacher d'un commun accord, certaines idées à certains
sons. (1)
[(1) Voyez la lettre CVIII. ci-dessus, page 263.]
Il te sera aisé, mon cher Monceca, de revenir de cette erreur, si tu fais
réfléxion au caractère de l'homme, naturellement porté à la société, & ayant
en lui-même un principe qui le porte à rechercher ses semblables.
[Pages d318 & d319]
Sans doute ces nouvelles créatures, que les philosophes tirent de la terre,
& à qui ils accordent les dons & les talens de l'humanité, donneroient
leur premier soin à faire des mots. (1)
[(1) «La nature, dit Lucrèce, força les hommes d'articuler des sons de voix
& des tons différens: & la nécessité de nommer les choses, par l'utilité
qu'elles apportent, fut la cause des noms particuliers qu'on leur donna. Ne
voyons-nous pas que les enfans qui ne peuvent se faire entendre par leurs cris
& leurs bégayemens, sçavent désigner du doigt les choses qu'ils
apperçoivent? On connoît plutôt les choses que la manière de s'en servir. Les
cornes d'un jeune taureau naissent avant qu'elles paroissent sur son front. Cet
animal s'irrite & cherche à frapper avec sa tête. Il se figure qu'il a de
grandes cornes. Dès que les lions & les panthères ont des ongles & des
dens, ils mordent & déchirent. Les oiseaux s'abandonnent sur leurs aîles,
& se fient à leurs premiers effors. Il est ridicule & absurde de se
figurer que les noms aient été inventés par un seul homme, qui communiqua ses
secrets & ses découvertes aux autres humains. Par quel droit auroit-il eu
l'avantage de nommer chaque chose par un nom qui leur convint, tandis que les
autres n'auroient pu faire la même chose.»
At varios linguae sonitus
natura subegit
Mittere; & utilitas expressit nomina rerum.
Non aliâ
longe ratione, atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia
lingae,
Cum facit, ut digito quae sint praesentia monstrent.
Sentit enim
vim quisque suam, quam possit abuti.
Cornua nata prius vitulo quàm frontibus
exstent;
Illis iratus petit, atque insensus inurget.
At catuli
pantherarum, scymnique leonum
Unguibus ac pedibus jam tum, morsuque
repugnant,
Vix dum cum ipsis sunt dentes unguesque creati.
Alituum porrò
genus alis omne videmus
Fidere, & à pennis tremulum petere auxiliatum.
Proinde putare aliquem tum nomina distribuisse
Rebus, & inde homines
didicisse vocabula prima,
Desipere est. Nam cur hic posset cuncta notare
Vocibus, & varios sonitus emmitere linguae,
Tempore eodem alii
facere id non quisse putentur?
Lucret. de Rer. Nat. lib. 5. vers. 1017.
& seq.]
Ils se feroient une étude sérieuse de chercher des sons qui pussent servir à
se communiquer mutuellement leurs idées. Il suffiroit qu'il y en eût un qui
donnât plusieurs fois le même nom à une chose. Celui qui auroit quelque affaire
avec lui, ou la femme à laquelle la nature le porteroit de s'attacher,
attribueroient bientôt ce même mot à cette même chose. Deux personnes se
communiquent aisément leurs pensées par les sons les plus bizarres, quand une
fois ils sont convenus des idées qu'ils attachent à ces sons. Il est vrai que
les hommes auroient d'abord eu très-peu de mots pour exprimer leurs notions,
s'il avoit fallu qu'ils inventassent entièrement un langage.
[Pages d320 & d321]
Mais comme on se sert naturellement de ses premières connoissances, ils
auroient perfectionné leur langue à mesure qu'ils auroient voulu expliquer les
choses qui se seroient présentées à leur esprit. D'ailleurs, un petit nombre de
termes suffit pour former les commencemens d'une langue: & lorsqu'on a
trouvé quelques mots primitifs, il est très-aisé de multiplier ces mots, sans y
changer & augmenter grand'chose. Le langage des Géorgiens se ressent de
cette extrême simplicité. «Tous les noms dérivés des primitifs ne diffèrent que
par cette terminaison jani. Si ce sont des noms de dignités, de charges,
de quelque art, les dérivés ajoûtent aux primitifs me. Avec cette syllabe
sa, qu'ils mettent devant le nom d'une chose, ils font un dérivé, qui
marque le lieu d'une chose ainsi, Thredi signifie une colombe,
Saithredi un colombier; Cheveli un fromage, Sachueli le
lieu où l'on garde le fromage.» (1)
[(1)Voyez l'art de parler du pere Lami, liv. I, chap. 7, pag. 31.]
Tu comprends, mon cher Monceca, qu'il eût été très-aisé aux hommes,
naturellement portés à se communiquer leurs pensées, ayant la faculté de former
aisément divers sons, de faire bientôt une langue assez riche pour leur donner
le moyen de s'entendre, & celui de former des sociétés. C'est ensuite de ces
mêmes sociétés que seroient nés ces langages différens. Chacun y auroit ajoûté
de nouveaux mots, & auroit peut-être insensiblement abandonné les anciens,
ainsi que nous voyons que cela arrive de nos jours dans les états les plus
policés. Tu avoues toi-même que le François qu'on parle aujourd'hui à Paris est
très-différent de celui qu'on parloit il y a trois cens ans. Les langues, qu'on
appelle langues-meres, se seroient formées de ce premier langage, & les
autres de celle-là.
Tu vois donc, mon cher Monceca, que le systême des philosophes athées n'est
absurde qu'en ce qu'ils veulent que les hommes soient des champignons, nés dans
un champ & produits dans une nuit; & non pas en ce qu'ils soutiennent
que les hommes se sont formés entr'eux un langage. Il est certain qu'ils ne
l'ont pas fait; mais il est aussi certain qu'ils l'eussent pû faire.
[Pages d322 & d323]
De la facilité que les hommes auroient eue à former un langage, j'en tire une
conséquence, pour prouver qu'Adam n'a peut-être eu d'abord aucune idée de
l'écriture, & que ce n'a été que dans les suites, & peut-être même après
la mort de ce premier patriarche qu'elle a été inventée. Elle peut cependant lui
avoir été connue, & il peut en avoir fait la découverte par la seule
réfléxion. Bien des philosophes prétendent qu'Adam eut la science infuse. Pour
moi je ne vois pas qu'il y ait aucune nécessité que Dieu lui ait accordé ce don.
Je crois qu'il avoit seulement les moyens de cultiver les sciences dont il avoit
en lui les premières semences: & il est aisé de voir que, puisque les hommes
auroient pu se faire un langage s'ils fussent nés de la terre, à plus forte
raison ils ont pu trouver des caractères pour être les signes de ce langage.
Les Américains avoient des figures & des marques pour signifier certaines
choses. Lorsque les Espagnols arrivèrent la première fois dans le Méxique,
Montézuma, roi de ces peuples barbares, envoya au-devant d'eux un certain nombre
d'écrivains ou d'espéce de peintres, qui, par de certaines lignes & de
certaines figures qu'ils faisoient sur de grandes toiles de coton, marquoient
exactement ce qu'ils voyoient. Ces sortes de caractères répondoient aux anciens
hiérogliphes des Egyptiens; & chaque figure signifioit un ou plusieurs mots.
Il paroît naturel que l'écriture n'a été inventée que peu-à-peu, & qu'on
l'a perfectionnée, ainsi que le langage, à mesure qu'on a voulu communiquer un
nombre considérable d'idées différentes. Tous les arts ont été produits de même.
Si nous en croyons la fable, nous sommes redevables de la sculpture & de la
peinture à une amante. Son amant devant s'éloigner d'elle pour quelque tems,
l'amour lui suggéra un moyen pour soulager la douleur que lui causeroit son
absence. Elle crayonna sur une muraille le contour de l'ombre de son amant;
& cette figure informe fut la source d'où découlèrent la peinture & la
sculpture. On admira cette grotesque image produite par l'amour & le hazard.
Chaque amante voulut crayonner son amant. Ceux-ci, à leur tour, voulurent avoir
une foible ressemblance de leurs maîtresses. Et d'une chose qui ne paroissoit
qu'une bagatelle, on en vint au point d'animer la toile, & d'arrondir à la
vûe une superficie plate.
Sans avoir donc recours à la science infuse d'Adam, on peut trouver la
naissance de toutes les sciences dans le hazard, & dans l'envie naturelle à
l'homme de chercher ce qui peut lui être utile, & de le perfectionner
lorsqu'il en a apperçu la moindre lueur.
[Pages d324 & d325]
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux, & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXX.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les moeurs des Portugais, mon cher Monceca, n'étonnent point, lorsqu'on a été
quelque tems en Espagne; on est déja tout accoutumé à voir des peuples fiers,
superstitieux, dévoués aux moines. En arrivant à Lisbonne, je n'ai presque point
apperçu de différence que dans la vivacité de l'esprit des Portugais. On peut
les regarder comme les Gascons de l'Espagne: ils ont aussi bonne opinion
d'eux-mêmes, & presque autant de feu & de génie que les habitans des
environs de la Garonne. Ils sont beaucoup moins sérieux que les Espagnols; mais
ils sont aussi vains & peut-être même davantage. Si l'on veut les en croire,
il n'est aucun d'eux qui ne batte lui seul une armée Espagnole: Aléxandre,
César, Tamerlan, Mahomet II, Henri IV & Charles XII, n'étoient que des
poltrons, eu égard aux simples soldats Portugais qui se regardent comme autant
de héros. Les Espagnols, comme on peut bien penser, ne conviennent guères de
cette valeur surprenante. Ils prétendent, au contraire, qu'un seul Castillan
doit mettre en fuite tout le royaume de Portugal:
Et qu'il n'est aucun d'eux que le ciel n'ait fait naître,
Pour régir
les mortels,& leur parler en maître.
Dans une dispute aussi importante, ne pourroit-on pas se servir de l'histoire
pour décider cette question? Les Espagnols ont été long-tems les maîtres des
Portugais: sans le cardinal de Richelieu, peut-être Lisbonne seroit-elle encore
la sujette de Madrid. Philippe II. non-seulement conquit en moins de rien tout
le Portugal, mais même ses successeurs le conservèrent pendant près de soixante
ans; & ce sont-là de mauvaises époques pour les Portugais. Il est vrai que
leur pays est si peu considérable, eu égard à celui des Espagnols, que l'on ne
peut guères en rien conclure contre leur valeur.
[Pages d326 & d327]
Quoi qu'il en soit, cela forme un grand sujet de controverse. Tant qu'il y
aura des Portugais, ils prétendront être plus braves que les Espagnols: ceux-ci
leur rendront le change, selon toutes les apparences, jusqu'à la fin du monde;
il est difficile que deux nations aussi remplies de bonne opinion, puissent
jamais en venir au point de souffrir même une espéce d'égalité entr'elles.
La haine & la jalousie qui regnent entre les Espagnols & les
Portugais suffisent pour les obliger à méconnoître dans leurs adversaires les
qualités les plus louables, & les plus essentielles. Aussi doit-on se défier
de prendre des instructions d'un Espagnol touchant le Portugal, & & d'un
Portugais touchant l'Espagne. Ce seroit vouloir s'instruire du droit d'une
personne dans les mémoires de sa partie adverse.
On m'a raconté, lorsque j'étois à Madrid, l'histoire d'un officier qui pourra
te donner une idée des rodomontades Espagnoles. Pendant la dernière guerre,
lorsque les François étoient entrés en Espagne pour mettre Philippe V. sur le
trône, les Portugais, comme tu sçais, avoient embrassé le parti de Charles III.
Le comte Atalaya, gentilhomme de cette nation, qui commandoit un détachement de
troupes Allemandes qu'on avoit envoyé sur les confins du Portugal, envoya sommer
de se rendre un officier Espagnol retranché avec trente hommes. Celui-ci ne
répondit qu'à grands coups de fusils, & se défendit avec une valeur infinie:
enfin les Allemands le forcèrent dans son poste, & après l'avoir fait
prisonnier, le conduisirent chez le comte Atalaya. Qui vous a appris, lui
dit ce commandant, à vouloir vous défendre contre quatre cens hommes avec
trente? Ne sçavez-vous pas que je devrois vous punir sévèrement d'avoir fait
périr, par votre bravoure déplacée, nombre d'honnêtes gens? L'Espagnol ayant
écouté avec beaucoup de sang froid le discours du comte, & piqué de la façon
dont il lui parloit: Excusez moi, répondit-il; j'ignorois que j'avois
affaire avec des Allemands, & je croyois n'avoir à combattre que quatre cens
Portugais. Le comte Atalaya trouva la réponse assez impertinente, & eût
volontiers fait maltraiter cet officier; mais les Allemands lui ayant remontré
les conséquences d'une pareille violence, & qu'ils étoient eux mêmes engagés
par la crainte de représailles, à ménager le caractère d'officier, l'Espagnol en
fut quitte pour être traité assez disgracieusement pendant le cours de sa
prison.
[Pages d328 & d329]
Quelque fiers que soient les Portugais, ils n'en sont pourtant pas moins
soumis aux moines, qui ont encore ici plus d'autorité qu'en Espagne.
L'inquisition y est même plus sévère; malheur à ceux qui tombent entre ses
mains. Une chose qui te surprendra, mon cher Monceca, c'est que malgré cette
inquisition si sévère & si cruelle, il y ait encore en Portugal un aussi
grand nombre de juifs cachés. On m'a assuré que parmi les premiers & les
plus riches de Lisbonne, on trouvoit encore beaucoup d'Israélites fidèles à la
croyance de leurs peres.
Je n'ose m'informer ici trop ouvertement de ces sortes de choses: &
malgré le caractère dont je suis revêtu par ma commission, je ne fais aucune
profession de ma religion. Pour plus grande sureté,je déguise mes sentimens: car
le pouvoir des inquisiteurs est si grand dans ce pays-ci, que peut-être
l'autorité royale ne pourroit pas me garantir de leur haine & de leur
fureur. Je passe à Lisbonne pour un envoyé de la république de Gênes: tout le
monde, excepté les ministres, me croît nazaréen. J'ai pensé que je devois leur
avouer mon secret,afin de m'assurer auprès d'eux une protection en cas de
besoin: cependant je dépêche mes affaires autant qu'il m'est possible. Je ne
suis point tranquille dans ce pays & grace au Dieu d'Israël, je compte de
partir bientôt. J'ai peu de choses à terminer. Après un voyage aussi long, il me
tarde de retourner à Constantinople, dans le sein de ma chère famille. Je crois
que tu dois avoir la même envie. Mais puisque tu ne peux encore te rendre auprès
de tes parens, tâche d'éloigner cette idée, qui pourroit troubler les plaisirs
que tu goûtes. Si tes voyages sont plus longs que les miens, tu ressentiras
aussi plus de satisfaction lorsqu'ils seront terminés. Plus un bien nous a coûté
de peine, plus il nous est cher: & je t'avoue, mon cher Monceca, que je
serois au désespoir de n'avoir point parcouru une partie de l'Europe. Malgré les
embarras que j'ai essuyés dans mes voyages, j'ai du moins appris à connoître les
hommes, & à réfléchir sur leurs bizarreries.
Le Portugal offre peu de matière à un philosophe pour perfectionner ses
connoissances. On ignore ici entièrement ce qu'on appelle bonne philosophie.
Aristote, ou plutôt ses commentateurs, sont en possession dans ce pays de
combattre le bon sens & la lumière naturelle.
[Pages d330 & d331]
Descartes & Newton y passent pour deux supôts de satan; leurs ouvrages y
sont regardés comme des productions infernales, ou peu s'en faut. Il y a
peut-être quelques particuliers qui lisent les écrits de ces philosophes: mais
ils sont en très-petit nombre; & les moines les condamnent hautement.
Quoique les Portugais soient mauvais philosophes, ils cultivent cependant les
sciences. Il y a à Lisbonne une académie composée de quelques gens assez sçavans
dans les belles-lettres. Le roi protège & fait fleurir les beaux-arts; il
reçoit parfaitement bien les étrangers qui peuvent y contribuer; l'on peut dire
que les sciences sont beaucoup plus cultivées en Portugal qu'en Espagne. Mais à
quoi sert l'envie de parvenir? Si l'esprit est toujours captif & toujours
gêné, il ne pourra jamais y avoir de véritables savans en Portugal. A la
première découverte qu'ils feroient, ils seroient traités comme l'infortuné
Galilée, & pourriroient peut-être dans une prison. O moines! Peste du genre
humain! Fléau que le ciel donna dans son courroux aux hommes! Quand est-ce que
la divinité, ayant pitié des malheureux mortels, anéantira votre misérable race!
Si tu voyois, mon cher Monceca, jusqu'où va leur insolence dans ce pays, tu
serois surpris de l'aveuglement de ceux qui la souffrent & l'autorisent.
Les Récollets sont ici les religieux dominans. Ils sont les héros de la
galanterie. Leurs sandales sont nouées avec des rubans verts, bleus, rouges ou
jaunes, suivant la couleur des livrées des dames auxquelles ils sont attachés.
Ce sont elles qui prennent le soin de la chaussure de ces révérends peres; il
n'est aucun d'entr'eux qui n'ait sa chère dulcinée, à laquelle il adresse ses
voeux. Les autres moines ne sont pas moins galans; & pour être heureux en
galanterie à Lisbonne, il faut absolument porter un capuchon.
Les Portugais sont, en général, plus propres pour le commerce que les
Espagnols. Aussi voit-on dans leurs ports un très-grand nombre de vaisseaux
étrangers. Les Anglois sur-tout y trafiquent considérablement: il y en a
beaucoup d'établis dans le pays qui jouissent de plusieurs priviléges.
Les Portugais ont un grand intérêt à ménager les Anglois; & les Anglois
n'en ont peut-être pas un moins considérable à être unis avec les Portugais.
L'Espagne est la cause & le principe de cette union. L'Angleterre ne veut
point que cette puissance s'aggrandisse; les intérêts du Portugal deviennent par
conséquent les siens.
[Pages d332 & d333]
Avant que la république des Provinces-Unies fût formée, les Portugais avoient
dans les Indes des états bien plus considérables que ceux qu'ils y ont à
présent. Pendant qu'ils étoient soumis à la monarchie d'Espagne, ils perdirent,
par les guerres que cette couronne eut avec les Provinces-Unies, une grande
partie des conquêtes qu'ils avoient faites dans ces pays éloignés. Cependant il
leur reste encore des établissemens très-considérables, soit dans les Indes
Orientales, soit dans les Occidentales; & Lisbonne est une des plus
commerçantes & des plus riches villes de 1'univers.
Les femmes sont en général, dans ce pays aussi belles & aussi bien faites
que les hommes y sont laids & mal bâtis. Aussi le beau sexe est-il
extrêmement gêné. Les Portugais sont encore plus jaloux que les Espagnols. Leurs
femmes sont leurs esclaves, plutôt qu'elles ne sont leurs épouses. Elles sortent
très-rarement; & plus elles sont d'un rang élevé, plus elles sont
malheureuses. La jalousie de leurs maris est si grande, qu'ils font bâtir dans
leurs palais de petites chapelles pour les priver d'aller aux églises. Ils
imitent en cela les riches mahométans, qui font construire des bains chez eux
pour que leurs femmes n'aient point le moyen de sortir, sous le prétexte d'aller
aux bains publics.
De la gêne où l'on tient le beau sexe en Portugal, découle un nombre de
crimes inconnus dans les autres pays. La chaleur du climat, & la contrainte
qui irrite les desirs, font franchir toutes sortes de bornes; il arrive
très-souvent qu'un frere devient le galant de sa soeur. Les Portugais ne
regardent que comme un Pecadillo (1) le crime affreux qui s'ensuit d'un
commerce si détestable.
[(1) Une pécadille.]
Pour en être absous, ils en sont quittes pour un voyage à Rome. La longueur
du chemin & la fatigue de la route n'arrêtent guères leurs desirs, si l'on
en croit la médisance, ces amours incestueux sont très-communs en Portugal. Ce
qu'il y a de certain, c'est que parmi ceux qui pilent du marbre à Rome sur le
degré du dôme de S. Pierre, qui est la pénitence qu'on ordonne pour ces sortes
de crimes, il y a dix Portugais contre un seul de quelqu'autre nation.
[Pages d334 & d335]
Tu juges aisément, mon cher Monceca, que les étrangers ne trouvent guères à
s'amuser dans un pays où les femmes sont aussi gênées, & où la jalousie est
aussi violente. Leur unique ressource est d'être toute la journée dans quelques
misérables caffés, ou dans quelques mauvais cabarets. Ces derniers endroits sont
remplis de courtisanes vieillies dans la débauche: il est presqu'aussi dangereux
à un étranger de tomber entre leurs mains, qu'à un de nos freres de tomber entre
celles de l'inquisition.
Il faut avoir des affaires à Lisbonne pour pouvoir y séjourner long-tems.
Sans cela l'on est bientôt ennuyé du genre de vie qu'on est obligé d'y mener.
Les Portugais restent ordinairement enfermés chez eux. Ils n'en sortent que pour
vacquer à leurs affaires. Leurs maisons sont presqu'aussi soigneusement gardées
que les serrails des Turcs; il est impossible à un étranger, quelqu'aimable,
quelque sensé qu'il soit, d'espérer de fréquenter dans ce pays une société
agréable. La cour même du Roi a un air de contrainte & de gêne. Tout s'y
passe avec une gravité dirigée & réglée par la jalousie. Les femmes vont
chez la reine parées superbement, & couvertes de pierreries. Mais elles y
sont si observées, qu'il leur est presque impossible de pouvoir punir leurs
maris de l'esclavage dans lequel ils les tiennent.
Il est cependant vrai, que malgré toutes leurs précautions, il arrive
quelquefois que l'amour vient à bout de surmonter tous les obstacles. Il faut
pour cela user de tant d'industrie, être si fort au fait des maximes du pays,
qu'il est impossible qu'un étranger puisse jamais se rendre heureux auprès d'une
femme d'un certain rang. C'est tout ce que peut espérer un homme né & nourri
dans le pays.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux & prospère
dans toutes tes entreprises.
De Lisbonne, ce...
***
LETTRE CXXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Tu sçais, mon cher Isaac, combien j'étois prévenu contre les cabalistes.
Oserai-je t'avouer ma foiblesse?
[Pages d336 & d347]
[Note du transcripteur: Conséquence probable d'une erreur à la composition du
texte, la numérotation des pages dans le tome IV (d) des Lettres Juives passent
ici de 336 à 347, sans que la continuité du texte n'en soit affectée.]
Depuis que j'ai eu dans ce pays une conversation avec un sectateur des
sciences secretes, je commence à croire que bien des choses, que je regardois
comme ridicules, ne sont, ni impossibles, ni contraires à la bonne philosophie.
Ce n'est pas que j'approuve tout ce que disent les disciples de Paracelse. Mais
je pense que, quoiqu'il soit certain que l'existence des Gnomes, des silphes,
des Salamandres & des Ondins, (1) ne soit pas véritable, elle n'a cependant
rien de contraire aux loix ordinaires de la nature; & qu'on peut en admettre
la possibilité, sans supposer des choses absurdes & contraires à la lumière
naturelle, ainsi que le prétendent presque tous les philosophes modernes.
[(1) Les Gnomes, selon les cabalistes, habitent au centre de la terre;
les Silphes, dans les airs, les Salamandres, dans la région du
feu, & les Ondins, dans les eaux.]
Voici quelles sont mes raisons. Je ne sçais si elles te paroîtront de quelque
poids.
Il faut pour nier la possibilité de l'existence d'une chose, non-seulement
des preuves qu'elle n'existe pas, mais même il en faut qu'elle ne peut exister.
Or je ne trouve aucune de ces dernières preuves contre les Silphes, les Gnomes,
les Salamandres & les Ondins.
[Page d347)
Quelle impossibilité y a-t-il, qu'il y ait des corps animés, & composés
d'une matière subtile & déliée, qui ne tombent point sous nos sens? Nous
convenons qu'ils ne sont point assez perçans, pour pénétrer dans les ressorts de
la nature. Ils ne voient que les plus grossiers. Nous ne sommes pas en droit
pour cela de nier qu'il n'y ait des principes extrêmement déliés, qui sont les
premiers artisans de la nature. Pourquoi donc voulons-nous croire qu'il ne
puisse pas y avoir des créatures animées & composées d'une matière déliée,
qui ne peut frapper nos sens?
Avant l'invention des microscopes, on ignoroit que le vinaigre contenoit une
quantité de vers. On nioit hardiment qu'il y eut des petits poissons dans l'eau
que nous buvons: & depuis plusieurs années, on est convaincu de la réalité
de l'existence de ces animaux. Or il est un nombre de créatures animées dans
l'eau que nos yeux ne peuvent appercevoir, pourquoi ne pourra-t-il pas s'en
trouver dans l'air & dans les autres élémens?
[Pages d348 & d349]
Mais, dira-t-on, ces insectes ne nous sont cachés que par rapport à
leur petitesse: au lieu que l'on veut que les Gnomes, les Silphes, &c.
soient de la taille des hommes.
Je réponds à cela que la grandeur des Gnomes & des Silphes n'est point
une raison pour qu'ils doivent être visibles, pourvu qu'ils soient composés de
parties extrêmement déliées. Une étendue d'air de six pieds de long ne frappe
pas davantage la vûe qu'une d'un pied ou d'un pouce. Ainsi en supposant que les
Gnomes sont formés d'une matière légère & aërienne, leur étendue ne nous est
point sensible. Supposons qu'il y eut une colonne de ces vers qui sont dans le
vinaigre, qui s'élevât depuis la terre jusqu'au ciel.Nos yeux sans le secours du
microscope, ne pourroient voir cette colonne, quoiqu'elle eût une étendue
immense; parce que les parties, dont elle seroit composée, ne tomberoient point
sous nos sens. Ainsi quoiqu'il y ait un nombre infini d'atômes, qui remplissent
l'espace qui se trouve entre la terre & la lune, & que tout cet espace
soit plein, cependant il nous paroît vuide: parce que la matière, dont il est
rempli, ne tombe pas sous nos sens. On ne peut donc s'opposer à l'existence des
peuples élémentaires, par la raison qu'on ne sçauroit les appercevoir. Il
suffit, pour qu'elle soit possible de prouver qu'il existe nombre de créatures
animées, dont nos sens ne peuvent avoir connoissance par eux mêmes.
Dès que l'on conviendra que l'air peut être peuplé de créatures invisibles,
il s'ensuivra naturellement que la terre, l'eau & le feu, qui sont des
élémens, dont les parties ne peuvent plus aisément s'accrocher & s'unir, ont
aussi la puissance de produire un nombre de corps que Dieu anime & vivifie,
& composés de parties déliées qui ne tombent point sous nos sens.
Mais, repliquent nos philosophes, nous n'avons aucune idée de ces
prétendues créatures raisonnables. Nous ne sçavons comment elles existent. Nous
ignorons entierement leurs formes & leurs figures. Et il est ridicule de
vouloir admettre une chose dont on n'a aucune connoissance.
Ce raisonnement, n'en déplaise aux sçavans modernes, est peu concluant.
Avez-vous, peut-on leur répondre, une connoissance plus distincte de
votre ame: comprenez-vous ce que c'est qu'un esprit? Sçavez-vous quelle forme
& quelle figure il a? Non, sans doute. Vous admettez cependant son
existence. Pourquoi donc voulez-vous nier celle des Silphes & des Gnomes,
dont vous avez même une idée moins confuse que de l'esprit; puisque tout ce
qu'on suppose matériel, quelque délié qu'on le fasse, tombe sous l'entendement
humain.
[Pages d350 & d351]
Le génie de l'homme est si borné que, non-seulement il est possible qu'il
n'ait aucune idée de certaines créatures, mais même qu'il pourroit arriver très
aisément qu'un grand nombre de personnes, remplies de connoissances,
ignoreroient cependant qu'il y eût aucun animal qui vécût dans l'eau. Supposons
que plusieurs hommes restent dans un pays aride, éloigné de la mer & des
rivières, dans lequel il n'y ait que des puits. La chose n'est pas impossible.
Dans bien des déserts de l'Arabie, il n'y a que quelques-uns de ces puits
creusés par les Bédouïns. Ces hommes à coup sûr n'auroient aucune idée des
poissons, s'ils n'en avoient jamais entendu parler par d'autres hommes. Ils
regarderoient comme une chose absurde de supposer que quelque chose pût vivre
long-tems dans l'eau, parce qu'ils verroient mourir les animaux terrestres
qu'ils jetteroient dedans. Je demande si les poissons en existeroient moins,
& si les raisonnemens que feroient ces gens là détruiroient les tons dans la
Méditerranée, & les baleines dans l'Océan?
Il en est de même des philosophes qui nient la possibilité des Silphes &
des Gnomes. Ils ne connoissent point ce qui se passe dans l'air: leurs foibles
yeux leur représentent comme un grand espace vuide, une masse pleine &
étendue, & ils veulent juger de ce qui peut se passer dans cette masse, par
les idées qu'ils ont de l'espace vuide qui lui est entièrement opposé. Car,
quoique les philosophes soient persuadés que l'étendue que leurs yeux parcourent
de la terre au firmament, soit pleine de corps, ou, pour mieux dire, soit un
seul corps elle-même: cependant il semble que les sens l'emportent sur la
méditation, lorsqu'ils nient la possibilité des peuples élémentaires.
Voilà, mon cher Isaac, quelles sont les raisons sur lesquelles je fonde mon
opinion. Au reste, je suis aussi persuadé qu'il nous est impossible de pouvoir
jamais avoir aucun commerce avec les Silphes & les Gnomes, que je le suis de
la possibilité de leur existence. Loin que je donne dans les contes & les
visions chimériques des cabalistes, je soutiens que s'il existe des peuples
élémentaires, ils ne sçauroient se rendre visibles aux hommes: comme il est
absurde de croire que ces derniers puissent trouver des moyens pour rendre leurs
sens assez vifs & assez aigus pour découvrir ce que Dieu & la nature ont
trouvé à propos de leur cacher.
[Pages d352 & d353]
Je ne puis m'empêcher de rire, lorsque je vois un cabaliste m'assurer
gravement (1) concentrant le feu du monde par des miroirs concaves, dans un
globe de verre; & en me servant d'une poudre solaire qui se forme dans ce
verre, après l'avoir purifié des autres élémens, & en en prenant tous les
jours une certaine quantité, j'exalte le feu qui est en moi, & deviens, en
quelque façon, de nature ignée.
[(1) Secret de la cabale.]
Je ne trouve pas moins ridicule le secret qui doit faire obtenir la
familiarité des Gnomes, des Silphes & des Nymphes. Il consiste (2) à
former un verre plein d'air conglobé d'eau ou de terre; à le laisser un mois
exposé au soleil; à séparer ensuite ces élémens, qui, étant distincts, forment
un merveilleux reméde pour exalter en nous l'élément que nous voulons y faire
dominer, & rendent nos sens assez vifs pour voir distinctement les peuples
élémentaires.
[(2)Autre secret de la cabale.]
Le bon sens & la lumière naturelle me font d'abord sentir le ridicule de
ce raisonnement, & l'impossibilité de l'effet de ces secrets cabalistiques.
Car je suppose que je veuille faire connoissance avec quelque Salamandre, à quoi
servira toute la poudre solaire que j'avalerai? Pourra-t-elle détruire en moi
cette quantité de matière terrestre, qui s'augmente journellement par la
nourriture? Pourra-t-elle prendre le dessus sur l'élément de l'air, par lequel
je vis & je respire? Que j'avale autant de poudre qu'on voudra. Un
quart-d'heure après, j'aurai pris une très-grande quantité d'air & mes
poumons, qui le reçoivent & le rejettent, mes narines & ma bouche, qui
lui donnent l'entrée dans mon corps, sont les ennemis jurés de l'élément du feu
que je veux faire dominer sur tous les autres secrets qui tendent à faire
dominer dans l'homme un seul & unique élément, & à lui donner cette
prétendue nature ignée ou aquatique.
L'aveuglement des cabalistes s'étend encore bien plus loin. Ils assurent (1),
qu'en s'appliquant sur le nombril un peu de terre préparée pour obtenir la
société des Gnomes, on peut se passer de boire & de manger sans nulle
peine.
[(1) Autre secret de la cabale.]
[Pages d354 & d355]
Le fameux Paracelse dit en avoir fait l'épreuve: & il faut avouer, qu'il
faut être ou bien fou ou bien menteur, pour oser assurer à la face du public une
imposture aussi évidente que celle-là.
Je ne m'étonne pas qu'un cabaliste ait pu écrire cette impertinence, lorsque
je vois des docteurs dans toutes les religions différentes, débiter gravement
les histoires les plus absurdes, & les plus contraires au bon sens. Combien
de mensonges n'ont point écrit nos rabbins sur le chapitre des anciens faunes ou
satyres? Rabbi Abraham s'est imaginé qu'ils étoient de véritables créatures,
mais imparfaites; parce que Dieu ayant été surpris par le soir du sabbat,
n'avoit pu leur donner la dernière perfection. Parmi les nazaréens, Tertullien,
Justin, Lactance, Cyprien, Clément d'Alexandrie & Athénagore, se sont
figurés que ces faunes étoient des anges transformés par le crime qu'ils
commirent, lorsque Dieu en précipita plusieurs autres dans l'enfer: & ils
ont conclu de là que la chûte de ces anges n'étoit venue que de l'amour dont ils
s'étoient laissé toucher pour les femmes. Les payens poussoient encore leur
erreur plus loin, puisqu'ils regardoient ces faunes comme des divinités.
Parmi des sentimens si extraordinaires, il est impossible qu'un philosophe,
qui veut se servir de la raison, puisse en adopter aucun. Ils sont également
ridicules & contraires à la lumière naturelle. Peut-être même que les
satyres, tels que les ont dépeints les anciens, n'ont jamais existé; & qu'on
a fait des dissertations inutiles, à l'occasion des idées de quelque peintre ou
de quelque poëte, qui avoit été le créateur de tous ces êtres imaginaires. Je
voudrois qu'avant que d'expliquer une chose, on examinât mûrement si elle a
existé, ou si elle existe réellement. Descartes a donné une longue explication
des lampes perpétuelles, qui se trouvent dans les tombeaux des anciens: & on
a été convaincu dans la suite de la fausseté de ce fait. Démocrite mit pendant
plusieurs jours son esprit à la torture, pour expliquer par quel moyen de la
laine pouvoit avoir crû sur les figues de son jardin. Il fit là-dessus un
discours, dont lui & ses amis furent fort contens. Il arriva que sa servante
se moqua d'eux tous en les désabusant, & que les recherches de ce philosophe
furent une étude & un tems perdus. Peut-être les faunes anciens ont-ils une
grande ressemblance avec les figues de Démocrite; & ceux qui ont fait tant
de discours sur ces hommes demi-brutes, auroient été bien étonnés, si quelque
ancien auteur fût venu leur révéler, qu'ils n'avoient jamais existé que dans son
imagination & dans ses écrits.
[Pages d356 & d357]
Je ne veux pourtant pas assurer, mon cher Isaac, que tout ce qu'on rapporte
des faunes soit des fables inventées à plaisir: & je crois que leur
existence est impossible. Nous lisons dans la vie de Paul Hermite nazaréen,
faite par Jérôme sçavant docteur de même religion, & dans celle d'Antoine
autre Hermite, composée par Athanase, que ces solitaires avoient eu de longues
conversations avec des faunes, qui leur avoient même dit, qu'ils connoissoient
la divinité. (1)
[(1) Selon S. Jérôme, S. Antoine rencontra un centaure de la même figure que
ceux que les poëtes dépeignent. Le même auteur assure que ce saint vit peu-après
dans la même forêt un satyre pareil à ceux que peignent les peintres.
Conspicit (Autonius) hominem equo mixtum, cui opinio poetarum
Hyppocentauro vocabulum indidit. Nec mora inter saxosam convallem haud grandem,
homunculum vidit, aduncis naribus, fronte cornibus asperatâ, cujus extrema pars
corporis in caprarum pedes desinebat. Hieronymus, epistola. lib. III. de vita
Pauli, primi Eremitae. Voyez la IV. lettre ou partie des mémoires secrets
de la république des lettres, où il est parlé amplement des faits miraculeux
que rapporte_ S. Jérôme.]
L'on refuse de croire ces auteurs nazaréens, on trouve dans Pline qu'il y
avoit dans les Indes plusieurs satyres. Plutarque assure qu'on présenta à Silla,
passant par Dirrachium, aujourd'hui Durrazo, ville d'Albanie, un satyre vivant.
Ce Romain le considéra avec attention; mais il ne put jamais rien entendre au
langage de cet animal, qui avoit la voix excessivement rude, tenant du
hennissement d'un cheval & du cri d'un bouc. (1)
[(1) Plutarque, dans la vie de Silla.]
Ce trait d'histoire me porteroit à croire que tous les satyres dont on a
parlé n'ont été que des monstres, produits par de criminels accouplemens
d'hommes avec des animaux; & que, bien loin d'avoir des vertus au-dessus des
simples mortels, ils tenoient moins de l'homme que de la bête, & n'avoient
point le pouvoir de s'expliquer, étant en tout semblables au satyre de Silla. La
superstition du paganisme fit des dieux de ces demi-hommes: les nazaréens en
firent des anges ou des démons; les juifs des créatures imparfaites. Mais le
philosophe sembla dédaigner d'approfondir cette question, & se contenta de
nier absolument leur existence, afin de n'être point obligé d'expliquer leur
nature.
[Pages d358 & d359]
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & satisfait; & que le
Dieu de nos peres te comble de biens.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople
Je ne sçais, mon cher Isaac, à quoi attribuer cette violente haine, que tous
les peuples ont en général contre notre nation. De quelque religion qu'ils
soient, dans quelques climats qu'ils habitent, ils semblent se réunir en ce
point. Les mahométans, les nazaréens papistes, les nazaréens réformés, les
arminiens, les luthériens nous méprisent également; & leur mépris va jusqu'à
l'excès. J'ai cru pendant un tems que cette antipathie étoit causée par la
diversité de croyance. Mais j'ai changé ensuite de sentiment, lorsque j'ai vu un
nombre de gens d'une religion entièrement opposée avoir les uns pour les autres
l'estime la plus parfaite. Les quakres sont presque aussi éloignés que nous des
sentimens des nazaréens: ils n'ont aucun sacrement, ne pratiquant pas même le
baptême. Cependant les nazaréens n'ont pour eux ni haine ni mépris.
Il faut donc chercher ailleurs que dans la religion la cause de l'antipathie
que toutes les nations ont contre nous. Je veux bien croire que la religion
influe sur les sentimens que le bas peuple a pour les juifs. Mais il est certain
qu'elle ne les détermine point entièrement, & qu'il y a quelque sujet
particulier qui nous attire la haine de tous les peuples. Si ce n'étoit que la
diversité de croyance, pourquoi les Turcs nous haïroient-ils plus qu'ils ne
haïssent les nazaréens; & ceux-ci, pourquoi nous détesteroient-ils plus
qu'ils ne détestent les Turcs.
Je crois, mon cher Isaac, qu'il faut chercher dans la mauvaise conduite de
nos frères ce que nous attribuons communément à la différence de religion. Si
nous ajoutons foi aux historiens nazaréens, nous trouverons dans leurs écrits,
que les crimes de quelques juifs ont toujours entraîné après eux de fâcheuses
suites pour notre nation. Rigord, médecin & historiographe de
Philippe-Auguste, a écrit que l'an onze cent quatre-vingt, nos frères établis à
Paris voulurent faire un sacrifice vers les fêtes de Pâques, & qu'ils
crurent s'attirer les faveurs de la divinité, en immolant un nazaréen.
[Pages d360 & d361]
Ils enleverent, dit-il, un jeune garçon, âgé de douze ans, nommé
Richard, fils d'un riche bourgeois: & après l'avoir déchiré à coups de
fouet, ils le crucifierent. Cette action barbare étant venue à la
connoissance des François, tous ceux qui avoient eu part à cet affreux
sacrifice, furent condamnés à la mort; & toute notre nation fut chassée pour
toujours du royaume.
La France n'est pas le seul pays où l'on nous ait reproché ces cruautés. Les
habitans de la ville de Trente font toutes les années une fête en mémoire d'un
enfant nommé Simonet, fils d'un cordonnier, nommé Simon. Ils disent que les
juifs, après avoir dérobé cet enfant, lui tirerent tout son sang d'une manière
extrêmement cruelle, pour s'en servir dans la célébration de la fête de Pâque;
& qu'ils jetterent ensuite le cadavre dans un conduit qui passoit dans la
synagogue. La chose ayant été découverte, on punit les juifs sévèrement. Les
nazaréens montrent encore aujourd'hui la maison où s'est passé cette action
barbare.
Je ne sçais que penser, mon cher Isaac, lorsque je lis ou que j'entends
raconter de pareils faits. Je suis bien assuré que de semblables cruautés ne se
pratiquent plus aujourd'hui dans nos synagogues; & j'ai peine à croire
qu'elles soient arrivées autrefois. Cependant elles semblent être accompagnées
de tant de circonstances qui en prouvent la réalité, qu'il est presque
impossible de ne pas y ajoûter foi. Mais enfin, s'il est vrai qu'il y ait eu
quelques juifs assez méchans & assez enragés pour se porter à de pareils
excès, doit-on pour cela faire tomber le crime de quelques particuliers sur une
nation entière? Il n'est rien de si aisé que de prouver qu'il n'y a jamais eu
que quelques furieux qui se sont souillés de ces forfaits; & que les juifs
en général, non-seulement les ont ignorés, mais même que ceux qui les ont connus
les ont toujours eu en horreur. On n'a pour cela qu'à faire attention sur ce que
dit l'historiographe de Philippe Auguste. Il assure que les criminels furent
punis, & que les autres furent chassés du royaume. Or il n'y eut que quinze
ou seize juifs d'exécutés. Si l'on eût trouvé plus de coupables, sans doute les
nazaréens ne les eussent pas épargnés. La nation qu'on proscrivit entièrement de
la France, n'entroit donc point dans ces cruautés. Cependant, par un malheur
étonnant, l'horreur que méritoit le crime de quelques particuliers, a rejailli
sur elle; l'on est persuadé en France que les juifs en général approuvoient ces
détestables sacrifices. Il n'en faut pas davantage, mon cher Isaac, pour les
rendre odieux à l'univers entier. Quel affreux préjugé n'est-ce pas contre une
nation que celui d'avoir été chassée d'un royaume pour des sacrifices aussi
abominables?
[Pages d362 & d363]
Ce n'est point uniquement à ces préjugés désavantageux que nous devons
attribuer la haine & le mépris des peuples. L'avarice sordide & la
mauvaise foi de quelques-uns de nos freres, nous font haïr mortellement. Ainsi
les innocens souffrent du crime des coupables: & un nombre infini
d'Israélites dignes de l'estime de tous les honnêtes gens, & fidèles
observateurs de la loi de la divinité sont confondus sans distinction parmi des
gens qu'ils méprisent eux-mêmes infiniment, & qu'ils sont les premiers à
condamner.
Nos rabbins auroient dû s'appliquer à écrire quelques livres de morale. Ces
ouvrages eussent été plus utiles, & nous eussent plus fait d'honneur parmi
les religions étrangères que ce ramas immense de visions que la plus grande
partie de nos auteurs ont mis au jour, & qui n'ont servi qu'à décrier nos
écrivains & notre nation. Je voudrois que nos docteurs, attentifs à
expliquer la loi, appuyassent principalement sur les défauts qui sont le plus en
vogue parmi nous: qu'ils fissent voir perpétuellement combien le vol est
criminel devant Dieu, & l'usure méprisable devant les hommes. Si l'on
pouvoit venir à bout de persuader à nos freres d'être moins attachés & moins
susceptibles d'intérêt, je ne doute pas qu'on ne pût venir à bout de regagner
l'estime de toutes les nations. Pourquoi la leur refuseroient-elles, s'ils en
étoient dignes? J'ai déja montré que la différence de religion n'étoit point une
raison pour terminer l'estime ou le mépris des hommes. La nôtre, mon cher Isaac,
a de si grandes beautés, que dès que les juifs seroient reconnus pour être
vertueux, ils seroient du moins assurés d'être chers à tous les philosophes, à
tous les sçavans & à tous les hommes raisonnables. Mais loin, mon cher
Isaac, que nos rabbins cherchent à déraciner l'avidité du coeur des Israélites,
ils sont les premiers à donner l'exemple d'une avarice sordide: ensorte que l'on
peut dire des prières que la plûpart des juifs font dans leurs synagogues ce
qu'un ancien a écrit de celles que faisoient autrefois les payens:
[Pages d364 & d365]
Voit-on venir, dit-il, quelqu'un au temple dans le dessein de prier
les dieux de lui donner la perfection de l'éloquence, ou de lui découvrir les
secrets de la philosophie? On n'y vient pas même pour demander la droiture de
l'esprit, & la santé du corps. Mais de tous ceux qui vont au capitole, avant
même qu'ils arrivent à la porte, l'un promet de grosses offrandes à la divinité
qu'on adore, afin qu'elle hâte la mort d'un riche parent; l'autre afin qu'il
puisse trouver un trésor; & celui-ci, afin qu'il soit assez heureux pour
acquérir des millions de biens. (1)
[(1)Quis unquam venit in templum & votum fecit, fi ad eloquentiam
pervenisset? Quis, si philosophiae fontem invenisset? Ac ne bonam quidem mentem,
aut bonam valetudinem petunt. Sed statim antequam limen capitolii tangant, alius
donum promittit, si propinquum divitem extulerit; alius si thesaurum effoderit;
alius, si ad trecenties H.S. salvus pervenerit. Petronius in Satyr. pag. m.
77.]
Telles sont les prières que la plûpart des juifs offrent à la divinité. Ils
oublient qu'elle a défendu dans la loi de souhaiter le bien d'autrui: & les
rabbins, loin de les faire souvenir de ce précepte divin semblent eux-mêmes
l'avoir entierement banni de leur mémoire. On ne doit point trouver
extraordinaire, après cela, si les nazaréens ont débité contre nous une fable
odieuse, par laquelle ils nous accusent de faire serment de tromper les peuples
autant que nous le pourrons. Ils ont jugé de nos préceptes par nos actions. Je
sais, mon cher Isaac, que le fameux Léon, de Modène, a réfuté vivement ceux qui
nous attribuoient une coutume aussi criminelle; & qu'il a montré combien
nous étions éloignés de suivre des maximes aussi pernicieuses, & de les
regarder comme des points de doctrine. Mais, malgré les doctes écrits de ce
savant juif, il y a encore aujourd'hui nombre de nazaréens qui sont persuadés
qu'on ne nous fait point une injustice, en nous attribuant ce sentiment
criminel.
Nous ne pourrons jamais regagner l'estime des nations qu'en changeant
entierement de conduite, & en montrant autant de désintéressement que nous
avons jusques ici fait voir d'avidité. Ce n'est pas que je veuille empêcher nos
freres de faire un profit honnête, & de gagner dans leur commerce. Il n'est
rien de si permis. Mais je voudrois qu'ils fussent plus sinceres, & que la
droiture & la candeur fussent la base de leur commerce.
[Pages d366 & d367]
Lorsque j'ai soutenu ce sentiment contre quelques juifs qui étoient d'une
opinion contraire, & qui croyoient qu'ils étoient dispensés d'user de tant
de délicatesse avec les nazaréens, je n'ai jamais été touché de leurs raisons.
Nous payons, disoient-ils, des impôts exorbitans. Les princes nous
regardent, dans bien des pays, comme des bêtes. Ils nous vendent l'air que nous
respirons. Ce n'est qu'à force d'or & d'argent que nous obtenons chez eux
une retraite. Dans quelques villes d'Allemagne, on nous fait payer vingt sols
chaque heure que nous y restons. N'est-ce pas-là une vexation,
étonnante.........? Sommes-nous obligés d'agir avec candeur, lorsqu'on nous
persécute aussi cruellement: & ne nous sera-t-il pas permis de reprendre
notre argent dans la bourse de ces nazaréens qui nous l'enlevent, & qui
retirent, ainsi l'avantage & le profit de nos [mot manquant]?
Quelque apparentes que soient toutes ces raisons, elles sont détruites par le
seul principe qui défend de punir un crime par un autre. Je trouve sur ce point
la morale des nazaréens admirable. Il est vrai qu'ils ne la pratiquent guere.
Mais une des principales maximes de leur religion, c'est de ne point commettre
de crime, sous quelque prétexte que ce soit. Leurs Loix civiles s'accordent en
cela avec les canoniques. Il est vrai qu'il y a eu quelques docteurs
ultra-montains qui ont soutenu le dogme impie, qu'il étoit permis à des sujets
de se révolter contre leurs princes, & de leur manquer de foi, dès qu'ils
étoient hérétiques. Mais ces sentimens affreux ont été condamnés par tous les
peuples chez qui la superstition n'a point étouffé tous les sentimens d'honneur
& de religion. Les parlemens de France ont fait flétrir par la main du
bourreau, les livres qui contenoient des principes si détestables: & les
universités les ont vivement réfutés. A la vérité, ces mêmes princes, si
cruellement outragés, leur ont quelquefois su assez peu de gré de leur zèle; ce
qui te paroîtra incompréhensible. Cependant, jusques ici, la France &
l'Allemagne ont rejetté, avec horreur, tous les dogmes qui attaquoient le
respect qu'on devoit aux souverains.
[Pages d368 & d369]
C'est à l'amour de leurs sujets, que bien des princes ont dû la conservation
de leur gloire. Tandis qu'ils s'endormoient dans les plaisirs, ou qu'ils
sembloient avoir oublié la grandeur de leur rang, Rome toujours ambitieuse,
& toujours attentive à empiéter sur les droits des rois, faisoit des
tentatives pour ruiner la majesté de leurs trônes. Mais les peuples
s'alarmoient, dès qu'ils voyoient quelque nouveauté qui pouvoit dans la suite
avoir de pernicieuses conséquences. Ils opposoient une forte digue à l'ambition
des souverains pontifes, & donnoient le loisir aux monarques de sortir de
leur léthargie, pour défendre leurs droits.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXIII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople à Aaron
Monceca.
Je me plais tous les jours de plus en plus à examiner les différens systêmes
des philosophes, sans donner néanmoins à aucun une entiere croyance. Je les
considere tous comme probables: mais je crois aussi qu'il n'en est aucun qui
n'ait ses difficultés, & qu'on ne puisse attaquer par des endroits foibles.
Je laisse à certaines gens entêtés, cette espèce d'adoration qu'ils ont pour les
opinions d'un auteur. Quelle que soit la réputation d'un philosophe, je ne me
laisse point entraîner à une fausse admiration pour lui. Je pense qu'il est bien
des choses qui sont cachées à tous les hommes, que les philosophes modernes
n'ont pas mieux expliquées que les anciens.
Un arabe de mes amis me prêta il y a quelques jours, un manuscrit: je le lus
avec attention: j'y trouvai plusieurs choses assez amusantes; mais le fond de
l'ouvrage me parut peu instructif. L'auteur prétendoit que les hommes, les
animaux & tout ce que nous voyons d'animé, avoient été produits par la mer.
Le premier défaut de ce systême, est d'être contraire à l'existence de la
divinité. Et comme je méprise infiniment les philosophes assez aveuglés pour ne
point être frapés de cette premiere vérité, il a fallu que ce systême fût aussi
réjouissant & aussi comique qu'il est, pour que je le lûsse avec quelque
plaisir. En voici, mon cher Monceca, une brieve exposition.
[Pages d370 & d371]
L'auteur arabe prétend, qu'il s'est fait insensiblement un changement dans la
terre, en sorte que presque tout ce que nous voyons aujourd'hui de sec a été
autrefois inondé. Il soutient que la mer & les eaux s'épuiseront
insensiblement: que tout le reste de la terre sera desséché par l'ardeur du
soleil dans la suite des siécles: & que lorsqu'elle ne sera plus humectée,
elle s'embrasera & se dissipera en étincelles dans les espaces immenses de
l'univers.
Tel est le systême de ce philosophe sur le monde en général: & voici quel
est celui qu'il a sur l'homme & sur les animaux terrestres en particulier.
Il dit, que lorsque les eaux ont été consumées à un certain point, & qu'il a
resté beaucoup de terrein découvert, quelques animaux aquatiques se sont
accoutumés à aller peu-à-peu brouter l'herbe sur la terre, que l'homme, le
boeuf, le cheval, &c. sortant de l'onde pour quelque tems, y rentroient
ensuite; mais qu'après s'être éloignés peu-à-peu des bords de l'eau, ils
s'habituerent entierement sur la terre: qu'alors, peu-à-peu, ils changerent de
nature: le soleil faisant devenir à quelques-uns la peau beaucoup plus dure,
& donnant aux autres des crins & des cheveux différens de ceux qu'ils
avoient autrefois. Il prétend que l'habitude, qui est une seconde nature, rendit
dans la suite des tems, les descendans de ces animaux aquatiques incapables de
pouvoir vivre ailleurs que sur la terre: qu'ainsi la plûpart des oiseaux ne
purent plus aller sur les eaux, parce qu'ils n'y étoient point accoutumés dès
leur naissance, excepté ceux qu'on appelle oiseaux de mer ou de riviere, dont
les peres ne s'étoient point éloignés de leur élément: qu'il en fut des hommes
& des animaux à quatre pieds, ainsi que des oiseaux qui vivent aujourd'hui
dans les airs & sur la terre; & qu'ils oublierent peu-à-peu d'aller dans
les eaux, & se formerent une autre nature. Nous voyons, dit l'auteur Arabe,
que le soleil change entierement la forme & la couleur des hommes. Les
enfans naissent de couleur blanche en Ethiopie, & leurs cheveux ne sont
point de laine: ce n'est que quelques jours après qu'ils deviennent noirs: &
ils sont long-tems avant que cette laine se forme sur leur tête.
[Pages d372 & d373]
La raison de cela, c'est que l'homme retient toujours, lorsqu'il est créé,
quelque chose de sa premiere essence, & que dans le tems que les hommes
étoient des animaux aquatiques, ils étoient tous blancs, & n'avoient point
de laine au lieu de cheveux: mais lorsqu'ils ont eu quitté leur ancien élément,
il est arrivé en eux, plus ou moins de changement, selon qu'ils ont plus ou
moins ressenti les vapeurs de la terre, & la chaleur du soleil.
Tous les animaux, continue l'écrivain Arabe, retiennent encore
aujourd'hui quelque chose de leurs premieres qualités. Il n'en est aucun, qui
n'aille & qui ne vive quelque tems dans l'eau. Le boeuf, le cheval, le chien
& autres, nagent naturellement. L'homme en feroit de même, si la crainte
& la frayeur n'arrêtoient en lui les mouvemens que la nature lui fourniroit.
On trouve encore dans certaines mers des hommes marins. Les historiens de
Hollande, font mention d'une fille qui fut nourrie pendant long-tems à Harlem,
il y a environ trois cens ans, & qu'on avoit arrêtée sur le rivage, comme
elle sortoit de la mer. Dans bien d'autres pays, on a vû des hommes à
demi-poissons: ainsi, il est aisé de voir, que l'élément de l'eau n'est point
incompatible avec la conservation d'un corps organisé comme celui des hommes,
& qu'il n'y a que la seule habitude, qu'ils ont prise dès le ventre de leurs
meres, de humer & de respirer l'air de la terre, qui les puisse empêcher de
vivre au fond des mers.
Voilà en abrégé, mon cher Monceca, le systême de ce philosophe Arabe, qui
travaille encore aujourd'hui à chercher de nouvelles preuves pour le rendre plus
vraisemblable. Il m'a demandé mon sentiment: je lui ai dit, avec beaucoup de
sincérité, que tous les systêmes qui n'admettoient pas l'existence de la
divinité, & qui supposoient pour premier principe des choses sur un certain
arrangement de matiere occasionné par le hasard, tomboient tous dans des
opinions insoutenables, & bâtissoient sur le sable un château que le moindre
mouvement renversoit de fond en comble.
C'est une chose surprenante, que des philosophes ne puissent comprendre la
nécessité d'une chose, que les plus simples & les plus idiots connoissent
distinctement devoir absolument exister.
[Pages d374 & d375]
Les vérités les plus sublimes, dit un auteur Anglois (1), qui ont
été à peine accessibles aux génies les plus beaux & les plus cultivés du
paganisme, sont devenues à présent familieres aux esprits les plus bornés. C'est
là un vaste champ de réflexions satisfaisantes pour un homme qui considère les
choses d'un oeil philosophe, & qui possede une ame capable d'être charmée du
progrès que les connoissances les plus utiles font parmi le genre humain.
[(1)Spectateur, ou le Socrate moderne, tom. 2, pag. 157.]
Que diroient, mon cher Monceca, tous ces philosophes Grecs & Romains, qui
après avoir étudié trente & quarante ans de suite, avoient une idée si
imparfaite de la divinité? Que diroient-ils, dis-je, s'ils revenoient au monde,
& qu'ils vissent le plus petit écolier de philosophie leur apprendre avec
beaucoup de netteté & de précision, que Dieu ne sauroit être matériel, parce
que tout ce qui est corporel est sujet à la division: & que tout ce qui peut
être divisé ne peut être Dieu, puisqu'il y auroit autant de dieux que de
parties, ou qu'il faudroit que la Divinité fût composée de parties non divines.
L'étonnement de ces philosophes redoubleroit, lorsqu'on leur montreroit
combien grande étoit l'erreur dans laquelle ils étoient, lorsqu'ils admettoient
la matiere coëternelle avec Dieu. Ils apprendroient, que s'il y avoit quelque
chose de coëternel avec lui, il ne seroit pas tout-puissant, puisque n'ayant pas
créé la matiere, il ne pourroit pas l'anéantir. Or il est également ridicule de
dire qu'une chose qui n'a point eu de commencement, puisse avoir une fin, ou de
soutenir que Dieu existe & qu'il n'est pas tout-puissant. Ces Grecs &
ces Romains, si vantés, seroient surpris de n'avoir pas fait eux mêmes toutes
ces reflexions, & d'avoir été tant de tems à lutter contre les préjugés,
qu'ils avoient reçus dès leur enfance, & qui s'étoient fortifiés par
l'éducation.
C'est à nous que l'univers entier est redevable de la connoissance de la
divinité. Les premiers nazaréens, qui annoncerent aux payens l'unité & la
spiritualité de Dieu, étoient des juifs, qui se séparerent de notre communion.
La passion a porté nos freres à en dire beaucoup de mal. Cependant il faut
avouer que c'étoient de grands hommes qui verserent leur sang, pour retirer les
hommes de l'idolâtrie: & si l'unité de Dieu est connue dans l'univers
entier, c'est à eux à qui l'on en est singulierement redevable.
[Pages d376 & d377]
Lorsque j'étois rabbin de Constantinople, je n'aurois osé tenir un pareil
discours. Mes confreres m'auroient regardé avec horreur: ils m'auroient même
taxé d'être fauteur du nazaréisme: comme si l'on ne devoit pas rendre justice au
mérite, dans quelqu'état qu'il se trouve, & que la différence de croyance
dût obliger à déguiser ses sentimens, & à mésestimer des gens véritablement
estimables. Il faut laisser, mon cher Monceca, cette manie aux petits génies.
C'est-là le partage des ignorans ou des fanatiques; & lorsqu'on voit un
homme, ayant réellement du génie, s'emporter & se répandre en invectives
contre des gens de probité, on peut assûrer hardiment, que ce n'est point un
zéle de religion qui le fait agir, mais l'ambition, la haine, ou quelqu'autre
passion. Quand Pascal fit ses Provinciales, il pensoit moins à défendre
le nazaréisme, qu'à outrager les jésuites: & lorsque ceux-ci ont persécuté
Arnaud, c'étoit à leur ennemi qu'ils en vouloient, & non le bien de la
religion qu'ils avoient en vûe. La moitié des Théologiens, qui ont écrit les uns
contre les autres, haïssoient encore plus leurs adversaires, que les erreurs
qu'ils soutenoient. Il en est de même des autres écrivains, qui ont quelques
différends à démêler entr'eux. Ils ne critiquent pas un ouvrage parce qu'ils le
croient mauvais, mais parce qu'il est fait par leurs adversaires.
Lorsque j'étois en Allemagne, j'avois fait connoissance avec deux auteurs.
Ils se donnoient perpétuellement des louanges: l'un étoit le fils aîné
d'Apollon, l'autre le bien aimé & le favori des Muses. Ils vinrent à se
brouiller, à l'occasion de quelque écrit que l'un avoit fait, & où l'autre
malheureusement, & contre sa coutume, avoit trouvé une faute. C'en fut assez
pour mettre la division entre ces deux auteurs. Ils écrivirent avec véhémence
l'un contre l'autre: ils s'exilerent mutuellement du Parnasse, & soutinrent
leurs sentimens avec une pétulence infinie. Ils déchirerent les mêmes ouvrages
qu'ils avoient loués: & je ne pouvois comprendre comment, après avoir dit
tant de bien l'un de l'autre, ils en disoient tant de mal.
[Pages d378 & d379]
Cette conduite, dis-je un jour à l'un des deux, vous fera tort dans
le monde. Que voulez-vous que pensent les lecteurs de vos ouvrages, lorsqu'ils
verront que vous blâmez ce que vous avez loué dix pages auparavant? Ils croiront
avec raison que vous louez sans fondement, & que vous blâmez de même. Que
m'importe, répondit l'auteur. Pourvû que je puisse détruire les louanges
que j'ai données à un homme assez hardi pour me critiquer, je suis content. Je
l'ai loué, lorsqu'il m'a loué: & je le blâme, lorsqu'il me blâme. Ecrivit-il
encore mieux qu'il ne fait, je dirois toujours qu'il ne fait rien qui
vaille.
C'est-là la maniere, mon cher Aaron, dont agissent la plûpart des Ecrivains.
Il en est bien peu parmi eux qui louent quelques-uns de leurs confreres, si ce
n'est à charge de revanche; & dans la république des lettres, les éloges
sont la marchandise dont on fait le plus grand commerce. Il en est approchant de
même dans tous les états. Lorsqu'on flatte quelqu'un, on seroit au désespoir
qu'il ne nous rendît pas le réciproque. L'amour propre est blessé d'un silence
qui mortifie la vanité naturelle aux hommes, & qui semble leur dire qu'ils
sont infiniment au-dessous de ceux qu'ils louent.
Je crois, mon cher Monceca, qu'on peut mettre pour principe général, que
presque tous les hommes ne louent que par deux motifs, ou pour être loués, ou
pour recevoir des récompenses. Il en est peu que le seul plaisir de rendre
justice au mérite porte à publier les bonnes qualités des autres. On regarde ce
procédé noble & généreux comme une vertu commune: si l'on examine la chose
de près, on verra combien peu il y a de gens assez désintéressés pour le mettre
en usage.
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis content & heureux; & excuse-moi
de ce que je te donne si rarement de mes nouvelles.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXXIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople
Les nazaréens ont une coutume louable que je blâme nos anciens peres de
n'avoir point observée. Ils vont au bout du monde annoncer un Dieu, tout bon,
tout puissant & tout miséricordieux.
[Pages d380 & d381]
Il n'est point de pays, quelque barbare & quelque éloigné qu'il soit,
dans lequel ils n'aillent détruire les Idoles, & les insulter jusques sur
leurs autels. S'ils observoient un peu plus de douceur dans la façon d'annoncer
ce Dieu si respectable, & que leurs actions ne démentissent pas trop souvent
la bonté & l'excellence de la doctrine qu'ils annoncent, je regarderois les
Missionnaires comme les plus grands hommes & les plus respectables de
l'univers. Est-il rien en effet de si glorieux, que de se dévouer entierement au
bien d'un nombre infini de personnes accablées sous l'esclavage des préjugés,
& de les retirer de l'abîme de l'idolâtrie?
Si ceux qui vont éclairer l'esprit de ces infortunés payens, se contentoient
de les instruire par des raisons, & n'employoient pas la force & la
violence, lorsqu'ils sont en état de le pouvoir, les peuples idolâtres seroient
bien plutôt persuadés de l'existence de la divinité unique. Mais les cruautés
que les Espagnols & les Portugais ont exercées dans certains pays, & qui
ne sont point inconnues à bien de ces nations sauvages, leur ont donné une haine
extrême, & une prévention infinie contre ceux qui viennent pour les
instruire. Que peut en effet penser un Indien qui fait le nombre des personnes
qu'on brûle très-souvent à Goa? Ces gens, dit il, qui m'annoncent un
Dieu bon & miséricordieux, immolent tous les jours des hommes à ce même
Dieu, & ses autels sont sans cesse arrosés de sang humain. Ils brûlent
cruellement des hommes remplis de probité, qui n'ont pas assez de pouvoir sur
leur esprit pour le forcer à croire des choses qui lui paroissent contraires aux
principes de l'équité & de la raison. La fierté & la cruauté des
missionnaires dans les pays où ils ont beaucoup de pouvoir, ruinent le fruit que
pourroient faire les autres dans ceux où ils ne peuvent user que de la
persuasion.
Tu me demanderas peut-être, mon cher Isaac, comment moi, qui suis juif, je
puis m'intéresser à la propagation de la religion nazaréenne, & qu'est-ce
que cela peut me faire? Je te répondrai naturellement, que ce n'est point à
l'établissement des sentimens nazaréens que je prends quelque part, mais à celui
de la connoissance de la divinité. Tu sais que j'ai toujours pensé, ainsi que
toi, qu'on pouvoit être sauvé dans toutes les religions, dès qu'on étoit
véritablement vertueux. Or, rien n'est plus capable de porter les hommes au bien
& à la vertu que la connoissance de la divinité, lorsqu'elle n'est point
offusquée, & comme éteinte par une infinité de dogmes incompréhensibles
& contradictoires, & de cérémonies ridicules & insensées.
[Pages d382 & d383]
Nous devons naturellement souhaiter le bonheur de tous les humains. Nous
avons donc obligation aux missionnaires qui facilitent le salut des idolâtres,
en leur apprenant à connoître la divinité, & la morale qu'elle a ordonnée.
Il n'est aucun philosophe, dans quelque religion qu'il soit, qui puisse penser
autrement; à moins que les préjugés, & la haine qu'il porte à ceux qui ne
sont pas de sa croyance,ne l'aveuglent entierement.
Il eût été à souhaiter, que, lors de la dispersion des juifs, après que Titus
eut détruit Jérusalem, ils eussent suivi la maxime des nazaréens, & qu'ils
eussent prêché & annoncé la loi de Moïse dans tout l'univers, au lieu de
conserver pour eux seuls les trésors qu'ils avoient reçus du ciel. Il n'y a pas
de doute, que, vû le nombre infini des missionnaires que nous eussions eus par
toute la terre, & la beauté de la religion que nous aurions annoncée, nous
n'eussions bien-tôt persuadé toutes les nations. Comment auroient-elles pû
résister aux vérités simples & évidentes qu'on leur eût annoncées?
Plus je considere ma religion, mon cher Isaac, plus je la trouve admirable
& magnifique. Un seul Dieu, créateur du ciel & de la terre, Etre
intelligent & puissant, qui gouverne & meut tout l'univers par son
pouvoir, & qui punira les méchans & récompensera les bons. Ces méchans,
qui sont-ils? Ceux qui font à autrui ce qu'ils ne voudroient pas qu'on leur fît
à eux-mêmes. Et ces bons, quels? Ceux qui non contens de ne faire nul mal à
personne, pratiquent encore envers leur prochain ce qu'ils voudroient que leur
prochain pratiquât envers eux-mêmes, comme mon ami le Monothéite l'a très-bien
exprimé dans ce seul vers latin;
Quae tibi vis fieri, facias. Haec summula legis.
Voilà toute notre religion, mon cher Isaac. Tous les préceptes en sont
compris dans ce peu de mots. Tout ce que nos Rabbins y ont ajoûté de plus, peut
être regardé, si l'on veut, comme inutile & superflu. Quel est le mortel,
qui, en faisant le moindre usage de sa raison, ne reconnoisse, d'abord,
l'évidence de ces vérités qu'on lui annonce, & qui n'y donne son
consentement?
[Pages d384 & d385]
Je le répete encore, mon cher Isaac, si nous avions eu autant de zèle que les
nazaréens pour faire connoître la beauté & la sainteté de notre religion,
nous eussions fait un nombre infini de prosélites. Mais puisque notre
négligence, ou plutôt notre mépris mal fondé pour les autres peuples, nous a
empêchés de leur faire connoître la Divinité, nous devons, pour peu
philosophiquement que nous pensions, être charmés que les missionnaires
suppléent à notre défaut, & qu'ils rendent aux hommes un service que nous
avons dédaigné de leur rendre.
Plusieurs nazaréens ont beaucoup écrit contre leurs missionnaires. Ils leur
ont reproché d'avoir, par leur mauvaise conduite, empêché les progrès qu'ils
auroient pû faire. Ces discours ont persuadé quelques personnes, peu soigneuses
d'examiner les choses, que tous les missionnaires avoient également manqué à
leurs devoirs. Mais elles ont donné dans une erreur évidente. On peut dire, sans
exagérer, que les missionnaires ont fait beaucoup plus de bien que de mal. Il
est vrai qu'il s'en est trouvé plusieurs qui ont détruit, quelquefois, dans un
moment le fruit de plusieurs années. Cependant la faute de quelques particuliers
ne doit point tomber sur le général. J'avoue qu'il seroit à souhaiter qu'il ne
fût jamais allé dans les Indes, & dans les autres pays idolâtres, que des
missionnaires françois ou allemands, élevés dans des pays où l'on abhorre
l'Inquisition. A l'exception de ceux de certain Ordre, ils n'usent presque
jamais de violence; & leur douceur est beaucoup plus utile & plus
efficace que la rigueur des Espagnols & des Portugais. Un de ces derniers,
nommé Menezès, fit plusieurs tentatives pour pouvoir instruire les habitans de
l'isle de Zocotora: mais les duretés qu'il avoit exercées sur d'autres peuples
chez qui il avoit eu un absolu pouvoir, par l'autorité du roi de Cochin qui le
soutenoit, révolterent ceux-ci. Ils entrerent en fureur, dit un historien
nazaréen (1), dès qu'on leur parlait d'embrasser la religion des Portugais.
Ils en avoient déja vû dans leur Isle: & ils protestoient qu'ils mourroient
plutôt que de se résoudre à se soumettre à la loi de ces religieux, qu'ils
appelloient pervers & infâmes.
[(1)Dissertations historiques, & recherches sur la religion chrétienne
dans les Indes. pag. 204.]
[Pages d386 & d387]
Un autre missionnaire, appellé Alphonse Mendès, détruisit tout ce qu'avoient
fait ses prédécesseurs. Comme il étoit jésuite, ses ennemis en prirent prétexte
d'attaquer tous ses confrères. Ils firent plusieurs écrits, dans lesquels ils
accusoient tous les jésuites, en général, de nuire à l'avancement des missions.
Mais ceux qui parlent de cette maniere, outrent infiniment les choses, &
déguisent une partie de la vérité. Il faut avouer que les missionnaires de cet
ordre ont fait beaucoup de progrès dans les pays où la Divinité étoit ignorée,
& qu'ils ont ordinairement agi avec assez de douceur. On leur reproche même
de n'avoir eu souvent que trop de docilité, & d'avoir poussé la complaisance
trop loin pour les idolâtres. Mais de quelque maniere qu'ils agissent, il est
impossible qu'ils puissent jamais acquérir l'estime & mériter l'approbation
de leurs ennemis, qui trouveront à redire à leur conduite. Les gens
désintéressés d'entre leurs adversaires leur rendent cependant justice &
avouent qu'ils ont eu dans les Indes & dans les autres endroits, des
religieux d'une grande probité. Voici ce que dit un auteur nazaréen réformé,
grand ennemi des jésuites, & par conséquent peu suspect sur leur chapitre.
(1)
[(1) Le même, p. 318.]
Le christianisme de la Chine est celui qui paroît le mieux établi dans
tous les pays où vont les missionnaires de la société. Les jésuites ont eu de
grands hommes dans cette mission; les peres Riccius, Martinius, Schall, Verbiest
& plusieurs autres. Il y auroit de l'injustice à refuser à ces gens-là les
louanges qui leur sont dûes. Je n'entre point dans les disputes qui sont encore
aujourd'hui agitées entr'eux & les autres missionnaires. Les jésuites ne
sont peut-être pas entierement exempts de reproche. Mais la conduite de leurs
adversaires est-elle bien franche de toute passion & de toute animosité? Ne
sont-ils pas bien aises de mortifier les jésuites, après les insultes qu'ils
prétendent en avoir reçues?
[Pages d388 & d389]
Ce passage met en évidence la cause des reproches, que tant de nazaréens,
soit papistes, soit réformés, ont faits aux missionnaires jésuites. La haine
qu'ils avoient pour ceux qui étoient en Europe, s'est étendue jusques sur ceux
qui annonçoient dans les Indes l'existence d'une seule Divinité: & sans
distinguer ceux qui avoient bien ou mal fait dans ces pays lointains, ils les
ont tous généralement condamnés. Ils ont reproché aux uns leur trop grande
condescendence pour les Chinois. Ils ont taxé les autres de cruauté, &
d'avoir mal-à-propos étonné l'esprit des Indiens, par un trop grand nombre de
mystères qui les révoltoient. Ainsi, ils ont condamné dans les uns ce qu'ils
vouloient que les autres pratiquassent: & ils ont blâmé les missionnaires,
uniquement pour avoir le plaisir de charger les jésuites de tous les maux qui
arrivoient.
Je t'avouerai, mon cher Isaac, que j'ai souvent fait réflexion qu'on attribue
trop de choses aux Jésuites. Il arrive peu d'accidens qu'on ne leur reproche. Je
sais qu'ils sont extrêmement vains, ambitieux & vindicatifs: mais je sais
aussi, qu'on pousse les choses à l'extrême, & que la haine de leurs
adversaires les charge de bien des crimes imaginaires. Un jésuite, nommé
Angelinus Gazaeus, a fait sur ce sujet des vers latins, qui tournent assez bien
en ridicule ceux qui attribuent tous les maux à la société. En voici à peu près
le sens.
Eve fut séduite par l'avis des jésuites.
Adam mangea au fruit défendu
par l'avis des jésuites.
Caën tua par l'avis des jésuites,
Abel trompé
par l'avis des jésuites. (1)
[(1) Voici les vers latins de Gazeus.
Pomum marito, Jesuitis credulo.
Porrexit Eva. Jesuitis credula. Fratrem Caïnus, Jesuitis credulus. Occidit Abel,
Jesuitis credulum.
Il eût été à souhaiter, mon cher Isaac, que les
Théologiens n'eussent jamais répondu que de cette maniere aux reproches mal
fondés qu'on leur faisoit. Nous n'aurions point un ramas énorme de livres, qui
ne sont remplis que d'injures les plus grossieres. Je ne comprens point comment
des gens graves ont pû se dire tant d'invectives. Une plaisanterie vive, telle
que celle de ce jésuite, fait souvent mieux sentir le ridicule d'une fausse
accusation, qu'une longue apologie pédantesque.
[Pages d390 & d391]
Tous les volumes énormes qu'on a écrits contre les jésuites, leur ont
beaucoup moins fait de peine, que le seul petit volume des Provinciales,
où Pascal s'étoit servi de la maxime d'Horace.
En mainte occasion, un seul & simple mot (1)
Vaut mieux qu'un long
discours pour faire taire un sot.
[(1)......Ridiculum acri
Fortius & melius magnas plerumque secat
res. HORAT.]
Si Pascal eut réfuté les théologiens Espagnols avec l'emphase ordinaire des
docteurs scolastiques, les jésuites n'eussent pas manqué à leur tour de produire
un nombre de livres, pour défendre ceux de leurs confreres. Ils n'auroient ainsi
fait mutuellement qu'embrouiller de plus en plus la matiere sur laquelle ils
discutoient; & après plusieurs écrits de part & d'autre, qui eussent
fort ennuyé le public, & qui n'eussent été lûs que de quelques savans, ou de
quelques-uns de leurs amis, personne n'eut été plus avancé qu'avant qu'ils
eussent commencé d'écrire. Tout au contraire, la façon ingénieuse & maligne
dont Pascal s'y est pris, a fait connoître en six mois de tems & dans toute
l'Europe ce que toutes les Universités n'avoient pû découvrir au public depuis
cent ans.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux: & que le Dieu
de nos peres te comble de biens & de prospérités.
De Hambourg, ce...
Fin du quatrième Volume (d).
***
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de
remarques.
TOME CINQUIEME (e)
***
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.
***
EPITRE
AU NAÏF ET INIMITABLE SANCHO PANÇA, LE VRAI MODELE DES BONS ET FIDELES
ECUYERS, GOUVERNEUR DE L'ISLE DE BARATARIA, &c., &c., &c.
SEIGNEUR SANCHO,
Après avoir dédié un volume des Lettres Juives à votre illustre
maître, le héros de la Manche, je manquerois à ce que je vous dois, si je ne
vous offrois pas celui-ci. Vous ne méritez gueres moins d'attention que le
grand dom Quichotte _: & votre personnage a presque autant fait valoir
que le sien l'ouvrage de votre fidele historien l'ingénieux Cervantes.
Agréez-donc que je vous fasse ce petit présent; & que, pour vous donner une
parfaite marque de mon estime, je vous apprenne une nouvelle qui vous surprendra
infailliblement.
On a osé usurper depuis peu, non-seulement votre emploi, mais encore votre
caractère: vous vous trouvez double aujourd'hui; & tout ainsi qu'il y eut
autrefois deux Amphitrions & deux Sosies, il y a actuellement
deux doms Quichottes & deux Panças. En effet, de même que
certain personnage assez risible s'est avisé de s'emparer du nom, de la
profession & des titres de votre illustre maître, certain autre quidam non
moins comique a cru devoir se revêtir aussi de tous vos talens, & se placer
en qualité d'écuyer auprès de ce dom Quichotte de la littérature. Il est
le copiste à gages, & le compilateur assidu de ses prétendues découvertes:
& vous n'étiez pas plus attentif à porter le bissac, la bouteille au baume
de Fierabras, & l'armet de Mambrin, qu'il l'est à transcrire & mettre en
place les recherches hâtives & précipitées de son maître. Enfin, il vous
ressemble parfaitement, par le génie, & par la figure. Il est, ainsi que
vous, petit, gras & ventru: il a l'air sournois & pesant; & son
langage n'est gueres plus pur que le vôtre. Ses tours d'espiéglerie, ses
mensonges, ses faux rapports sont assez dignes, de la berne des hôtelleries
& des coups de pierre des Yangois, & pourroient bien l'exposer un jour
au juste châtiment de quelques grenailles dans le derriere. A votre imitation,
il est fort avide d'obtenir quelque gouvernement. Il en couchoit un en joue dans
une isle du nord, & il se flattoit d'aller y rendre des arrêts aussi sages
que ceux que vous prononciez autrefois dans celle de Barataria; mais son
expérience a été aussi courte que le fut votre commandement._
_Vous voyez, SEIGNEUR PANÇA, qu'on ne peut vous ressembler davantage. Je vous
serois donc obligé, si, pour votre intérêt, & pour celui de bien des gens,
vous vouliez ne point souffrir qu'on usurpât ainsi votre esprit & votre
figure. Dans un livre vous êtes un excellent personnage: vos naïvetés
malicieuses & vos impertinences grotesques font rire; mais dès que vous
subsistez en chair & en os dans la république des lettres, vous ne pouvez
qu'y causer du dommage, en deshonorant le nom de sçavant, qui ne vous convient
pas plus qu'à votre grison. Ne souffrez donc point qu'un autre, revêtu de votre
figure, porte le même préjudice aux belles-lettres. Entrez en lice contre lui,
& forcez-le à renoncer a une profession qui ne lui convient pas, & dans
laquelle il ne doit être regardé que comme un étranger & comme un intrus.
_En attendant le plaisir de vous voir aux mains avec votre portrait original,
continuez à estropier, vous l'Espagnol & lui le François, & me croyez
avec beaucoup d'estime & de sincérité,
INIMITABLE SANCHO,
Votre très-humble & obéissant Serviteur,_
Le Traducteur des LETTRES JUIVES.
***
PREFACE DU TRADUCTEUR.
J'avois résolu de ne plus répondre aux injures des ennemis de cet ouvrage:
l'accueil favorable qu'il trouve auprès du public, me récompensant assez de
leurs impuissantes invectives. Mais l'approbation de ce même public me force à
dévoiler leur mauvaise foi. Après avoir reconnu qu'ils tentoient vainement de
nuire aux Lettres Juives, ils ont voulu répandre leur venin sur le
traducteur; & il n'est aucune calomnie qu'ils n'inventent continuellement
dans cette vue.
Je sais que le moyen de les faire cesser seroit de discontinuer l'impression
de ce livre; & je veux bien leur avouer que je leur aurois donné cette
satisfaction, si cela avoit uniquement dépendu de ma volonté. Ce n'est point à
moi qu'ils doivent attribuer la durée d'un ouvrage qui les blesse si fort: c'est
à des causes qui m'ont déterminé malgré moi. L'approbation de trois nations
différentes, qui l'ont trouvé assez bon pour vouloir se l'approprier par des
traductions & des éloges flateurs de plusieurs sçavans de la première volée,
m'ont fait violence. J'avoue que le plaisir de me voir applaudi par des hommes
illustres l'a emporté sur le chagrin & l'ennui d'être obsédé par les
criailleries impertinentes des ignorans, des moines & de quelques misérables
barbouilleurs de papier.
Je consultai, il y a quelques tems, un des plus grands génies de l'Europe;
j'ose ajoûter, & le favori d'Apollon. Apprenez-moi, lui dis-je, ce
que je dois faire, parlez-moi sans me flatter. Voici ce qu'il m'écrivit:
Si les Lettres Juives me plaisent, mon cher Aaron! Eh ne vous l'ai-je
pas écrit trente fois? Continuez: je vous le demande au nom de tous les
philosophes, au nom de tous les gens qui pensent, au nom enfin de l'humanité.
C'est rendre à tous les hommes un service considérable, que de leur donner deux
fois par semaine des instructions aussi salutaires. Je connois trop le peu
d'étendue de mes lumieres, pour me laisser séduire par un éloge que je mérite si
peu. Je l'attribue uniquement à l'amitié, & point du tout à la bonté de mes
écrits. Celui d'un sçavant de la premiere classe que je n'ai l'honneur de
connoître que par la juste réputation qu'il s'est acquise, doit me flatter
davantage. Il a trouvé les Lettres Juives assez passables pour vouloir
jetter les yeux dessus: & dans le fond de l'Allemagne, il a eu la
complaisance de les honorer de son approbation. (1)
[(1) Défense de l'histoire critique de Manichée & du manichéisme, par M.
de Beausobre, insérée dans le tome 37. de la bibliothèque Germanique, p.12.]
J'ai trouvé en Angleterre des hommes illustres, qui ont eu pour moi la même
complaisance que ceux de France & de Berlin. Pouvois-je résister à des
éloges aussi flatteurs? Que ceux dont la réussite de mes ouvrages excite la
mauvaise humeur, se mettent à ma place: qu'ils se dépouillent pour un moment de
leurs préjugés, & qu'ils jugent ce que j'ai dû faire.
Au reste, je ne trouve point mauvais, que les jésuites aient condamné les
Lettres Juives. Si j'étois à leur place, j'aurois agi ainsi qu'eux, à la
différence près, qu'en les décriant, je n'aurois point songé à déchirer le
traducteur par des calomnies. Qu'ils parcourent tout l'ouvrage dont ils se
plaignent si fort: ils n'y trouveront aucune personnalité odieuse. Si leur
Société y est blâmée, ses membres particuliers y sont loués. Le Pere Girard
lui-même y est ménagé. Que dis-je, ménagé? Il y est à demi innocenté. Ils
peuvent donc blâmer mon ouvrage. Il seroit absurde d'exiger qu'une personne
approuvât des écrits qui condamnent ses sentimens. Mais il n'est ni du Chrétien,
ni du Philosophe, de calomnier son prochain, & de se venger des Ouvrages
d'un Auteur sur l'Auteur même. Je trouve très-mauvais, par exemple, qu'on me
prête un libertinage d'esprit, qui n'est que dans l'imagination de mes
Censeurs. Je n'ai jamais eu d'autre but que de condamner le vice, & de faire
aimer la vertu; & je crois avoir toujours très-sincerement respecté ce qui
est véritablement respectable. Il est vrai que je ne fais aucun quartier aux
fourbes & aux hypocrites. Mais je soutiens, que c'est ce que tous les
honnêtes gens devroient faire impitoyablement par-tout, afin de purger toutes
les sociétés par-là des malhonnêtes-gens qui les deshonorent, soit par leurs
mauvaises moeurs, soit par leur mauvaise doctrine. Si c'est-là ce qu'on traite
de plaisanteries sur toute la religion chrétienne en général, on agit
avec très peu de bonne foi, & si c'est là le déisme qu'on m'impute,
je le soutiens incomparablement meilleur que la prétendue religion de mes
censeurs dont les maximes relâchées & corrompues ne sont que trop
généralement autorisées.
Les Jansénistes devroient moins se déchaîner contre moi, que les Jésuites,
si, par les Jansénistes, on entendoit les véritables éléves qui restent encore
aujourd'hui des Arnaulds & des Pascals. Mais le nombre en est si petit, qu'à
peine peut-on en trouver un parmi dix mille fourbes & extravagans, dont les
uns font semblant de croire aux miracles de l'abbé Paris, & les autres sont
assez imbécilles pour les regarder comme des prodiges célestes de la réalité
desquels on ne sçauroit douter. L'approbation de pareils personnages est aussi
nuisible que l'estime des sçavans, des sages & des honnêtes-gens est utile
& honorable. Je les prie donc de continuer à décrier mes ouvrages; &
pour reconnoître ce service, je m'engage de soutenir perpétuellement que les
Jésuites sont aussi fins, aussi politiques & aussi ambitieux que les
Jansénistes sont fous, insensés & ridicules. Je leur passe encore de vomir
contre moi autant de calomnies qu'ils en inventent tous les jours contre les
Evêques, & même contre le Pape. Ne dois-je pas en effet me féliciter de ce
qu'ils veulent bien me donner des compagnons d'un rang aussi distingué, &
aussi élevé?
Quant aux écrivains subalternes, vils insectes du Parnasse, je leur promets
de les laisser croasser dorénavant. Leurs crimes impuissans me divertiront:
& les contes qu'ils débiteront me réjouiront autant que l'a fait celui que
je vais apprendre a mes lecteurs. Il y a quelques mois qu'un sçavant, qui
m'honore de son amitié, & j'ose dire de son estime, passa en Hollande, où il
resta quelque tems. L'homme dont je parle est un héros dans la littérature:
toutes les sciences sont réunies en lui. Il est rival de Virgile, disciple
éclairé de Newton, & historien renommé. Les gens de lettres qui se
trouvoient à Amsterdam, furent charmés de le connoître. Dans un repas qui se
donnoit à son occasion, & dans lequel se trouverent des sçavans de toute
espèce, on vint à parler des Lettres Juives. Mon ami cru devoir laisser
ignorer aux convives, qu'il en connoissoit le traducteur. Ce qui acheva de l'y
déterminer, c'est qu'elles furent assez applaudies; & que ceux qui étoient
en droit de décider de leur valeur eurent plus d'indulgence que de sévérité.
Certain petit grimaud de correcteur d'Imprimerie, jaloux apparemment de leur
succès, ne put souffrir des louanges qui le blessoient si fort. Il n'osa
pourtant critiquer les lettres; mais il prit sa revanche sur l'auteur. Il
n'est pas surprenant, dit-il, que cet écrivain soit instruit des moeurs
& de la religion des Turcs. Il a pris le Turban dans un voyage qu'il a fait
à Constantinople. Mon ami étonné de ce qu'il entendoit, n'osoit embrasser
ouvertement ma défense. Après avoir affecté de ne me point connoître, il
craignoit que trop de vivacité à prendre mes intérêts ne découvrît son secret.
Il se contenta de représenter, qu'il y avoit peu d'apparence à une semblable
accusation. Quoiqu'il put dire, il lui fut impossible de garantir mon prépuce;
le maculateur d'épreuves voulut impitoyablement me circoncire; & sans doute
j'aurois passé pour Mahométan dans l'esprit de tous les assistans, si deux
autres personnes, de qui je suis connu, n'avoient offert de subir la même
opération, s'il étoit vrai que je l'eusse soufferte. Nous connaissons,
disoient-ils, l'auteur dont vous parlez. Peut-être ne sçavez-vous pas même
son nom. Pourquoi voulez-vous donc le ranger au nombre des circoncis? On eut
bien de la peine à faire changer d'opinion à l'entêté ignorant; & ce ne fut
qu'après avoir disputé une heure entiere qu'il avoua enfin qu'il n'y avoit
aucune apparence que j'eusse essuyé la circoncision. Sa derniere ressource fut
de dire, qu'on lui avoit assuré le fait.
Mon ami, charmé de me voir démahométisé, ne put résister au desir de
m'apprendre lui-même une aussi plaisante scène. Quoique je fusse assez éloigné
de la Hollande,il suspendit ses affaires, partit d'Amsterdam, & vint
m'annoncer en riant qu'il falloit songer à me justifier d'une accusation
très-grave. Et de quoi s'agit-il? lui demandai-je? M'auroit on accusé
d'avoir dit que la pantoufle de l'Abbé Paris renferme autant de vertu que celle
du Pape? Non, me répondit-il c'est quelque chose de bien pis; on assure
que vous êtes circoncis: Circoncis! m'écriai-je. Oui, circoncis,
repliqua mon ami. C'est à vous à vous défendre. Le trait, repris-je,
est cruel & part d'une main bien politique. En effet, me voilà dans
l'impuissance de pouvoir me justifier; car les pièces nécessaires à mon apologie
sont aussi peu montrables que celles de l'hémorrhoïsse des Jansénistes. Et moi
qui me suis si souvent moqué de ce prétendu miracle, j'éprouve aujourd'hui que
ma justification est aussi difficile que la sienne. Consolez-vous, me dit
mon ami. Vous en serez quitte cette fois-ci pour la peur. Nous avons
entiérement réhabilité votre réputation: quoique dans le fonds il n'y eût pas eu
de mal que le Traducteur des Lettres Juives eût été circoncis, ou du
moins eût passé pour l'être.
Après une semblable calomnie, je crois que je suis en droit de prier ceux à
qui mon ouvrage a le bonheur de plaire, de vouloir bien faire ces questions à
ceux qui pourroient leur parler à mon désavantage. Dites moi, je vous prie,
Monsieur, tenez-vous par quelque endroit à la secte ignacienne? le zèle
Jésuitique influe-t-il dans vos discours? Le traducteur des Lettres Juives
vous a déclaré suspect sur ce qui le regade personnellement. Si vous suivez
un parti opposé à celui de la Société, & que vous soyez un partisan de
l'abbé Paris, ou un danseur & cabrioleur du théâtre de S. Médard, vos contes
sont de ces calomnies, qui ne doivent absolument trouver aucune créance. Si vous
n'êtes qu'un barbouilleur de papier, si vous travaillez pour les beurrieres
& pour les Epiciers, votre emploi est de médire & de déchirer les
auteurs qui ont quelque réputation. Je crois que ces questions sont
nécessaires pour me conserver l'estime de ceux, qui ne me connoissant point,
pourroient se laisser prévenir contre mon caractère & contre mes moeurs.
Pour ce qui regarde mes ouvrages, je leur demande de vouloir bien s'en rapporter
à eux-mêmes, ou au jugement des véritables sçavans, au goût desquels je me
soumettrai toujours avec un respect infini. Si jamais les _La Croses, les
Beausobres, les Voltaires, les Montesquieux, les Fontenelles, les Popes, les
Gordons &c. les condamnent, leurs décisions seront pour moi des arrêt
souverains. Je n'examinerai point ce qui peut les avoir dictés; sûr que ni la
superstition, ni la haine, ni la jalousie n'y auront aucune part.
Quelques-uns de mes Censeurs se sont crus assez éclairés pour pouvoir décider
de tout mon livre sur son simple titre; & voici la décision magistrale d'un
d'entr'eux. Vous devinez aisément à ce seul titre de Lettres Juives,
que ces Lettres sont une imitation des Lettres Persanes, ou de
l'Espion Turc. Je ne sçais si c'est bien entendre les intérêts de son
amour-propre, que de vouloir imiter des ouvrages qui passent pour parfaits en
leur genre; car il est difficile de ne pas échouer. Les lecteurs de mon
ouvrage verront aisément la fausseté de ce critique. Je ne crois pas qu'il y ait
de livre qui ressemble moins que le mien à ceux dont on le taxe d'être une
imitation. Je n'ai jamais eu dessein de faite des Panégyriques indirects,
visiblement tendans au payement & à la récompense, tels que ceux que
prostitue très-souvent le prétendu Espion Turc; & je n'ai jamais eu
intention de ne faire que des portraits ingénieux des malversations continuelles
du siècle, tels que ceux du feint Espion Persan. Mon unique but, je le
répete, a été de condamner le vice, de faire aimer la vertu, de détruire, s'il
étoit possible, la superstition, & d'inspirer de l'amour pour les sciences,
de la vénération pour les grands hommes, de l'horreur pour les fourbes & les
imposteurs, & du respect pour les Princes & les Magistrats. Bien loin
donc de me regarder comme copiste d'autrui, je crois avoir ouvert une nouvelle
carriere à divers imitateurs; & je ne doute nullement de voir éclore au
premier jour quelques mauvaises copies de mon ouvrage.
***
[Page e1)
Lettres Juives, ou Correspondance Philosophique, Historique & Critique,
entre un Juif Voyageur en différents Etats de l'Europe, & ses Correspondans
en divers endroits.
LETTRE CENT VINGT-CINQ.
Tes Lettres sur les Espagnols, mon cher Brito, m'ont fait un plaisir infini;
je souhaiterois que celles que je t'ai écrites pussent t'être aussi utiles &
aussi agréables. J'ai approuvé tes réflexions. Elles sont justes & sensées.
Une seule m'a paru être contraire à la loi de nature, & blesser cette
égalité qu'un philosophe admet entre tous les hommes.
[Pages e2 & e3]
Tu blâmes la coutume que les pontifes nazaréens approuverent dans une
assemblée (1), & qui permet à chacun, dans quelqu'état qu'il soit né, de se
choisir une épouse.
[(1) Le Concile de Trente.]
Tu dis qu'une pareille ordonnance est contraire à l'autorité paternelle,
& détruit la regle qu'il doit y avoir dans les états, & la subordination
nécessaire au bien de la société. Je t'avouerai que je ne suis point en cela de
ton sentiment, & que je loue la sage prudence des pontifes nazaréens, qui se
ressouvenant que tous les hommes étoient enfans d'un même pere, n'ont pas cru
devoir autoriser une chimérique différence, que l'orgueil, le crime & la
vanité ont mise entr'eux dans la suite des tems. D'ailleurs, qu'importe au bien
d'un état qu'un particulier soit un peu plus ou moins riche, pourvû que les
richesses restent dans la société civile! Au contraire, plus elles sont
partagées, & plus le commerce fleurit. L'égalité entre les citoyens est la
premiere base du commerce. Dans les états où la Noblesse a des droits fort
étendus, le négoce est beaucoup moins florissant que dans les autres. Pour
vérifier ce fait, on n'a qu'à comparer les richesses des particuliers Hollandois
& Anglois avec celles des François & des Allemands: on verra bientôt
quel profit un pays retire en rapprochant les différens états & en ne
mettant point entr'eux une distance, qui rompt toute l'harmonie de la société,
& qui en élevant le courage à quelques particuliers, mortifie si fort tous
les autres, qu'elle leur ôte une partie de la vivacité, de la hardiesse & de
la pénétration, qu'il faut dans le commerce.
Je n'approuve donc pas, mon cher Brito, l'usage qu'ont les François de casser
des mariages, qu'ils appellent inégaux, de séparer deux personnes que l'amour a
unies, & qui aux pieds de la divinité, se sont juré une tendresse éternelle.
C'est une espece de tyrannie, qui se ressent encore des droits trop étendus, que
les Romains avoient accordés autrefois aux peres de famille. Les loix qui
avoient réglé le pouvoir paternel, entraînoient après elles de grands
inconvéniens; & en donnant à ces chefs de famille une puissance absolue sur
tous leurs enfans, c'étoit exposer plusieurs personnes aux caprices d'un seul.
Vainement les anciens Jurisconsultes Romains se sont-ils appuyés sur la
tendresse des peres, pour excuser le pouvoir énorme qu'ils leur attribuoient.
[Pages e4 & e5]
Les peres sont sujets comme leurs enfans, à toutes les passions & à
toutes les foiblesses humaines. Combien n'en voit-on point, qui haïssent leurs
enfans sans raison, & qui dissipent follement les biens de leur héritage?
Combien n'en trouve-t-on pas, qui sacrifient leur famille entiere à leur
ambition? Et combien en est-il qui ne s'opposent aux établissemens de cette même
famille, que par une jalousie secrette, qui leur fait souffrir à regret que
leurs fils soient plus fortunés qu'eux? Je crois, mon cher Brito, qu'il faut
qu'il y ait entre les peres & les enfans un retour mutuel. C'est le
sentiment d'un Poëte François (1); & voici deux vers qu'il fait dire à un
malheureux.
Peres cruels, vos droits ne sont-ils pas les nôtres,
Et nos devoirs
sont-ils plus sacrés que les vôtres.
[(1) Crébillon, dans la tragédie de Rhadamiste & Zénobie.]
Les Romains comprirent dans la suite combien la trop grande puissance
paternelle pouvoit nuire à la société. Ils la réduisirent dans des bornes plus
étroites, & lui ôterent le droit de vie & de mort. Quels excès, en
effet, ne pouvoit-il pas s'ensuivre d'une loi, qui abandonnoit toute une famille
au pouvoir d'un seul homme, qui souvent se servoit très-mal de son autorité?
Pour comprendre combien les peres pouvoient faire un mauvais usage du droit
qu'ils avoient sur la vie de leurs enfans, il ne faut que se rappeller la
coutume qu'avoient les anciens Grecs d'exposer leurs enfans. A quoi aboutit donc
cette tendresse paternelle si vantée chez les jurisconsultes? Comment peut-on
faire quelque fondement réel sur elle, puisqu'elle se résout sans peine à donner
la mort à un jeune enfant, uniquement pour contenter l'avarice ou l'ambition,
& donner plus de bien à quelqu'autre? Aujourd'hui chez les Nazaréens, ne
voit-on pas des exemples journaliers de la dureté des peres? Combien de filles
n'immolent-ils pas à la passion d'enrichir un fils aîné? Elles sont renfermées
sans pitié dans d'éternelles prisons, sous le nom trompeur de religieuses, elles
languissent dans une dure captivité. Sont-ce là, mon cher Brito, des marques
bien sensibles des effets de cette tendresse paternelle?
[Pages e6 & e7]
Penses-tu qu'on doive fonder des loix sur l'idée de l'amour & de la
tendresse des hommes, & que tous les discours que débitent pompeusement un
nombre de déclamateurs, ayent quelque chose de bien réel?
Je suis assuré, mon cher Jacob, qu'une loi qui soumet entierement les enfans
à leurs peres, est pour le moins aussi peu raisonnable que celle qui soumettroit
les peres à leurs enfans. Dans un état bien réglé, il doit y avoir des
ordonnances qui fixent le pouvoir des uns & la soumission des autres. Il
faut de justes limites dans les loix qui paroissent les plus nécessaires. Je
veux qu'un chef de famille ait toute l'autorité qu'il faut pour inspirer de la
vertu & des bonnes moeurs à sa famille. Mais je ne veux pas, s'il oublie
d'être pere, qu'il ait la puissance de tourmenter & de faire souffrir un
nombre de personnes innocentes, ou qui n'ont souvent d'autres crimes que celui
de chercher à s'affranchir d'un joug insupportable.
Lorsqu'on fait attention aux raisons qui portent ordinairement les peres à
s'opposer aux mariages de leurs enfans, on voit qu'elles prennent leur source
dans le caprice ou dans l'ambition. Je t'ai fait voir, mon cher Brito, qu'il
n'étoit pas juste de soumettre plusieurs personnes à la fantaisie d'une seule.
Je pense que je t'ai donné aussi des raisons assez fortes, pour prouver que
l'égalité entre les citoyens étoit profitable au bien de la société. Si à cela
tu joins les réflexions d'un Philosophe, qui non content de regarder tous les
hommes comme égaux entr'eux, estime plus la satisfaction du coeur & de
l'esprit, que tous les trésors de l'univers, tu ne condamneras plus la décision
de l'assemblée des pontifes Nazaréens, qui déclara solemnellement, que les
hommes ne devoient point séparer deux personnes qui s'étoient unies par les
liens de l'hymen.
Les mariages, fondés uniquement sur la tendresse, sont les plus heureux.
L'amour, dit un auteur Anglois (1), devroit jetter de profondes
racines, & se bien fortifier avant qu'on y entrât.
[(1) Le Spectateur, ou le Socrate moderne, tom. 3, pag. 218.]
Il n'y a rien, en effet, qui intéresse plus la tranquillité des hommes que de
connoître les gens avec lesquels ils veulent avoir affaire. Combien à plus forte
raison, un mari doit-il prendre garde aux qualités d'une femme avec laquelle il
s'unit pour le reste de sa vie? C'est du choix qu'il fait que dépend son bonheur
ou son malheur naturel.
[Pages e8 & e9]
On peut dire du mariage ce que Virgile a dit des enfers, que _l'entrée en est
ouverte à tout le monde; mais que la sortie en est d'une difficulté infinie (1):
& lorsqu'une fois on y est engagée, il ne reste plus qu'à prendre patience.
[(1) ......... Facilis descensus Averni,
Sed revocare gradum
superasque evadere ad auras;
Hoc opus, hic labor est. Virgil. Aenéïd.]
Combien doit-on examiner une action, qui traîne après soi de si grandes
conséquences; & combien n'est-il pas injuste de ne pas vouloir laisser à une
personne une entiere liberté sur une chose à laquelle elle est si fort
intéressée? Lorsque le choix d'un mari ou d'une femme est laissé aux parens,
ils n'ont en vue que les biens & les avantages de ce monde; au lieu que les
deux personnes intéressées ont presque toujours égard au mérite personnel. Les
premiers voudroient procurer tous les aises & tous les plaisirs de la vie à
la personne dont ils épousent les intérêts, dans l'espérance même que son état
florissant peut leur donner du relief, & leur être de quelqu'avantage. Les
autres cherchent à s'assurer d'une joye continuelle. (2)
[(1) Le Spectateur, ou le Socrate moderne, tom. 3, pag. 221.]
Voilà, mon cher Brito, les différens sentimens qui font agir les peres de
famille & les enfans. Tu n'as qu'à juger toi-même, quels sont ceux qui
approchent le plus de la raison. Il me paroît que la satisfaction de l'esprit
vaut plus que l'empire de l'univers pour quiconque cherche à vivre heureux &
tranquille. Les Turcs ont une maxime plus sage que celle des François. Ils
laissent choisir à leurs enfans parmi les esclaves celle qu'ils veulent pour
leur épouse: ils ne vont point chercher des richesses & des alliances, dès
que l'amour parle chez eux. Les Juifs, au contraire, ressemblent aux Nazaréens,
qui rejettent la décision des Pontifes: ils vont même plus loin: ils destinent
souvent leurs enfans dès la plus tendre enfance. Ils les fiancent, qu'à peine
ont-ils encore l'âge de connoissance: & je ne comprens point comment on ne
voit pas beaucoup plus de mauvais mariages parmi nos freres.
Un pere, qui forme le lien qui doit unir son fils, peut-il savoir l'humeur
& le caractère de la personne qu'il lui donne pour épouse, puisqu'elle-même
souvent ne se connoît point encore? En vérité, mon cher Jacob, je ne saurois que
blâmer ces sortes d'unions; & je crois que l'amour, le goût & la
sympathie, sont les seules choses qui doivent avoir le droit de former les
mariages.
[Pages e10 & e11]
Je trouve en France, & dans bien d'autres pays, un paysan beaucoup plus
heureux qu'un homme né dans un rang élevé. Ce premier peut disposer de son
coeur: l'autre, esclave de sa naissance, ne peut se livrer aux charmes de
l'amour. Il faut qu'il examine avant que d'aimer, si sa dignité n'est point
avilie, & s'il peut sans déroger à sa noblesse, trouver aimable ce qu'il
adore. Tant de prévoyance rend malheureux quiconque fuit la contrainte. Je ne
voudrois point d'un bien imaginaire, qui me priveroit de la possession des
réels.
Les grands hommes ont su s'élever au-dessus des préjugés du vulgaire. Quand
l'amour les a blessés, ils ont cherché dans l'hymen un secours à leurs maux. Ils
n'ont pas cru qu'ils dussent s'arrêter à des coutumes ridicules, & ils ont
élevé leur épouse au rang qu'ils occupoient. Un des premiers souverains du monde
(1), aussi renommé par son génie, que par la vaste étendue de ses états, mit sur
le trône une femme née du sang le plus obscur.
[(1) Pierre Alexiowits, Czar de Moscovie.]
Sa gloire n'en fut point ternie; l'univers entier, après avoir admiré le
monarque dans le gouvernement de l'état, contempla avec plaisir le chef de
famille, & ne crut point que la grandeur de l'un fut incompatible avec la
façon d'agir de l'autre.
En voilà assez, mon cher Brito, sur cette matiere. Je ne veux point te forcer
à adopter mon sentiment, si tu ne le juges pas conforme à la raison. S'il te
paroît juste & sensé, je penserai que c'est avec raison que j'ai combattu
ton opinion. Jusques-là, je serai toujours dans une espece d'incertitude:
quoique je n'approuve pas la puissance sans bornes qu'on accorde aux peres,
cependant je me défie en quelque façon de mes lumieres, puisque je vois que des
gens aussi sages & aussi spirituels que toi, penchent vers un sentiment
entierement opposé au mien. Il n'y a que les pédans, ou les pontifes Romains,
qui se vantent d'être infaillibles. Les sages & les philosophes craignent
toujours d'être dans l'erreur. Ils connoissent trop la foiblesse humaine, pour
présumer de leur force jusqu'au point de croire n'être pas sujets à tomber
aisément dans l'erreur.
[Pages e12 & e13]
Plusieurs même ont poussé trop loin leur modestie, & ont donné dans une
sorte de pyrrhonisme, pour avoir trop d'humilité. Je trouve un peu
extraordinaire que Socrate, après trente ans d'étude, ait assuré, qu'il ne
savoit qu'une seule chose, c'est qu'il ne savoit rien. (1) Ce n'étoit pas la
peine d'étudier si long-tems, pour avoir la satisfaction de débiter une pareille
sentence.
[(1) Id unum scio, quòd nihil scio.]
Porte-toi bien, mon cher Brito; vis content & satisfait.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXVI.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
La lettre, mon cher Monceca, que tu m'as écrite sur les différentes sectes
Nazaréenes, m'a fait réfléchir sur celles qui partageoient anciennement la
religion de nos peres. Il semble qu'il n'y ait aucune croyance, qui dès qu'elle
commence à être établie, ne pousse divers rameaux, comme un arbre, qui en se
fortifiant & en jettant de profondes racines, produit aussi un grand nombre
de branches. Dans le commencement, ces sectes ne sont que de simples rejettons;
bien-tôt elles deviennent aussi considérables que le tronc dont elles sortent;
& à mesure qu'elles prennent plus de force, il arrive ordinairement qu'elles
s'éloignent davantage des opinions de la religion dont elles sortent. Chaque
chef de secte forme peu à peu son systême, & ses disciples y ajoutent
ensuite bien des choses.
Ce n'est jamais que par gradation, & peu à peu, que certaines personnes
condamnent des sentimens reçus. S'ils heurtoient tout d'un coup des opinions
qu'on regarde comme fondamentales, ils révolteroient les esprits, plutôt que de
les convaincre. Il faut les préparer peu à peu, & les conduire par degrés
aux nouveautés qu'on veut leur annoncer.
Les Sadducéens ne furent d'abord que ce que sont aujourd'hui les Caraïtes.
Ils se contentoient de rejetter les traditions des anciens, & ne vouloient
s'attacher qu'à la loi écrite. Les pharisiens, gens autrefois aussi pétris de
chimeres que mes anciens confreres les rabbins, le sont encore aujourd'hui,
& zélés protecteurs comme eux de mille traditions ridicules étoient
directement opposés aux Sadducéens.
[Pages e14 & e15]
Cependant jusques-là ces derniers étoient fondés dans leur opinion, &
n'admettoient rien que de raisonnable. Mais bien-tôt l'amour de la nouveauté,
& le plaisir de s'éloigner des sentimens de leurs adversaires, les
pousserent dans les égaremens les plus condamnables. De caraïtes qu'ils étoient,
ils devinrent incrédules & prophanes, & donnerent autant d'avantages aux
pharisiens leurs ennemis, qu'ils en avoient sur eux dans le commencement. Ils
niérent la résurrection des corps, & l'existence des anges; ils soutinrent
que l'ame étoit mortelle, & qu'il n'y avoit d'esprit que Dieu seul (1): par
ce pernicieux systême, ils ouvrirent la porte à tous les crimes; la crainte de
peines & l'espérance de biens futurs, étant les liens les plus forts pour
retenir le commun des hommes attaché à la vertu. Il est vrai qu'ils avouoient
que Dieu avoit créé l'univers & qu'il le gouvernoit par sa providence; mais
ils croyoient, qu'il ne récompensoit & ne punissoit qu'en ce monde-ci.
[(1) Joseph. Antiquit. lib. 18 cap. 2 & de Bello Judaïco, lib. 6 cap.
12.]
Je te prie d'examiner, mon cher Monceca, que toutes les sectes qui divisent
aujourd'hui les Nazaréens, ont été autrefois chez les Juifs, à peu de chose
près. Les Saducéens étoient en Judée ce que sont les déïstes de Paris, dont tu
m'as parlé dans tes premieres lettres (1); & leur croyance, comme tu vois,
est conforme.
[(1) Lettre IV.]
Je ne voudrois pourtant pas pousser trop loin ce parallele, puisqu'on sait
que les vrais Déïstes, c'est-à-dire, ceux qui respectent véritablement la
Divinité, ne détruisent point ainsi les récompenses & les peines. (2)
[(2) Voyez, entr'autres ouvrages, ceux du baron de Cherbury.]
Poursuivons la comparaison des sectes juives & des nazaréennes. Celle des
pharisiens subsiste encore aujourd'hui, & forme, pour ainsi dire, la
croyance générale des juifs; car, excepté mes freres les caraïtes, & quelque
peu de Samaritains, je regarde ceux qui suivent les sentimens du Talmud,
& les traditions des rabbins, comme les descendans de ces pharisiens. Depuis
la destruction du temple, cette secte a englouti toutes les autres, & la
nation juive a malheureusement reçu toutes ses rêveries; de sorte que mille
ridicules chimeres, sous le nom de traditions, ont annullé en quelque maniere
les écritures saintes.
[Pages e16 & e17]
Je gémis amèrement, mon cher Monceca, lorsque je considere, que si l'on en
excepte un petit nombre de caraïtes, tout le reste des juifs croupit dans les
erreurs les plus grossieres. Leur religion n'est plus qu'un édifice élevé sur
les traditions des Pharisiens, & point du tout sur les livres de la loi. Tu
n'ignores pas quelle étoit la fierté & l'orgueil de ces anciens Docteurs.
Ils se regardoient comme infiniment plus saints que les autres, & se
séparoient de ceux qu'ils traitoient de pécheurs & de profanes, avec
lesquels ils ne vouloient pas seulement boire & manger. Aussi leur
donna-t'on, à cause de cela, le nom de pharisiens, qui prend son origine,
comme tu le sais, du mot pharos, qui veut dire séparer. Cependant,
ils vinrent à bout par leur hypocrisie, de tromper le peuple, qui est, &
sera toujours la duppe de ceux qui affectent un extérieur de sainteté.
Je trouve, mon cher Monceca, entre les anciens pharisiens, & les
jansénistes que tu m'as si bien dépeints, une ressemblance assez notable. Ces
derniers se piquent de même que les premiers, d'une grande austérité; ils
cherchoient à se distinguer par des actions extraordinaires; témoins leurs
dernieres & risibles équipées. Ils ont pour les écrits de leur Augustin,
autant ou plus de vénération, que les autres n'en avoient pour leurs traditions,
& que les rabbins leurs successeurs n'en ont aujourd'hui pour le talmud. Ils
sont faux, hypocrites, imposteurs, & savent merveilleusement duper le
peuple, sur-tout les femmes, par leur extérieur affecté. Ils font parade d'une
morale sévère, ce qui ne les empêche pourtant pas de supposer des saintes
épines, des hémorrhoïsses & des saints Paris. En un mot, je ne les trouve
que trop ressemblans aux pharisiens.
Les Esséniens, qui furent peut être chez les anciens juifs les seuls &
vrais observateurs de la loi, avoient des opinions très-différentes de celles
des autres sectes. Ils s'étoient imposés une maniere de vie beaucoup plus rigide
& beaucoup plus sage que celle des autres juifs; mais il n'y avoit aucune
hypocrisie dans leur conduite. C'étoient des gens véritablement vertueux, dont
la modération & la retenue servoient d'exemples aux philosophes les plus
sensés.
[Pages e18 & e19]
Il est vrai, qu'ils avoient donné dans quelques sentimens outrés. Ils
croyoient une prédestination absolue, rendoient l'homme esclave, nioient son
franc-arbitre, & ne lui laissoient aucune liberté dans ses actions. _Ils
différoient aussi des pharisiens dans le grand article de la vie à venir &
de la résurrection des morts: & quoiqu'ils crussent la premiere, ils nioient
la seconde, & soutenoient que les ames au sortir du corps, entroient dans un
état d'immortalité, où elles sont éternellement heureuses ou malheureuses, selon
que leurs actions ici bas l'ont mérité; sans rentrer jamais ou dans leur propre
corps, ou dans un nouveau. (1)
[(1) Histoire des juifs & des peuples voisins, par Prideaux, tom. 4, pag.
79. ]
Plusieurs nazaréens soutiennent encore aujourd'hui ces derniers sentimens des
Esseniens: ils pensent qu'il n'est aucun purgatoire, ainsi que le veulent les
autres nazaréens. Ils disent qu'en sortant de la captivité du corps, l'ame entre
dans un état éternellement heureux ou malheureux. Beaucoup d'entr'eux admettent
la prédestination absolue; & tous ceux qu'on appelle réformés en Europe ont
en général beaucoup de ressemblance avec les anciens Esseniens.
Il y avoit encore une autre secte chez les juifs; qu'on appelloit les
contemplatifs, ou les Thérapeutes (1).
[(1) Philo de vitâ contemplativâ, pag. 688. Edit. Colon. ]
Ceux qui embrassoient leurs opinions, disoient que c'étoit un mouvement
d'amour céleste, qui les jettoit dans une espèce d'enthousiasme, comme celui qui
saisissoit les bacchantes & les corybantes, dans la célébration des mystères
des anciens payens. Ils restoient dans cet enthousiasme, jusqu'à ce qu'ils
fussent entrés dans une espece de contemplation, qui tenoit de l'extase & du
ravissement. Alors ils se regardoient comme élevés au-dessus des autres hommes.
Ils se retiroient souvent dans des solitudes, abandonnoient leurs parens &
leurs amis, pour pouvoir se livrer entiérement à l'esprit dont ils croyoient
être possédés. On trouve aisément ces thérapeutes dans les mystiques nazaréens
de nos jours. Ces moines, qui fuyent le monde, qui se retirent dans des déserts,
& se livrent entiérement à la contemplation, leur ressemblent assez. Les
fanatiques, ou les illuminés, peuvent encore leur être comparés. Ils croyent
comme eux, qu'ils reçoivent surnaturellement un esprit dont ils sont entierement
possédés, qui détermine toutes leurs actions, & les conduit dans tout ce
qu'ils doivent entreprendre.
[Pages e20 & e21]
Tu vois, mon cher Monceca, que j'ai raison de soutenir, qu'il est peu de
secte nazaréenne, de laquelle on ne trouvât le levain parmi celles qui ont
existé anciennement chez les juifs. C'est ainsi que les opinions des hommes se
succédent les unes aux autres. Après avoir été proscrites pendant quelque tems,
elles redeviennent encore à la mode, & retrouvent des partisans.
Il y avoit encore en Judée, quelque tems avant la ruine de ce royaume, une
secte composée de gens qu'on appelloit les Hérodiens, & qui doit son origine
à Hérode le grand. Cette secte subsiste encore aujourd'hui dans toutes les
cours. Les erreurs de ceux qui la suivent consistent à être toujours du
sentiment du prince, à croire qu'on peut consentir à tout lorsqu'on y est obligé
par une force majeure. Hérode suivoit ce principe dans la pratique. Josephe,
célèbre historien de notre nation, mais trop dédaigné parmi nous, raconte, que
ce prince, pour faire sa cour à Auguste & aux grands de Rome, avoit fait
plusieurs choses non-seulement défendues, mais même expressément contraires à la
loi. (1)
[(1) Joseph Antiq. lib. 15 cap. 12.]
Il s'étoit écarté du bon chemin, jusqu'à bâtir des temples & à élever des
statues, pour un culte idolâtre: & il excusoit des crimes si condamnables,
par l'obligation dans laquelle il se trouvoit de ménager les Romains. Ses
sectateurs adopterent ses maximes; & les courtisans, toujours idolâtres de
la faveur de leurs maîtres, furent presque tous de cette secte qui fut
extrêmement méprisée par les juifs vertueux, & qui l'est encore aujourd'hui,
malgré la longueur des tems, par tous ceux qui préferent dans quelque religion
qu'ils soient, le service de Dieu à une gloire vaine & passagere. Voici
comme un auteur nazaréen parle de ces Hérodiens. Je crois qu'ils étoient des
demi-juifs, comme Hérode, des gens, qui à la vérité faisoient profession du
judaïsme, mais qui pourtant dans l'occasion savoient s'accommoder à l'idolâtrie
payenne, & faire ce qu'elle demandoit d'eux. Les Sadducéens, qui ne
connoissoient point de vie après celle-ci, donnerent presque tous dans
l'Hérodianisme. Aussi les voit-on, pour ainsi dire, confondus avec eux. (1)
[(1) Histoire des juifs & des peuples voisins, Prideaux, tom. 4 pag.
124.]
On peut assurer hardiment, mon cher Monceca, que parmi les courtisans, la
croyance du prince détermine la leur en général, & qu'elle influe même dans
la suite du tems sur celle des peuples. En effet, il est presque impossible que
la religion du souverain ne détruise & n'absorbe pas enfin les autres. Ne
suffisoit-il pas pour que la France devînt toute protestante, que Henri IV.
restât protestant? Si cela fut arrivé, il y auroit peut-être aujourd'hui moins
de papistes à Paris, qu'il ne s'y trouve encore de réformés. Car il est
impossible, que dans le cours de quatre ou cinq générations, il ne se trouve
dans toutes les familles un pere qui veuille avoir des charges, parvenir aux
honneurs, acquérir un rang qui le distingue. L'ambition à proportion, regne
également chez les grands & chez les petits. Il faut pour faire fortune
aisément, être de la religion du prince. Voilà une excellente raison, pour en
prouver la vérité; & c'est-là un argument très-persuasif à l'égard de la
plûpart des gens.
Pour démontrer la vérité de ce fait, on n'a qu'à considerer ce qu'est devenu
le catholicisme dans tout le Nord; & l'on se convaincra bientôt, qu'il faut
absolument, que dans la suite du tems, la religion du prince absorbe les autres.
Si les successeurs d'Hérode eussent pensé comme lui, insensiblement la foi des
juifs eût été à demi-éteinte; les pharisiens eux-mêmes auroient embrassé cette
secte. Ils avoient trop de vanité & d'orgueil, pour n'avoir pas voulu
rechercher la faveur du souverain. Ce ne sont pas ceux qui font paroître le plus
de zéle pour une opinion, qui sont souvent les plus difficiles à faire changer.
J'ai vû bien des nazaréens, qui ont écrit avec beaucoup de chaleur pour certain
sentiment, & que l'or ou les honneurs ont corrompus, tandis que des ignorans
ou des gens d'un génie médiocre, ont souffert les supplices les plus cruels,
plutôt que d'avouer rien qui pût blesser leur croyance. Les docteurs de Sorbonne
ne seroient pas apparemment fort difficiles à gagner, si l'on vouloit établir en
France quelque sentiment nouveau.
[Pages e24 & e25]
Par le moyen des bénéfices, le souverain tient en sa main la clef des coeurs.
Si les jansénistes en pouvoient obtenir à leur gré, ils crieroient sans doute
beaucoup moins: mais, comme de raison les Molinistes les prennent tous pour eux;
& ce n'est pas-là le moyen de ramener l'union entre ces deux partis.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & vis content & heureux.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXXVII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
La superstition des Portugais, mon cher Monceca, m'a souvent rappellé dans la
mémoire la rigidité outrée de nos premiers Peres dans leur maniere d'observer le
Sabbat. Il y a eu un tems, où cette superstition étoit poussée si loin, que les
juifs, par une fausse délicatesse de conscience, n'osoient défendre leur vie ce
jour-là. Si on les attaquoit, ils se laissoient tuer plutôt que de se défendre.
Dès le commencement des guerres des Macchabées, on sentit l'inconvénient &
la folie de cette conduite, & par les malheurs qui s'en étoient ensuivis.
Les personnes sensées qui voïoient que la loi ne pouvoit ordonner une chose qui
alloit directement à la destruction de la société, déciderent, que le quatrieme
commandement n'exigeoit pas, que l'on ne défendît point sa vie, lorsqu'elle
étoit attaquée & en danger. En expliquant ainsi le commandement, on
approchera du sens dans lequel il avoit été fait: mais l'on ne donna point à
cette explication une assez vaste étendue. On s'imagina, que cette décision
n'alloit pas plus loin que la défense contre une attaque immédiate &
présente, & qu'elle n'autorisoit point à agir pour empêcher des préparatifs
qui tendoient à la ruine du public & des particuliers: & l'on crut
toujours qu'on ne devoit se défendre qu'à la derniere extrêmité. Ainsi, quand on
attaquoit les Juifs un jour de sabbat, ils se défendoient vigoureusement, mais
ils ne pensoient pas qu'il leur fût permis, s'ils étoient assiégés dans une
ville, d'empêcher l'élévation d'un ouvrage ou d'une batterie. Ils n'eussent osé
faire une sortie, pour repousser l'ennemi, parce qu'alors ils auroient été les
agresseurs. Ce n'étoit que dans la derniere extrêmité, qu'ils croyoient qu'il
leur étoit permis de combattre.
[Pages e26 & e27]
Cette fausse délicatesse fut en partie ce qui occasionna la prise du temple
lorsque Pompée l'assiégea. Il s'apperçut bien-tôt de la manoeuvre des Juifs,
& ne fit plus donner des assauts les jours de sabbat: il les employa à faire
construire des ouvrages, à dresser des machines & des batteries, à combler
des fossés; & il trouva toutes les facilités possibles dans l'exécution de
ses desseins. Ses soldats travaillerent si bien, & si commodément, qu'ils
abbattirent enfin une grande tour, qui entraîna avec elle un pan de muraille
très-considérable, & fit une brêche par laquelle on monta à l'assaut. Ainsi
le temple fut pris & saccagé, à cause d'une aveugle superstition.
Quelque chose que disent nos Rabbins, je ne croirai jamais, mon cher Monceca,
que la divinité ait voulu introduire une loi nuisible & préjudiciable à la
société. La lumiere naturelle nous apprend, que la divinité ne cherche qu'à
rendre les hommes heureux; & qu'elle ne leur a imposé des règles, que pour
cet effet. Nous devons donc rejetter dans la célébration du jour du sabbat, tout
ce qui peut le rendre nuisible: & puisqu'on avoit compris du tems des
Maccabées, la nécessité de se défendre lorsqu'on étoit attaqué, on eut dû
étendre l'explication de la loi, jusqu'à la permission de prévenir les piéges
qu'on nous tendoit.
Les nazaréens agissent d'une façon bien plus sensée que les juifs. Ils ont,
comme eux leur jour de sabbat; mais, ils n'y observent aucune coutume qui leur
devienne préjudiciable: ils ne pensent pas que le service de Dieu exige, que par
une indolence condamnable, on laisse ruiner son temple & ses autels. Ces
mêmes nazaréens disent, que dans certaines loix, la lettre tue, &
l'esprit vivifie; & qu'il faut toujours expliquer, d'une maniere sensée
& utile au bien public, les ordres donnés par la divinité. La nécessité
dispense de bien des choses. Il eût été à souhaiter que nos anciens peres
eussent pensé sur le jour du sabbat aussi sensément que font nos freres dans ce
pays. Ils ne sont point circoncis, mangent du cochon, vont dans les temples
nazaréens, chantent vêpres, disent la messe s'il le faut, & n'en sont
peut-être pas moins bons juifs dans le fond de leur coeur.
[Pages e28 & e29]
A quoi leur serviroit un zéle faux & outré, qu'à faire périr entièrement
dans ce royaume les restes de notre nation infortunée? Je désapprouve une
conduite trop fiere & trop hautaine dans certaines occasions. Il est plus à
propos de négliger, & de manquer même, s'il le faut, contre un seul
précepte, que de se mettre au hazard de n'en pouvoir remplir aucun.
Ce n'est pas que je n'admire la fermeté de nos anciens peres; mais j'en suis
frappé, sans y donner mon approbation. Et quel est le mortel qui ne seroit pas
étonné de voir jusqu'où ils ont poussé leur confiance? Josephe & plusieurs
autres historiens, en ont conservé la mémoire à la postérité. Les écrivains
nazaréens leur ont même rendu justice; voici comment un auteur Anglois parle du
sac du temple, lorsque Pompée s'en fût rendu maître. Pendant tout le
fracas, dit-il, les cris & le désordre de cette boucherie, les
prêtres étoient alors dans le temple, occupés à faire le service. Ils le
continuerent avec un sang froid surprenant, malgré la rage de leurs ennemis,
& la douleur de voir massacrer à leurs yeux leurs parens & leurs amis;
aimant mieux perdre la vie par l'épée de l'ennemi, qu'ils voyoient maître de
tout, que d'abandonner le service de leur Dieu. Plusieurs d'entr'eux virent
mêler leur sang avec celui des sacrifices qu'ils offroient; & l'épée de
l'ennemi en fit des victimes de leur devoir. Pompée lui-même ne put s'empêcher
d'admirer cette fermeté & cette confiance, dont on auroit de la peine à
trouver des exemples pareils. (1)
[(1) Histoire des Juifs & des peuples voisins, par Prideaux. Part. 2.
liv. 4 pag. 248.]
Quelque mépris que les autres nations affectent pour la nôtre, je crois, mon
cher Monceca, pouvoir assurer avec vérité qu'il n'est point de peuple qui ait
donné des marques plus éclatantes de son courage envers ses ennemis, & de
son respect envers Dieu. Il est vrai que nous avons failli quelquefois; mais qui
sont ceux qui n'ont pas commis des fautes? Pour qu'une nation n'eût jamais
manqué, il faudroit qu'elle fût composée d'hommes qui ne fussent pas sujets à
l'humanité. Quelle est celle qui eût résisté aux persécutions que nous avons
essuyées, & qui n'eût pas succombé aux maux que nous avons soufferts?
[Pages e30 & e31]
Cependant rien n'a pu nous ébranler. Nous avons soutenu avec une patience
digne d'admiration, tous les supplices qu'on nous a infligés. Errans sur la
terre, proscrits d'une partie de l'univers, la plûpart des peuples qui nous
accordent une retraite, nous font payer l'air que nous respirons; & nos
malheurs auroient lassé la confiance la plus stoïque. Malgré tant d'infortunes,
à peine se trouve-t-il quelques-uns d'entre nous, qui, dans un siècle,
abandonnent leur croyance & trahissent leur Dieu.
Les nazaréens, toujours accoutumés à blâmer nos actions même les plus
louables, donnent le nom d'entêtement à notre confiance, au lieu de rendre
justice à notre patience & à notre fermeté. Leur haine les aveugle, jusqu'à
nous faire un crime de notre vertu. Je voudrais bien qu'ils me disent pourquoi
ce qu'ils appellent chez eux grandeur d'ame & fidélité au ciel, devient chez
nous obstination & endurcissement? Puisque nous sommes pénétrés comme eux de
la vérité de notre religion, & que nous la croyons de bonne-foi, y a-t-il
plus d'entêtement dans notre procédé que dans le leur? L'obstination n'est
vicieuse que dans ceux qui, ayant apperçu le foible & le faux d'une opinion,
persistent cependant à la soutenir. Mais c'est une foiblesse indigne d'un
honnête homme que de changer de sentiment sur les matières de religion,
uniquement par complaisance. C'est ressembler à certains peuples idolâtres qui
font auprès des missionnaires nazaréens un vil négoce de leur religion. Ils
cessent d'adorer leurs idoles pendant le tems qu'on leur donne de quoi subsister
plus à leur aise que dans les bois: & dès qu'ils ne trouvent plus leur
profit, ils retournent au culte de leurs extravagantes divinités.
Considère, mon cher Monceca, toutes les sectes nazaréennes qui se sont
élevées depuis près de dix-sept cent ans: elles sont toutes tombées
insensiblement. Un siècle a souvent vu établir & finir une religion, qui
avoit dans son milieu beaucoup de partisans. Dans cette extension & dans
cette chûte des religions, la nôtre n'a jamais souffert de diminution; & je
suis assuré qu'il y a presqu'autant de Juifs répandus aujourd'hui dans le monde,
qu'il y en avoit peu de tems après la destruction de Jérusalem par les Romains.
Il semble que le ciel, en accablant son peuple, ait pris soin de le faire
multiplier.
[Pages e32 & e33]
Si tous les Juifs qui sont dans le Mogol, dans la Moscovie, dans la Turquie,
dans l'Afrique & dans les divers royaumes de l'Europe, étoient rassemblés
dans un pays, je doute qu'il y eût de nation plus nombreuse & plus
puissante. Cela arrivera un jour, mon cher Monceca; & cette longue captivité
que nous souffrons finira entièrement. Les murs de Jérusalem seront relevés par
ses enfans: le temple saint sera rebâti, & le Tout-puissant sera encore
servi par les fidèles Israélites, de la même manière qu'il l'étoit autrefois.
Laissons les nazaréens se vanter de leurs avantages, & nous insulter dans
nos malheurs. Celui qui nous mit dans l'esclavage, & sous le joug des
nations, sçaura bien nous en retirer: & lorsque nos crimes seront expiés, la
punition de ceux des nazaréens commencera à son tour.
Nous pouvons appliquer à nos ennemis, ce que dit un gouverneur Anglois à un
général François, lorsque l'Angleterre perdit Calais, la dernière des nombreuses
conquêtes qu'elle avoit faites en France. Ce général ayant demandé en
plaisantant au gouverneur: Quand comptez-vous repasser la mer & venir
vous rétablir en France? Ce sera, lui répondit-il, dès que vos péchés
seront plus grands que les nôtres. Si ce gouverneur disoit la vérité, il
faut que sur la fin du règne de Louis XIV. les François fussent devenus plus
grands pécheurs que les Anglois. Il est vrai que le ciel leur en accorda le
pardon, & que leurs ennemis repasserent bien-tôt la mer. Il en sera des
Juifs, mon cher Monceca, ainsi que des nazaréens. Lorsqu'ils seront devenus
vertueux, la Divinité mettra fin à leurs peines. Toutes les différentes
captivités que nous avons essuyées ont été la punition de nos vices; & comme
elles ne produisoient point assez d'effet sur nos coeurs, Dieu a voulu, par
plusieurs siècles d'infortune, changer entièrement nos inclinations, & nous
rendre dignes de lui. Plus notre esclavage aura été long & pénible, &
plus la fin en sera agréable. C'est en vain que les nations ont conjuré la perte
d'Israël; tous leurs projets s'évanouiront sans succès; l'être tout-puissant
dissipera leurs complots, comme le vent dissipe la fumée. (1)
[(1) Quare fremuerunt gentes, & populi meditati sunt inania?
Psalm. 2.].
[Pages e34 & e35]
Lorsque notre libérateur viendra rompre nos fers, la terre frémira à son
aspect, & les rois se prosterneront à ses pieds. Il vaincra tous les
obstacles, & Sion deviendra plus florissante, qu'elle ne le fut jamais.
Heureux, mon cher Monceca, les Juifs qui jouiront pour lors de la clarté du
soleil! Ils verront opérer dans un seul jour plus de miracles & de prodiges
qu'il n'en est arrivé depuis la création du monde. Ils pourront contempler la
face de l'auguste Messie resplendissante de gloire. Peut-être ce jour-là est-il
plus près que nous ne le croyons. A chaque instant peut paroître le libérateur
d'Israël; mais aussi ce moment fortuné est peut-être bien éloigné. Dieu seul
connoît lorsqu'il arrivera. Soumettons-nous donc très-respectueusement à ses
ordres: adorons sa sainte providence, & soyons certains que s'il nous punit,
c'est pour notre bien, & pour nous conduire enfin à la gloire.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux, & que le
Dieu de nos peres te comble de prospérités & de bonheur.
De Lisbonne, ce...
***
LETTRE CXXVIII.
Aaron Monceca, à Jacob Brito,
J'ai examiné plusieurs fois ce qui pouvoit contribuer à rendre certaines
nations plus affables que les autres: & je crois que la seule éducation que
l'on donne aux enfans dès leur tendre jeunesse, détermine leur tempérament,
& leur inspire cette politesse si utile au bien de la société.
Quelques auteurs, assez peu raisonnables, (1) ont prétendu que les peuples
les plus polis étoient ceux qui vivoient dans les états où les princes avoient
un pouvoir absolu: ils ont soutenu que la brutalité étoient une suite de la
liberté.
[(1) Voyez entr'autres les lettres sur les Hollandois, tom. 4]
Ils ont comparé la politesse des François à l'humeur brusque & hautaine
des Anglois, & à la façon simple & naturelle des Hollandois & des
Suisses. Mais les exemples que ces auteurs ont cités pour soutenir leurs
opinions, sont détruits par d'autres, qui marquent évidemment que la liberté
d'un peuple n'influe point sur sa douceur & son affabilité.
[Pages e36 & e37]
Les Grecs & les Romains furent, dans la splendeur de leur république, les
peuples les plus polis & les plus civilisés: pendant que les Perses &
les Parthes, esclaves de leurs souverains, furent regardés comme des barbares.
Si l'on compare l'affabilité des Vénitiens à la grossiéreté des Turcs, on
conviendra aisément que le despotisme n'influe point sur la politesse des
peuples. Il faut en chercher la cause ailleurs que dans la soumission ou dans la
liberté, puisque nous voyons également des nations libres peu affables, &
que l'on en trouve de soumises au despotisme, qui le sont encore moins: &
lorsque l'on considère que les Moscovites étoient ci-devant les peuples les plus
brutaux, les plus rustres, & en même-tems les plus esclaves, on verra que
cette idée de liberté, qu'on croit donner à l'esprit une certaine hauteur qui
tient de la férocité, n'est point la raison qui détermine le peu d'affabilité
& de douceur.
Je pense donc avec raison, mon cher Brito, que l'éducation est la seule chose
qui règle presque toutes les actions des hommes. Ils sont plus ou moins doux,
selon qu'ils ont été plus ou moins cultivés dans leur jeunesse. Quand on leur a
appris de bonne heure à se rendre sociables, à fléchir leurs esprits & à
accorder leurs volontés à celles des autres, ils s'en font une coutume;
insensiblement ils sont complaisans sans qu'ils songent à l'être; l'habitude est
chez eux une seconde nature. Lorsqu'au contraire ils ont été élevés à contenter
toutes leurs passions, à suivre aveuglément leurs desirs, leur tempérament
brusque se fortifie tous les jours, ils croissent en mauvaise humeur à mesure
qu'ils croissent en âge: & l'idée de la liberté ou du gouvernement
monarchique ne fait rien à leur impolitesse.
Depuis vingt ans les Moscovites ne sont point devenus plus soumis. Pierre
Alexiowits a trouvé le secret de changer leurs moeurs & leurs coutumes, sans
les rendre plus esclaves: il les a fait devenir plus sociables, en les obligeant
de donner à leurs enfans une éducation convenable. Il y a plus de différence de
la cour de Moscovie d'aujourd'hui à celle qui subsistoit il y a trente ans,
qu'il n'y en a de celle de France à celle de Constantinople. Je crois pourtant,
qu'en matière de politesse, ce sont-là les deux Antipodes.
[Pages e38 & e39]
Les Moscovites, autrefois moins polis & moins affables que les Turcs,
ignoroient même les bienséances les plus simples, & ne connoissoient que
médiocrement le droit des gens. Le caractère d'ambassadeur n'étoit point chez
eux un titre assez auguste pour mettre à couvert de leur rusticité. Wicquefort,
dans son traité de l'Ambassadeur & de ses fonctions, parle d'eux en
ces termes.
Les Moscovites sont incivils, barbares & brutaux: & bien que la
naissance fasse quelque distinction entre les premiers & les derniers
d'entr'eux, ils sont pourtant tous esclaves du czar: & dans cette éducation
basse & servile, on ne voit rien qui ne soit bas, grossier & rustique en
eux. Le czar, ou grand-duc, fait recevoir tous les ambassadeurs à l'entrée de
ses états, & les fait défrayer tant qu'ils y demeurent. Mais ce traitement
& l'honneur qu'il leur fait faire, est accompagné d'une arrogance presque
bestiale. Au lieu que dans les autres cours les maîtres des cérémonies & les
introducteurs des ambassadeurs font toutes les civilités imaginables aux
ambassadeurs, & font l'honneur de la maison au nom de leur prince, le
pristave Moscovite fait ce qu'il peut pour prendre la place d'honneur, fait
difficulté de descendre de cheval que l'ambassadeur n'ait mis pied à terre, se
jette le premier dans un traineau ou dans un carosse pour y prendre la place la
plus honorable, & le traite avec hauteur en toutes les rencontres. Il y a
plusieurs relations de ces quartiers-là, & entr'autres une très-impertinente
de l'ambassade que le duc de Holstein-Gottorp y fit faire, comme aussi en Perse,
en l'an 1633, & dans les années suivantes. Mais il n'y en a point où leur
impertinence soit mieux représentée, qu'en ce que nous avons du voyage que le
comte de Carlile y fit en l'an 1633, de la part du roi de la Grande-Bretagne. Le
pristave qui le reçut à Archangel prit la main sur l'ambassadeur, & ne la
lui voulut pas céder, que le gouverneur de la ville ne lui eût ordonné de
s'accommoder à la volonté du comte, qui étoit bien résolu de maintenir la
dignité du roi son maître. On lui avoit marqué le jour qu'il devoit faire son
entrée à Moscow. Il étoit à cheval, & avoit fait près d'une demi-lieue,
lorsqu'on l'obligea à la différer jusqu'au lendemain, & à aller loger dans
un méchant petit village, auprès de la ville.
[Pages e40 & e41]
L'ambassadeur témoigna en être fort offensé, & s'en plaignit au czar
par une lettre très forte. Mais au lieu d'en tirer satisfaction, on ne lui en
donna point du tout, ni sur cette rencontre, ni touchant le sujet de son
ambassade: & dans une occasion où on lui devoit faire le plus d'honneur, on
lui fit le plus sanglant affront. Le czar le fit dîner avec lui, mais à une
table séparée, & plus éloignée de la sienne, que celle que l'on avoit servie
pour quelques boyards, c'est-à-dire, quelques esclaves du czar, qui eurent même
la droite, pendant que l'ambassadeur tenoit la gauche. Aussi partit-il si peu
satisfait de cette cour-là; que refusant les présens du czar, & témoignant
son ressentiment avec beaucoup de chaleur, le czar en fit faire des plaintes au
roi de la Grande-Bretagne par une ambassade expresse. (1)
[(1) Wicquefort, de l'ambassadeur, liv. 1. sect. 18. pag. 4- 6.]
Quelque long que soit ce passage, j'ai cru, mon cher Brito, que tu ne le
trouverois point ennuyeux. Il prouve parfaitement que les peuples les plus
soumis sont souvent les plus rustres, & donne une juste idée des moeurs
& des coutumes des Moscovites. Il est vrai que depuis quelques années ils
sont changés. Mais il reste cependant encore bien des choses à corriger parmi
eux. Le tems achevera ce qu'a commencé Pierre Alexiowits. Ce n'est que de lui
qu'on doit attendre le changement total d'un peuple autrefois si sauvage &
si grossier.
J'ai entendu dire au chevalier de Maisin, lorsque j'étois à Paris, qu'il
s'étoit trouvé plusieurs fois à Toulon, à l'auberge avec de jeunes Moscovites,
que le czar avoit envoyés en France, pour y apprendre la navigation & la
construction des vaisseaux. On les avoit fait gardes-marines. Dans le
commencement qu'ils furent en cette ville, il se passoit peu de jours qu'ils ne
se battissent & n'en vinssent jusqu'à vouloir se donner des coups de couteau
pour un misérable morceau de viande. Ils avoient assez l'air d'ours mal léchés.
Ils perdirent peu-à-peu leurs mauvaises habitudes; & lorsqu'ils retournèrent
dans leur patrie, ils étoient aussi polis que s'ils fussent nés au milieu de la
France ou de l'Allemagne.
[Pages e42 & e43]
Les étrangers qui ont passé en Moscovie ont rendu de grands services à ce
pays. Outre les arts qu'ils y ont portés, ils lui ont fait connoître les défauts
de la brutalité & de la rusticité. Je regarde les Allemands & les
François, qui se sont établis chez les Moscovites, comme des missionnaires qui y
ont été prêcher l'humanité: & je les crois beaucoup plus utiles au bien
public que ceux qui vont annoncer dans les Indes le pouvoir du pontife Romain.
Les premiers devoirs de l'homme, après le culte de la Divinité, doivent regarder
les besoins du prochain. Il faut être d'un tempérament bien peu charitable, pour
n'être pas bien aise de voir des nations entières revenir de leurs égaremens.
Quoique Juif, je prends part au bonheur de tous les hommes: & lorsque je
connois quelqu'un qui travaille à les rendre heureux, je le regarde comme un
héros. Le monde étant la patrie des philosophes, ils doivent être entièrement
défaits de cette basse & mauvaise jalousie, qui règne entre les personnes
d'une différente nation. Je souhaiterois de tout mon coeur que tous les hommes
eussent autant de franchise que les Suisses, de bon sens que les Hollandois,
d'esprit que les François, & de pénétration que les Anglois: quoiqu'ils ne
fussent pas Juifs, ils seroient dignes de l'être, & je les accepterois
volontiers pour freres. Voilà, mon cher Brito, quels sont mes sentimens sur les
hommes en général. Je ne sçais si tu les approuveras. Mais je te crois trop
exempt de préjugés, pour ne point aimer la vertu par-tout où tu la rencontres.
Je vais partir au premier jour de ce pays, pour me rendre en Angleterre. J'ai
déja écrit à Jérémie Costa, pour me retenir un appartement dans un quartier où
je ne sois point distrait par le bruit. J'ai toujours observé dans mes voyages
de me loger dans des endroits où je pusse me livrer quand je le voudrois, à la
méditation, sans être interrompu. Dans toutes les grandes villes, & sur-tout
à Paris & à Londres, un homme qui veut s'appliquer à l'étude, doit choisir
une maison avec autant de précaution, qu'un mari doit en avoir lorsqu'il choisit
une femme. Sa tranquillité dépend de son choix, Il est vrai qu'on se défait en
France & en Angleterre plus aisément d'une maison que de sa femme. Mais
lorsqu'on est établi une fois, il est très-désagréable d'être obligé de prendre
de nouveaux arrangemens.
[Pages e44 & e45]
Je t'avouerai, mon cher Brito, que le changement me déplaît dans toutes
sortes de choses. J'ai toujours eu une conduite uniforme: & mon genre de vie
est entièrement opposé à celui de bien des gens, qui passent leurs jours dans
des convulsions continuelles. J'ai souvent plaint à Paris nombre de François que
je voyois dans une agitation éternelle. Ces personnes, selon moi, souffrent
presque autant que celles qui sont obsédées.
La fureur du changement & la passion pour la nouveauté sont des espèces
d'obsessions. Il faut, pour guérir un cerveau, qui en est attaqué, plus de
raisonnemens philosophiques, qu'il ne faut de gouttes d'eau-bénite à un prêtre
nazaréen pour chasser Astaroth ou Bélial d'un corps dont il s'est mis en
possession. Encore arrive-t-il souvent que tous les discours du philosophe
n'opèrent pas davantage que les cérémonies de l'ecclésiastique, & que les
deux malades ne sçauroient être guéris. La chose est fort commune à Paris; &
la moitié des petits-maîtres y meurent dans leurs folies, comme les
convulsionnaires dans les leurs. Tu seras peut-être étonné, mon cher Brito, que
je regarde ces derniers comme des démoniaques. Mais, à parler sincèrement, je ne
sçais quel autre titre leur donner. Comment peut on nommer des gens qui font
toutes sortes d'extravagances dans lesquelles il entre beaucoup de mystérieux?
Tu me diras peut-être que cela étant ainsi, je donne le titre de démoniaque à
des gens qu'on devroit plutôt traiter de fourbes & d'imposteurs: cela peut
être, & je te laisse le maître absolu de décider à cet égard.
Porte-toi bien, mon cher Brito: vis content & heureux.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXIX.
Aaron Monceca, à Isaac Onis. caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
On dispute souvent sur la préférence qu'on doit donner aux souverains qui se
sont distingués par leurs vertus & par leur courage, & personne ne
convient de celui à qui l'on doit donner le prix.
[Pages e46 & e47]
Pour moi, mon cher Isaac, je crois qu'il n'en est point qui en soit aussi
digne que Henri IV, roi de France. Tous les autres souverains qu'on vante tant
ont eu quelques défauts qui ont terni une partie du lustre de leur vertu: &
il en est peu d'entr'eux qui n'ait commis, non un crime léger, mais quelque
excès considérable contre l'humanité, ou contre le caractère de l'honnête homme.
Tu n'auras peut-être jamais réfléchi sur ce que je te dis: mais je vais te
donner des preuves évidentes de mon sentiment, en parcourant les héros de
l'antiquité, & ceux de ces derniers tems.
Si nous remontons jusques dans les tems fabuleux du siège de Troye, & que
nous nous arrêtions aux héros d'Homère, nous ne trouverons que des insensés, des
orgueilleux, des fourbes ou des parjures. Achille est un étourdi, qui laisse
périr mal-à-propos la moitié des Grecs; & un brutal qui outrage le corps
d'Hector, dont il devoit respecter la valeur: il n'y a qu'une ame vile &
basse qui insulte à des ennemis vaincus. Agamemnon est le bourreau de sa
famille, il sacrifie sa propre fille à son ambition. Ajax est un furieux, Ulisse
un fourbe, Idoménée, le meurtrier de son propre fils, & l'on peut assurer,
sans faire tort à ces anciens héros, que le plus parfait d'eux tous n'étoit
guères honnête homme.
Sans nous arrêter, mon cher Isaac, à ces tems fabuleux, examinons la conduite
des plus grands souverains de l'univers. A quels crimes ne se porta point
Alexandre dans les dernières années de sa vie? De quels forfaits ne se rendit-il
point coupable? Il tuoit lui-même ses amis, il faisoit périr ses meilleurs
capitaines, il se livroit à la plus infâme débauche; & bien des Cartouchiens
ont été roués vifs qui n'avoient rien fait d'aussi horrible que le meurtre de
Clitus.
Je ne sçais si l'on peut mettre, Marius & Sylla au rang des souverains;
mais dans le tems qu'ils furent maîtres de la république Romaine, ils commirent
eux seuls puis de forfaits, de brigandages & de meurtres, que n'en ont
jamais fait tous les Miquelets de la Catalogne, & les fanatiques du
Vivarais.
[Pages e48 & e49]
Pompée & César furent deux illustres brigands qui se disputèrent
long-tems la dépouille de leur patrie, & abusèrent tous les deux du pouvoir
que leurs concitoyens leur avoient témérairement prodigué: quelques titres
pompeux que leur ayent accordés leurs partisans, on ne peut les regarder que
comme les destructeurs de leur état, & les tyrans de leur patrie. L'un la
vouloit mettre aux fers, sous le prétexte de la défendre; l'autre sous celui de
venger les injures qu'on lui avoit faites.
Antoine, Auguste & Lépide, qui succédèrent à César, firent rougir la
terre & l'onde par leurs sanglantes proscriptions. Je les regarde comme
trois voleurs de grand chemin, qui, après la mort de leur capitaine, se
partagent son butin, & qui, peu de tems après, se volent mutuellement les
uns les autres. Il est vrai qu'Auguste parut bon & clément les dernières
années de sa vie. Mais s'il n'eût été qu'un simple particulier, on l'eût pendu
bien long-tems auparavant sa pénitence apparente. Le proverbe des nazaréens qui
dit, que quand le diable fut vieux, il se fit hermite, lui convient
parfaitement bien.
Quittons les héros anciens, & venons à ceux des derniers siècles. Ils ont
eu, en général, beaucoup plus de probité que les autres. Cependant ils ont fait
des fautes très-considérables.
François I, roi de France, avoit mille vertus. Il étoit bon, généreux,
sincère: mais avec toutes ces excellentes qualités, il ne laissa pas de manquer
à sa parole lorsqu'il revint de sa prison de Madrid; il paya cette fois-là
Charles-Quint de la même monnoye dont cet empereur l'avoit payé bien d'autres
fois. Parmi les vertus de Charles-Quint, il ne faut pas s'attacher à la
sincérité. Ce seroit prendre ce prince par l'endroit le plus foible.
Ces derniers tems ont produit quatre héros d'un mérite différent, remplis de
bonnes qualités, & doués de beaucoup de vertus; couverts pourtant tous
quatre de taches essentielles.
Le premier de ces héros est Guillaume III, roi de la Grande-Bretagne, qui eut
sans doute de très-grandes qualités; mais qui eût été plus grand dans la
postérité, & plus considéré des véritables sages, s'il n'eût jamais
contribué à détrôner son beau-pere. Que diroit-on dans le monde d'un homme qui
se saisiroit du bien de son pere, & qui l'obligeroit d'aller misérablement
mandier son pain?
[Pages e50 & e51]
Louis XIV est le second de ces héros. Il étoit doux & magnifique;
haïssoit la cruauté, aimoit les sçavans, encourageoit les arts & les
sciences, les faisoit fleurir dans son royaume. Ses ennemis lui ont souvent
reproché d'avoir été ambitieux; à cet égard on peut aisément l'excuser. Il avoit
de justes raisons de punir les Espagnols, qui depuis long-tems cherchoient à
nuire à la France. S'il a aggrandi son royaume en augmentant sa gloire, il a
accru celle de son peuple. Ainsi son ambition & ses conquêtes peuvent être
approuvées. Enfin il auroit égalé Henri IV s'il n'y avoit jamais eu de jésuites:
comment, avec autant de lumière qu'en avoit ce monarque, a-t-il pu se laisser
séduire par des moines, jusqu'à chasser du royaume, par leurs conseils, des gens
à qui la maison de Bourbon avoit de très-grandes obligations? Il faut avoir
autant de grandes qualités qu'en a eu Louis XIV, pour que cette tache n'ait
point obscurci sa gloire.
Je sçais, mon cher Isaac, que les politiques excusent l'exil des réformés,
par la nécessité qu'il y a de n'avoir qu'une seule religion en France, afin d'y
maintenir la tranquillité. Ces raisons ont réellement beaucoup de poids. Mais du
moins, en exilant les protestans, il falloit ne point signaler leur départ par
plus de meurtres & de proscriptions qu'il n'en arriva sous le fameux
triumvirat. Il est vrai qu'on dit que Louis XIV ignoroit toutes ces cruautés;
& que, né naturellement bon, il les eût empêchées, s'il en avoit eu
connoissance: mais enfin il en étoit toujours responsable, puisqu'il avoit eu la
foiblesse de s'abandonner aux conseils pernicieux des moines & des dévots.
Le caractère du feu czar Pierre I est un assemblage de grandeur d'ame &
de cruauté, de vertus & de vices. Qu'on publie à sa gloire tout ce que l'on
voudra: je ne conviendrai jamais que la férocité soit une vertu, & qu'un
pere doive compter la mort de son fils parmi ses actions illustres.
Charles XII, roi de Suède, fut d'une valeur surprenante; il eut plusieurs
autres grandes qualités. Mais il poussa la vengeance jusqu'à l'extrême; &
peut-être la divinité le punit-elle par cet enchaînement de malheurs qui
commença à Pultawa, du supplice cruel auquel il fit condamner l'infortuné
Patkul, sans égard pour la dignité du caractère dont il étoit revêtu.
[Pages e52 & e53]
Tous les héros dont je viens de te parler, ont balancé, ou du moins diminué
leurs vertus par des défauts essentiels. Henri IV n'a eu que des foiblesses
pardonnables à l'humanité. Il vainquit ses ennemis; & dès qu'ils furent
soumis, il oublia généreusement leur offense. Il conquit lui-même son royaume,
& ne fit la guerre que pour avoir un bien qui lui appartenoit légitimement,
ou pour repousser des ennemis qui venoient l'attaquer chez lui, & y fomenter
des troubles & des divisions. Il fut le pere de son peuple. La veuve &
l'orphelin trouvèrent toujours un asyle au pied de son trône. Il aima les femmes
sans tomber dans aucun excès. Il fut enfin si bon & si parfait, que si l'on
étoit dans les tems où l'idolâtrie plaçoit les illustres souverains au rang des
dieux, je crois qu'il faudroit que le Dieu de nos peres me donnât une grace
victorieuse pour m'empêcher d'aller dans le temple de Henri IV brûler de
l'encens sur ses autels.(l)
[(1) Il faut que j'avoue ici une chose qui ne peut être trouvée ridicule que
par des gens qui ne connoissent point l'impression que la mémoire des grands
hommes fait sur les coeurs qui chérissent la vertu. Il m'est arrivé vingt fois,
en passant pendant la nuit sur le pont-neuf, & frappé du souvenir des rares
qualités de Henri IV. d'approcher de la grille qui entoure sa statue équestre,
& de la baiser avec un respect infini. J'avoue encore qu'il m'est arrivé une
fois ou deux d'y avoir répandu quelques larmes. Il y aura certaines personnes
qui traiteront ces actions de folies. Je leur déclare que ce n'est point leur
approbation que je cherche. Les descendans de ceux qui porterent le couteau dans
le sein de cet auguste monarque, ne doivent gueres connoître jusqu'où peuvent
aller les regrets de sa perte. La différence qu'il y a entre eux & moi c'est
que je baise la statue d'un roi, dont les vertus devroient servir d'exemple à
tous les princes de la terre; & qu'eux font baiser, & baisent aussi
très-respectueusement le croupion d'un moine, & l'omoplate de quelque pieux
fainéant.]
La France est gouvernée aujourd'hui par un prince qui égalera peut-être un
jour la gloire du plus grand Roi de sa race. Il en a la douceur, la bonté, la
clémence & la discrétion. Tant de bonnes qualités ne sont-elles pas des
garans certains que les autres paroîtront dans les occasions?
Les Nazaréens ont la coutume de prier la divinité dans leurs temples pour le
salut de leur roi. Ils demandent au ciel sa conservation & sa prospérité:
qui pourroit penser après cela, que le meilleur roi du monde eût été assassiné
au milieu d'un peuple dont il étoit le pere? Bizarre & funeste marque des
caprices & des frénésies des hommes! Louis XI. ne trouva presque point de
rebelles parmi ses sujets, Henri IV rencontra chez eux ses plus cruels ennemis.
[Pages e54 & e55]
Les rois les meilleurs ont été ordinairement ceux qui ont eu le moins à se
louer de la docilité de leurs peuples. Il semble que la rigueur soit le seul
moyen pour imprimer la crainte & le respect à une foule d'ames basses &
serviles qui veulent être gouvernées d'une maniere rude & rigide. La bonté
& la clémence du monarque qui regne aujourd'hui en France enhardit la fierté
des molinistes, & la malignité des jansénistes. L'espoir de l'impunité leur
donne l'audace de tenter les choses les plus punissables.
Il y a quelque tems qu'un pontife (1) appellé Lafiteau, qui avoit été
long-tems jésuite auparavant que d'être appellé à ce rang, composa un livre
intitulé: Réponse aux anecdotes sur la constitution Unigenitus.
[(1) L'évêque de Sisteron.]
En réfutant les sentimens des jansénistes, il s'emporta en invectives contre
des personnes respectables, n'épargna pas même les priviléges & les libertés
du royaume. Le roi se contenta de condamner le livre à être supprimé, & de
faire rendre un arrêt par son conseil, qui en interdisoit le débit; ordonnant
aux libraires d'en porter les exemplaires à ceux qui sont commis pour recevoir
les livres prohibés. Tu crois sans doute, mon cher Isaac, que ce pontife, touché
de la bonté & de la clémence de son prince, songea à être plus retenu à
l'avenir. Point du tout. Quelques mois après la condamnation de son ouvrage, il
en donna une suite aussi pernicieuse. Elle fut derechef condamnée par un
second arrêt du conseil. Apparemment, ce pontife travaille actuellement à en
occasionner un troisiéme; & peut-être publiera-t-il bien-tôt un autre
volume, qui servira de continuation à la réponse aux anecdotes.
En vérité, mon cher Isaac, il y a des sujets qui abusent fort de la
complaisance & de la bonté de leurs princes. Je ne connois rien de si
audacieux que certains ecclésiastiques. On leur voit tenter quelquefois, les
choses les plus extraordinaires. Une espèce de considération, qu'on croit devoir
par bienséance à leur caractère, les enhardit à tout entreprendre.
[Pages e56 & e57]
Ils exécutent avec assurance ce à quoi les hommes n'oseroient seulement
penser. On peut dire, mon cher Isaac, que dans toutes les religions, le plus
grand bonheur qui puisse arriver à la société civile, c'est d'avoir des prêtres
sages & d'un caractère paisible. Il en est des ecclésiastiques dans les
états, comme de l'émétique dans la médecine. Rien n'est si utile lorsqu'il est
bien employé; rien n'est plus dangereux quand il est donné mal-à-propos. Un sage
pontife, un bon curé, un ministre prudent, un rabbin vertueux, sont des trésors
inestimables. Mais que de maux ne causent-ils point lorsqu'ils se tournent au
mal.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & vis content, heureux & satisfait.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXX.
Isaac Onis, caraïte, ancien rabbin de Constantinople à Aaron Monceca.
Depuis quelque tems, mon cher Monceca, j'ai cessé de te parler des moeurs
& des coutumes des anciens Egyptiens; mais je vais te communiquer ce que
j'ai observé de plus curieux dans leurs tombeaux. J'en ai visité plusieurs,
& j'ai trouvé dans tous de quoi contenter ma curiosité.
Il y a une plaine très-sablonneuse le long du Nil, qu'on peut regarder comme
le cimetière de ces peuples-là. Elle est remplie de sépultures, dont un assez
grand nombre ont été ouvertes. 0n a trouvé dans plusieurs des momies, renfermées
dans des caisses, & qui sont encore dans leur entier. Auprès de ces caisses
il y a souvent des idoles qui représentent la divinité à laquelle le mort avoit
eu pendant sa vie le plus de dévotion.
[Pages e58 & e59]
De-là vient apparemment la coutume qu'ont les Turcs, de faire enterrer avec
eux certaines sentences de l'alcoran, & celle que pratiquent quelques
superstitieux nazaréens de mettre dans les cercueils les images de leurs
patrons; comme tu vois, cette pratique vaine & peu sensée n'est point
nouvelle. C'est ainsi que la superstition se perpétue, & qu'une religion
adopte les chimeres & les puérilités des autres.
L'usage qu'ont certains nazaréens, d'attacher dans leurs temples des images,
ou certaines figures qu'ils appellent des voeux, ou des ex voto,
est encore pris des Egyptiens & des Grecs. Lorsqu'ils avoient fait quelque
naufrage, ou qu'ils avoient connu quelque danger éminent, ils en portoient
l'histoire peinte sur un tableau de médiocre grandeur; après qu'ils avoient par
ce moyen excité la charité & la compassion des peuples, ils consacroient
& déposoient ce tableau dans quelque temple de la divinité à laquelle ils
croyoient être redevables de leur conservation.
Ce qu'on faisoit, il y a deux mille cinq cents ans, se pratique encore
aujourd'hui. Les saints & saintes ont pris la place des anciens dieux &
déesses. Saint George occupe celle de Mars, & saint Antoine celle de Pan;
sainte Luce celle de Lucine, & sainte Cécile celle de Minerve. Il n'est
aucun corps de métier qui n'ait sa divinité particuliere. Les cordonniers ont
saint Crépin, les tailleurs sainte Placide, & les danseurs de corde saint
Pantaléon. Quoique ces derniers ne soient point unis en un seul corps,
cependant, le danger où ils sont de se casser les bras & les jambes, les a
obligés, en faveur de la conservation de leurs membres, de se choisir un patron
qui en prît un soin particulier.
Lorsque j'étois à Vienne, j'ai été plusieurs fois dans des églises
nazaréennes, dont les murailles étoient toutes couvertes de cuisses, de têtes,
de mains, de bras & de pieds, &c. le tout fait avec de la cire, &
offert au patron du temple, en reconnoissance des miracles qu'on s'imaginoit
qu'il avoit opérés. Cela forme le plus plaisant objet du monde, mais en
même-tems le plus ridicule.
Un nazaréen, qui n'avoit pas beaucoup de foi aux jambes de cire, m'a raconté
une assez plaisante histoire, lorsque j'étois en Allemagne. Il disoit, qu'un
nommé Michon, qui avoit eu le bonheur d'épouser sa maîtresse, s'étoit surpassé
dans les premiers mois de son mariage.
[Pages e60 & e61]
Il étoit d'un tempérament vigoureux: l'amour sembloit augmenter ses forces:
& madame Michon son épouse louoit le ciel de lui avoir donné un mari, qui
s'acquittât aussi bien du devoir conjugal. Cependant, tout-à-coup, un fâcheux
accident vint troubler la félicité d'un aussi heureux mariage. Monsieur Michon
n'étoit ni devot, ni mari fidèle: & quoiqu'il aimât sa femme avec beaucoup
de passion, il crut qu'il pouvoit user de la maxime des petits-maîtres, qui
seroient honteux de s'assujettir aux usages ordinaires. Un jour ayant soupé avec
ses amis, & le vin réveillant en lui certains desirs de concupiscence, il
alla dans certain temple de Venus, y offrir un sacrifice à cette déesse; la
prêtresse, qui reçut son offrande, lui rendit en échange des fruits qu'il
n'auroit apparemment point cueillis dans le jardin de l'hymen. Quelque tems
après, monsieur Michon, s'appercevant de ce funeste présent, en fut très-fâché
& très-embarrassé. Il imposa dès-lors un jeûne très-austère à madame Michon,
qui de son côté, surprise de la conduite de son mari, & accoutumée à une
autre façon de vivre, fut très mortifiée de la rude pénitence qu'on lui faisoit
faire. Elle patienta pendant quelque tems; mais enfin lassée de la chaste
retenue de son mari, elle s'enhardit à lui en demander la raison. Je ne
sais, lui dit-elle, monsieur Michon, à quoi attribuer votre indifférence:
mais il me paroît que nous vivons depuis quelque tems d'une maniere bien
froide. Ce discours fit frémir son mari, qui n'eût pas voulu pour tous les
biens du monde, lui avouer qu'il avoit été puni de son infidélité. Cependant il
falloit répondre, & il n'y avoit point moyen de s'en défendre. Il prit donc
tout-à-coup sa résolution, & poussant un grand soupir: «Hélas, dit-il,
madame Michon, il m'est arrivé le plus grand des malheurs.» A ces discours, sa
femme fort alarmée le presse de s'expliquer. Hé quoi! s'écria-t-elle,
avez-vous quelque chose de caché pour moi? Pouvez-vous me déguiser vos
sentimens? Qu'est donc devenu cet amour, que vous m'avez juré devoir durer
éternellement? «Je vais, répondit monsieur Michon, vous révéler une aventure
qui me désespere. J'allai me promener l'autre jour avec quelques-uns de mes amis
dans une maison de campagne peu éloignée de la ville. Voulant y sauter un fossé
qu'on avoit fait pour conduire de l'eau dans une prairie, le pied me glissa
malheureusement: je fis un effort, pour me retenir, & la secousse que j'en
ressentis fut si grande...... oserai-je achever? Hélas! je me démis, non pas le
pied ni la jambe, mais quelque chose de bien plus essentiel à notre mutuelle
union.» Miséricorde! s'écria madame Michon. Que me dites-vous là?
Est-il possible?...... «Oui, ma chere épouse, reprit monsieur Michon d'un air
fort affligé. Il n'est rien de si certain. Mais quel que soit mon malheur, il
n'est point sans remede. Un habile chirurgien entre les mains de qui je me suis
mis, m'a assuré, que dans six semaines je serois guéri radicalement, & que
je ne me ressentirois plus de cet accident.» Vous me rassurez,, repliqua
madame Michon, & j'ai cru votre mal beaucoup plus long & plus
dangereux. Mais il faut ne rien négliger de ce qui peut contribuer à votre
guérison: & je vais faire offrir un voeu à saint Pantaléon. C'est à lui
qu'on s'adresse pour les ruptures d'os & les foulures de nerfs: & je ne
doute pas que vous ne soyez bien-tôt hors d'affaire par son secours. Madame
Michon ne tarda point à mettre son dessein en exécution: elle fit représenter en
cire la partie affligée de son mari & elle courut au temple des cordeliers
pour l'y faire exposer en place honorable. Un jeune enfant portoit cette
offrande, dans un bassin couvert d'un linge. Le moine qui devoit faire la
cérémonie ordinaire, ayant ôté ce linge, demeura extrêmement surpris à cet
aspect, & détournant les yeux: Otez cela, dit-il au jeune enfant.
Mon pere, lui répondit-il d'une voix douce & modeste, c'est un
voeu de madame Michon. Otez cela, vous dis-je, reprit le moine en courroux,
& dites-lui que nous en avons dans le couvent d'incomparablement
meilleurs._ Madame Michon perdit donc ainsi son étalage: & peu après son
mari n'en fut pas moins guéri.
Les nazaréens sont les premiers à tourner leurs superstitions en ridicule:
malgré cela, ils en sont esclaves. C'est-là une marque évidente, mon cher
Monceca, du peu de solidité de leur jugement. Je ne comprends qu'avec peine,
comment les hommes agissent d'ordinaire si différemment de la façon dont ils
pensent. On est surpris de voir faire quelquefois des actions les plus
extravagantes à des gens dont les discours sont très-sensés. On diroit à les
ouir, qu'ils sont faits pour être les précepteurs du genre humain: dès qu'on
examine leur conduite, l'homme de sens s'évanouit, il ne reste plus que le
superstitieux, l'étourdi & le débauché.
[Pages e64 & e65]
Je reviens, mon cher Monceca, aux tombeaux des anciens Egyptiens. Tu sais que
les fameuses pyramides étoient ceux des souverains. Les grands en avoient aussi
fait construire quelques unes, pour leur servir de mausolées. Elles sont situées
le long du Nil; & on les appelle les petites pyramides. Quant aux simples
particuliers ils se faisoient inhumer dans des cavaux qu'on avoit pratiqués en
grand nombre dans une plaine sablonneuse située auprès des pyramides
méridionales. Lorsqu'on les avoit enterrés dans ces tombeaux, on mettoit sur la
pierre qui en fermoit l'entrée quatre ou cinq pieds de sable: ce qui ne
contribuoit pas peu à conserver les corps, en empêchant qu'ils ne prissent aucun
air extérieur. Indépendamment de cette précaution, il n'y avoit aucun Egyptien
qu'on n'embaumât après sa mort, avec des drogues plus ou moins cheres, selon que
ses héritiers étoient en état de pouvoir les payer.
La superstition étoit encore la cause de ces soins funèbres. Les prêtres
assuroient les peuples, qu'il se faisoit, dans un certain nombre de milliers
d'années,une révolution totale; & que ceux, dont les corps n'avoient point
été détruits, reprenoient ces mêmes corps en retournant à la vie. Chacun, par un
amour-propre naturel à tous les hommes, bien aise de retrouver son même étui,
ordonnoit à ses héritiers de prendre grand soin de son corps. Ce qui m'étonne,
c'est que les bossus, les boiteux, les borgnes & tous les autres estropiés,
eussent autant d'inclination à venir habiter une seconde fois un logement aussi
désagréable & aussi incommode. Il falloit apparemment, que les Egyptiens
crussent aussi, que lorsqu'on perdoit son corps, on n'en recouvroit point
d'autre. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils n'ont travaillé que pour les
cabinets des curieux d'aujourd'hui & pour les boutiques de nos apothicaires.
Parmi les corps des grands hommes morts depuis plusieurs siécles, & qui
se conservoient encore du tems d'Auguste, les historiens font mention de celui
d'Alexandre le grand.
[Pages e66 & e67]
Ils disent qu'Auguste, étant en Egypte, eut la curiosité d'aller visiter le
tombeau de ce fameux prince, & qu'il y vit son corps conservé dans une
chasse de verre, qu'on avoit substituée à une d'or qui avoit été enlevée par
Seleucus-Cybiosactès. (1)
[(1) Suetonius, in Octav. cap. 18. Dion. Cass. ib. I, pag. 454. Strabo, lib.
17. pag. 794.]
C'est en vain, mon cher Monceca, que les souverains, qu'on a le plus craints
& le plus redoutés pendant leur vie, pensent que le respect, qu'on a eu pour
eux, continuera après leur mort. Le tems affranchit les hommes d'une attention
servile; il les égale en quelque maniere, & les tombeaux des anciens rois
d'Egypte, celui d'Alexandre, & ceux de bien d'autres héros, ont été violés,
comme ceux des simples particuliers. On ne les a pas même épargnés dans un tems
où la mémoire de ces princes étoit, pour ainsi dire, encore récente. On adore
les monarques pendant qu'ils vivent, sans cesse une foule de courtisans leur
offre des voeux: mais,
Ont-ils rendu l'esprit, ce n'est plus que poussiere,
Que cette majesté
si pompeuse & si fiere,
Dont l'état orgueilleux étonnoit l'univers;
Et dans ces grands tombeaux, où leurs ames hautaines
Font encore les
vaines,
Ils sont rongés de vers.
Là se perdent ces noms de maîtres de la
terre,
D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre:
Comme ils n'ont
plus de sceptre ils n'ont plus de flatteurs:
Et tombent avec eux d'une chûte
commune
Tous ceux que leur fortune
Faisoit leurs serviteurs. (1)
[(1) Oeuvres de Malherbe.]
Voilà, mon cher Monceca, ce que deviennent ces monarques si craints & si
redoutés.: & on ne sauroit mieux exprimer la chûte de leur grandeur, que l'a
fait Malherbe. La premiere fois que je lus les ouvrages de ce poëte, je fus
charmé de cet endroit. Un François établi à Pera, m'en avoit fait présent: je
les ai toujours chérement conservés depuis; les regardant comme dignes d'être
comparés à ceux d'Horace.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content, heureux & satisfait; &
donne-moi de tes nouvelles.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXXXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je t'écrivis dans ma derniere lettre ce que je pensois sur la plûpart des
souverains, que les hommes ont placés au rang des demi-dieux: & je donnai
hardiment la préférence à Henri IV roi de France, sur tous les autres. J'ai
réfléchi depuis à ce que j'avois soutenu; & plus j'y ait fait attention,
plus je me suis persuadé de la vérité de mon sentiment. Je suis si pénétré des
vertus de ce monarque, que je pense, que les maux dont la France fut assaillie
sous la minorité de Louis XIII son fils, furent une juste punition du peu de
soin qu'on avoit eu de venger sa mort. On se contenta de punir son assassin; la
perte de ce grand roi n'entraîna simplement après elle que le supplice d'un
scélérat. C'étoit dans des mers de sang, qu'il falloit noyer tous ceux dont les
actions ou les discours pouvoient avoir occasionné cet infâme parricide. Les
proscriptions, dont les Triumvirats accablerent autrefois Rome, eussent été
justement renouvellées dans une occasion si funeste: il falloit immoler sur le
tombeau de ce généreux prince, tous ceux qu'un juste soupçon ne rendoit que trop
coupables. Il semble que le ciel ait voulu se réserver à lui seul la vengeance
de ce crime, pour la rendre plus terrible; & qu'il ait agi différemment de
ce qu'il fait ordinairement. Car la providence permet rarement que les assassins
évitent ici bas la peine dûe à leur crime; surtout, quand c'est un prince à qui
ils ont ôté la vie. L'assassinat de César est une preuve évidente de ce fait.
L'histoire nous apprend, que de soixante personnes qui conjurerent contre lui,
aucune ne mourut de mort naturelle. Ils périrent tous malheureusement, &
firent une fin tragique & funeste; Cassius,qui vécut le dernier, eut un sort
tout aussi triste que les autres. (1)
[(1) Plutarc. in J. Caesare. Sueton in Jul. Caesar. cap. 80. Eutrop. lib, 6.
circa finem.]
La divinité attentive au bonheur & à la tranquillité des hommes, semble
être engagée à punir dès ce monde, ceux qui sont assez méchans pour oser
s'attaquer à la personne des princes.
[Pages e70 & e71]
Considere, mon cher Isaac, une chose qui paroît surprenante, mais qui n'en
est pas moins véritable. Presque tous les monarques nazaréens, qui ont été
assassinés, l'ont été par des moines, ou par des gens dont ils conduisoient la
main. Ce fut un dominicain qui empoisonna l'empereur Henri VII, & qui eut
recours pour exécuter un si exécrable dessein, à la principale des cérémonies de
sa religion. Un autre moine du même ordre, enfonça un poignard dans le sein de
Henri III roi de France. Un jésuite (1) sollicita & corrompit un jeune
fanatique (2) pour égorger le meilleur roi de l'univers. (3)
[(1) Jean Guignard.
(2) Jean Châtel.
(3) Henri IV.]
Que de maux n'ont-ils point faits tous ensemble? Et malgré cela, ceux qui
devroient le plus les haïr & les détester, les souffrent auprès d'eux, par
une imbécillité inconcevable.
On assure que Louis XIII, dont je viens de te parler, frémissoit lorsqu'il
voyoit un moine, & qu'il ne soutenoit sa vue qu'avec répugnance. Je le
croirois sans peine. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est encore aujourd'hui
défendu aux moines, d'entrer sans permission dans le château de Versailles,
& par tout où le roi se trouve. J'ai appris cela, lorsque j'étois à Paris;
tu peux compter qu'il n'est rien de si certain.
Malgré toutes les marques de mépris, dont on accable les moines dans
certaines occasions, je crois qu'on peut dire d'eux ce que disoit Tacite des
astrologues, contre lesquels on rendoit sans cesse des arrêts: on vouloit tous
les jours les chasser de Rome; mais ils y restoient cependant toujours. (1)
[(1) Genus hominum potentibus infidum, sperantibus fallax, quod in
civitate nostrâ, & vetabitur semper, & retinebitur. Tacit. Histo.
liv. I.]
C'est là l'affaire des nazaréens, & non pas la nôtre. Ils veulent être
gouvernés par des moines. Est-ce à nous à le trouver mauvais? Laissons-les donc
dans leur aveuglement, & venons à quelque chose de plus gai.
Je dois m'embarquer incessamment pour l'Angleterre, avec deux hommes d'un
caractère fort différent. L'un est un partisan outré de la musique Italienne,
grand voyageur de son métier, & qui vient actuellement d'Italie, où il a été
pendant long-tems. Il ne parle que de concerts, de symphonies, de
virtuosi, de sonates, de motets, de cantates, &c.
[Pages e72 & e73]
L'autre est un métaphysicien toujours rêveur, occupé d'accorder les différens
systêmes de Descartes, de Gassendi, de Locke, & de Mallebranche. Il est
distrait dans la conversation, & à peine peut-on lui arracher quatre paroles
dans la journée. Il se tourmente quelquefois, frappe du pied & se ronge les
ongles: & lorsqu'il ne peut développer quelque question épineuse, on diroit
qu'il est attaqué de quelque maladie aigue, tant il paroît inquiet &
troublé. Il arrive quelquefois, que lorsqu'il est dans ses profondes
méditations, le voyageur, ou plutôt l'amateur de musique, vient le consulter sur
la beauté d'un air, monsieur, lui dit-il, je vous, prie de me dire
votre sentiment sur cet air en E si mi. Ecoutez. A ces mots, il se met à
chanter; & tandis qu'il fredonne sa chanson Italienne, le sévere
métaphysicien leve les épaules, tourne les yeux vers le ciel, & donne au
diable dans le fond de son coeur, & la musique & le musicien. Il songe à
s'éloigner, & à passer dans un autre chambre. Mais le voyageur le saisissant
par le bras, Ha, monsieur, reprend-il, écoutez, je vous prie, comme
cet air entre du majeur au mineur, & comme il retombe ensuite
dans le majeur....Ah! que voilà qui est beau! Morbleu? On ne peut rien de
mieux. Ce Vinci est un grand homme! J'aimerois ma foi mieux avoir fait
son opera d'Artaxerxe, que d'être roi de Corse. Avouez, que tous vos philosophes
jouent un petit rôle dans le monde, eu égard aux grands musiciens.
Ces derniers mots réveillent l'attention du métaphysicien: & quelque
occupé qu'il soit, il ne peut souffrir qu'on ose blasphêmer ainsi contre les
grands hommes dont il est disciple. Vous pensez donc, lui dit-il avec un
ris moqueur, qu'un musicien soit dans le monde un homme bien respectable;
& qu'il faille beaucoup de science & de génie pour chanter re mi fa
sol? Allez, monsieur, allez: vous voulez badiner. Apprenez-moi, je vous prie,
à quoi la musique est utile dans le monde. A rien; ou tout au plus, à divertir
quelques femmelettes & quelques petits maîtres. Mais la philosophie apprend
à tous les hommes à se conduire sagement. C'est elle qui leur donne des moeurs
pures, qui leur enseigne à savoir mettre un frein à leurs passions: & il
n'est aucun secret dans la nature, qu'elle ne développe. Elle satisfait tout à
la fois, & l'esprit & le coeur.
[Pages e74 & e75]
«Dites-moi, je vous prie, reprit le musicien. Vous êtes philosophe, ou du
moins, étudiez-vous, la philosophie. Etes-vous fort content, & fort
tranquille? Vous auriez de la peine à me persuader cela. Je vous vois sans cesse
agité. Vous n'avez pas un seul moment de repos. Vous mangez, sans savoir si vous
mangez; & vous parlez souvent de même. Vous êtes si occupé de vos idées
chimériques, qu'à peine distinguez-vous quelquefois s'il est jour, ou nuit. Du
moins cela vous devient inutile. Car, vous pensâtes hier vous jetter dans un
bassin rempli d'eau: & si moi, musicien inutile, je ne vous eusse point
retenu par le juste-au-corps, toute votre philosophie couroit grand risque
d'être noyée. Comment voulez-vous donc me persuader qu'une science qui
transporte les sens jusqu'au point de ne pas appercevoir un réservoir rempli
d'eau au bout d'une allée, soit quelque chose de bien essentiel pour acquérir la
sagesse? Je regarde en vérité les philosophes comme une espèce de gens assez
comiques. Ils veulent lire ce qui est dans les cieux, & ne s'apperçoivent
pas de ce qui est à leurs pieds.(1)
[(1) Quod est ante pedes nemo spectat: caeli scrutantur plagas. Cicero
de divinat. lib. 2.]
«Vous méprisez la musique; mais je vous défie de me prouver qu'elle soit
nuisible comme cette espèce de fanatisme, que vous appellez philosophie. Si elle
ravit les sens, c'est d'une façon douce qui les met dans un repos tranquille,
sans les assoupir entierement.
«Examinez un homme qui sort de l'opera. Vous le verrez pendant plus d'une
demi-heure presque marcher en cadence. S'il est encore jeune, & qu'il ait le
jarret souple, il fera quelques cabrioles, ensuite il répétera quelques airs
qu'il aura retenus. Il abordera une femme d'une façon aussi galante qu'Atis
aborde Sangaride. Tout rit, tout se ressent en lui du spectacle enchanteur dont
il sort. Voyez au contraire, un homme qui vient d'un collége de quelque
université. Il a l'oeil hagard, l'air farouche; il marmote entre ses dents
quelque syllogisme, ou quelque enthymême.
[Pages e76 & e77]
«En sortant de disputer, il se prépare à quelque nouvelle attaque; il arrange
les argumens dont il veut accabler ses adversaires. Il est toujours de mauvaise
humeur; toute sa science & sa philosophie ne servant qu'à le tourmenter.
«Dites-moi, je vous prie, quelle est la chose la plus utile à la société, ou
celle qui tourmente les hommes, les transporte hors d'eux-mêmes, & qui, sous
l'espoir d'une sagesse imaginaire, les rend fous, ou celle qui les amuse
agréablement, qui dissipe leur chagrin, & qui sert à les entretenir dans un
état tranquille? C'est-là la différence qu'il y a entre la musique & la
philosophie. Vous direz tout ce que vous voudrez, mais je n'en démordrai point.»
Vous ferez bien, répondit le métaphysicien avec un air de mépris.
Je vous conseille de passer toute votre vie en chantant. Vous aurez cet
avantage avec les cigales. Quant à moi, je crois que dieu m'ayant donné la
faculté de penser, je dois en faire usage. Je n'empêche point que vous oubliiez
les faveurs que vous avez reçues de la nature. Mais permettez que je tâche de
les mettre à profit.
«Vous appellez penser, reprit le musicien, s'égarer dans de vastes idées,
s'abandonner entiérement à des chimeres, & laisser courir son imagination
déréglée. Quant à moi, j'appelle penser faire usage de ma raison, m'en
servir pour me conduire & pour m'aider dans mes besoins. Je crois qu'il vaut
beaucoup mieux ne point chercher à approfondir des choses au-dessus de notre
portée, & savoir se procurer le nécessaire, vivre commodément & à son
aise, manger, boire, dormir, chanter, user enfin des jours que le ciel nous
donne, & ne point les consumer dans une inutile méditation. Dites-moi, je
vous prie, de quels maux la science guérit-elle? Jamais un homme, étudiant une
question de métaphysique, a-t-il dissipé la migraine dont il étoit incommodé? Je
suis certain, au contraire, qu'il n'a fait que l'augmenter, & qu'il eût
beaucoup mieux valu pour lui, qu'il eût entendu jouer une ouverture d'opera, ou
quelque morceau de symphonie, qui eussent agréablement occupé son esprit.
[Pages e78 & e79]
«Lorsqu'une personne est attaquée de vapeurs hystériques, qu'elle est sujette
à la mélancolie, à quoi sert votre philosophie, qu'à la rendre entierement
folle, & à exciter en elle de nouveaux mouvemens de mélancolie? Mais si elle
entend le son de quelque instrument, aussi-tôt son humeur noire se calme, elle
revient à elle-même, & la musique lui rend l'usage de sa raison. Que peut-on
proposer de plus favorable à l'harmonie, que l'effet qu'elle produit en Italie,
lorsqu'un homme est mordu d'une Tarentule? Allez-lui faire des discours de
philosophie, parlez-lui des systêmes de Gassendi & de Descartes, vous verrez
si cela l'empêchera de crever. Mais, jouez-lui un air de violon: aussi-tôt la
malade saute, danse, cabriole; & la musique est le seul remede qui puisse
lui rendre la santé & lui conserver la vie. Après avoir bien pirouetté, las
& fatigué, il s'endort, & son réveil est suivi d'une parfaite guérison.
Toute votre philosophie a-t-elle jamais rien produit de semblable?»
Je ne sçais, mon cher Isaac, si les conversations de mes compagnons de voyage
pourront te divertir. Quant à moi, je t'avouerai naturellement que je les trouve
fort plaisantes, & qu'elles me font passer d'agréables momens.
Porte-toi bien: vis content & heureux; & que le Dieu de nos peres te
comble de bénédictions.
De Hambourg, ce...
***
LETTRE CXXXII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Les persécutions, mon cher Monceca, auxquelles nos freres sont exposés dans
ce pays, m'ont fait faire plusieurs réflexions sur les maux réciproques que les
nazaréens se sont mutuellement causés, & qui n'ont été occasionnés que par
l'affreuse maxime qu'il est non-seulement permis, mais même nécessaire
d'exterminer les hérétiques. Les conséquences qui découlent de ce principe
cruel, sont également pernicieuses pour toutes les diverses croyances; &
ceux qui soutiennent cette impiété, ne pensent point qu'ils peuvent être exposés
aux mêmes supplices qu'ils destinent à leurs adversaires. S'ils réfléchissoient
sur les inconvéniens qui naissent de la persécution, ils changeroient bientôt de
sentiment.
[Pages e80 & e81]
Les personnes, qu'on regarde comme hérétiques dans un pays, passent pour
orthodoxes dans un autre: & ceux, tout au contraire, qui croyent être
orthodoxes, y sont regardés comme hérétiques. Cette vérité devient évidente,
pour peu qu'on examine les différentes religions dominantes qui sont établies en
Europe. Un protestant est un hérétique à Paris: à Londres, c'est un élu du
Seigneur. Un papiste est regardé comme un idolâtre en Angleterre; on croit en
France qu'il n'est point de salut pour quiconque ne pense pas comme lui. Voilà
donc diverses nations d'une croyance entièrement opposée, qui pensent que ceux
qui ne suivent point la religion qui domine chez elles sont hérétiques. Or,
supposons que le principe abominable des inquisiteurs soit également admis par
tous les peuples; dans quelles horreurs, dans quel carnage le monde entier
n'est-il pas plongé? En Portugal, en Espagne, en France, en Italie, en Autriche,
en Bohême, en Pologne, &c on égorge, on brûle, on roue, on massacre les
luthériens, les calvinistes, les anglicans, les presbytériens, &c. En
Hollande, en Angleterre, en Suède, en Danemarck, en Prusse, on tenailleroit, on
égorgeroit & l'on pendroit les papistes, si certains ecclésiastiques en
étoient crus, & si le magistrat n'avoit pas plus d'humanité que le clergé.
En Moscovie, on tyrannise & condamne à mort les protestans & les
catholiques Romains, comme également hérétiques & opposés à la croyance de
l'église Grecque. En Turquie, ces mêmes Moscovites sont immolés à la gloire de
Mahomet, & en Perse à celle d'Aly.
Voilà, mon cher Monceca, les horreurs, les crimes & les impiétés qui
découlent naturellement de la maxime qui veut qu'on persécute les hérétiques,
& qu'on les oblige à changer de sentimens par les supplices & les
tortures. Si ceux, qui se disent être animés d'un véritable zéle pour la gloire
de Dieu, l'étoient réellement, ils se garderoient bien de vouloir convaincre
l'esprit & le coeur par des violences contraires à la loi naturelle, & à
l'idée que tous les hommes qui font usage de leur raison, ont de la Divinité;
ils verroient, en persécutant leurs adversaires, à combien de maux ils exposent
leurs freres, qui se trouvent répandus, en grand nombre dans d'autres pays.
[Pages e82 & e83]
Mais comme la seule passion, ou plutôt la seule rage les fait agir, pourvu
qu'ils viennent à bout de leurs desseins dans les pays où ils sont les maîtres,
ils ne s'embarrassent gueres de ce qui peut arriver ailleurs.
Les catholiques Romains, ou plutôt la cour de Rome, les ecclésiastiques &
les moines, ont employé toutes sortes de moyens pour faire exiler de France tous
les protestans. Après bien des meurtres & du carnage, on est ainsi venu à
bout d'exécuter ce projet. Mais qu'en est-il arrivé? La religion Romaine a
souffert peu après un des plus grands échecs qu'elle pouvoit essuyer.
L'Angleterre a totalement proscrit le papisme: il en a couté trois royaumes à un
roi assez malheureux, ou plutôt assez imbécile, pour se laisser conduire par des
prêtres; & les protestans, qu'on avoit bannis de leur patrie, ont servi de
prétexte à l'exil d'un nombre infini de papistes, qui ont été chassés à leur
tour, & dépouillés de leurs biens.
Pendant qu'on détruisoit à Paris tout ce qui pouvoit avoir la moindre
affinité avec le protestantisme, le prince d'Orange profitoit habilement de ces
vexations; il eût été bien fâché qu'on eût agi plus modérément avec les
réformés, dont il tira dans la suite de très-grands services. Ce fut en partie à
ces persécutions des ecclésiastiques, que ce prince fut redevable de la couronne
de la Grande-Bretagne. Si les jésuites n'eussent point occasionné, par leur
envie de dominer, toutes les sottises que fit le roi Jacques, jamais Guillaume
III. n'eût eu l'occasion de passer en Angleterre, sous le prétexte de maintenir
les droits & les libertés de la nation opprimée. Tous les historiens avouent
que l'attachement & la soumission que Jacques avoit pour les jésuites,
alloient jusqu'à l'excès. Madame de la Fayette, quoique que zélée catholique,
avoue néanmoins dans ses mémoires de la cour de France pendant les années
1688 & 1689, que lorsqu'on connut en France le caractère de ce prince,
on n'eut plus pour lui qu'une pitié qui n'étoit pas éloignée du mépris.
L'archevêque de Rheims, Maurice le Tellier, dit cette dame (1), en
voyant venir ce prince, de la messe, ne put s'empêcher de dire d'un ton
ironique: Voilà un fort bon homme; il a quitté trois royaumes pour une
messe. On regarda aussi comme une chose de mauvais goût, qu'il fût, sans
cesse, obsédé des jésuites, & qu'il affectât de dire qu'il étoit de leur
société.
[Pages e84 & e85]
Les continuateurs de l'histoire d'Angleterre de Rapin-Thoyras,
quoiqu'ennemis déclarés du protestantisme, n'ont pourtant fait aucune difficulté
d'adopter ce morceau singulier & caractéristique, & d'y ajouter ce qui
suit: On alla jusqu'à lui faire sécretement un crime de ses malheurs, parce
qu'il alloit engager la France dans une guerre onéreuse, & dont on prévoyoit
l'inutilité. (1)
[(1) Continuation de Rapin-Thoyras, tome 11, pag. 41.]
Ce n'étoit point le roi Jacques, mon cher Monceca, à qui les François
devoient s'en prendre des embarras qu'ils prévoyoient qu'il leur causeroit.
C'étoit à ceux qui lui avoient donné des conseils pernicieux, & qui
l'avoient conduit dans un abîme duquel il ne put jamais sortir. Les malheurs de
ce roi étoient une suite de l'ambition des jésuites, & de la pernicieuse
maxime, qu'il faut employer toutes sortes de moyens pour détruire les
hérétiques. Les Anglois avoient devant leurs yeux l'exemple des protestans
François: & ils craignoient, avec raison, de se trouver un jour dans le même
cas. Si le roi, disoient-ils, commence à diminuer nos privilèges &
à augmenter ceux de nos adversaires, nous serons peu-à-peu réduits dans un état
à ne pouvoir plus nous garantir des fureurs de la cour de Rome. On emploie
aujourd'hui l'artifice: bien-tôt on agira contre nous à force ouverte. Les
protestans François conserverent le trône à Henri IV. Tant qu'il vêcut, ils ne
furent point opprimés; mais peu de temps après sa mort, on commença à les
chicaner, & puis à les persécuter. On les a enfin proscrits, & ils ont
ressenti les funestes effets de la pernicieuse & abominable maxime, que tous
les moyens qu'on emploie pour exterminer les hérétiques, sont permis par les
loix divines & humaines. Prévenons donc l'orage qui nous menace. Etouffons
le serpent que nous nourrissons dans notre sein: & donnons le coup mortel au
papisme, en détrônant un roi qui le protége, & qui le veut établir sur la
ruine de nos libertés & de notre religion. S'il y a quelque chose de honteux
dans l'action que nous allons entreprendre, nos ennemis ne sont point en droit
de nous le reprocher. Nous ne nous révoltons que contre un souverain papiste:
& ne nous en ont-ils pas donné l'exemple, en refusant de reconnoître un roi
protestant? N'ont-ils pas publié un million d'écrits, pour prouver que les
sujets n'étoient point obligés de se soumettre à un prince hérétique? Leurs
prédicateurs n'ont-ils pas prêché pendant plus de dix ans cette odieuse maxime
au milieu de Paris? Aujourd'hui, nous voulons bien adopter leur sentiment: nous
ne faisons autre chose que de détrôner un roi atteint & convaincu de
papisme, que nous regardons, avec raison, comme la plus monstrueuse hérésie.
[Pages e86 & e87]
Considère, mon cher Monceca, dans le discours de ces Anglois, les funestes
effets des représailles des guerres de religion. Examine, en même-temps, les
crimes dans lesquels la fureur des sectes différentes a jetté des nations
entières. Car enfin, malgré les risques que couroient les protestans
d'Angleterre, je ne sçaurois approuver leur conduite: je suis fermement persuadé
qu'il n'est jamais permis aux sujets de se révolter contre leurs souverains:
& c'est un principe que je t'ai souvent entendu défendre avec beaucoup de
vivacité. Cependant, dès qu'on admet qu'il est permis de manquer de parole aux
hérétiques, & de les contraindre à croire par force, on ouvre la porte à
tous les désordres, on ébranle le trône des rois, on souffle l'esprit de
rébellion sur le peuple, qui n'est que trop facile à séduire.
Si l'on établissoit une fois dans toute l'Europe, d'une manière ferme &
stable, que la religion n'a rien de commun avec le gouvernement, de quel bonheur
tous les peuples ne jouiroient-ils pas, & quelle tranquillité les rois ne
goûteroient-ils point sur leur trône? Que leur importe-t-il, que quelques-uns de
leurs sujets chantent en François, en Anglois, en Hollandois ou en Allemand:
& que quelques autres psalmodient en Latin: qu'il y en ait qui s'assemblent
le Samedi, & d'autres le Dimanche, pourvu qu'ils aiment leur patrie, qu'ils
payent exactement les impôts, & qu'ils soient utiles à la société? Mais,
disent quelques politiques, dès qu'il y a plusieurs religions dans un état, il
est impossible qu'il n'y ait souvent des guerres civiles. Je conviens que cela
arrive, lorsqu'une de ces religions soutient & met en usage la pernicieuse
maxime, qu'elle doit employer toutes sortes de moyens pour détruire &
anéantir les autres, & qu'on voit quelquefois alors que toutes les sectes se
réunissent contre celle qui veut ainsi les tyranniser. Mais lorsque dans un état
sagement réglé, les peuples sont persuadés qu'il doit être permis à chacun de
penser, & de servir Dieu à sa manière, tout le monde y vit en paix & en
repos, quand même il y auroit cinquante religions différentes.
[Pages e88 & e89]
C'est-là une vérité qu'on ne peut nier. Il n'y a qu'à examiner ce qui se
passe en Hollande & en Angleterre. Combien de sectes différentes n'y a-t-il
pas dans ces pays? Cependant elles n'y causent aucun trouble. Les Juifs &
les anti-Trinitaires, les Quakres, les Anabatistes, les Luthériens, les
Réformés, les Anglicans, les Presbytériens, disputent bien quelquefois, mais ne
songent point à s'entre-détruire: & s'il est arrivé quelques troubles en
Angleterre au sujet de la religion, toutes ces différentes sectes semblent en
accuser l'esprit de révolte & de persécution de la Romaine, & font
entr'elles contre ses attaques, une ligue offensive & défensive. En effet,
elles craignent toutes également les suites du principe pernicieux, qui veut
qu'on extermine ceux qu'on appelle hérétiques. C'est ce que témoigne un auteur,
qui pouvoit, & devoit même être parfaitement instruit, & de la crainte,
& de la frayeur que les religions qu'on exerce en Angleterre avoient de la
Romaine, puisqu'il n'y en avoit aucune qu'il n'eût professée, pendant quelque
tems. Si quelqu'un, dit-il, demande jusqu'à quel point on doit tolérer
les différentes sectes? Je réponds que la tolérance doit être égale entr'elles,
& qu'il leur doit être permis de rendre raison de leur foi en toutes
rencontres, soit par des disputes & par des prédications dans leurs
assemblées publiques, soit par des livres imprimés. Quant au papisme, il doit
être entiérement privé du bénéfice de la tolérance: non pas comme étant une
religion, mais comme une faction tyrannique qui opprime toutes les autres, qui
ne se contente point de l'égalité, & qui veut encore dominer, & même
anéantir, tout ce qui lui est opposé. (1)
[(1) Milton, Oeuvres diverses.]
A ce passage notable du fameux Virgile Anglois, j'en joindrai un second d'un
autre illustre défenseur de la tolérance, trop zélé disciple de la philosophie,
pour être prévenu de préjugés contre aucune religion. Ne craignez pas,
dit-il, que les missionnaires s'amusent à se quereller, quand il faudra
mettre en pratique le dogme de la contrainte & des dragonades. Les Thomistes
& les Scotistes, les Molinistes & les Jansénistes, oublieront alors tous
leurs différends, & travailleront d'un concert admirable à l'exécution
du Contrains-les-d'entrer. (2)
[(2) Bayle, Dictionnaire historique & critique, tome 3, page
399.]
[Pages e90 & e91]
Une chose qui me surprend, mon cher Monceca, c'est que les Nazaréens Papistes
n'ignorent pas combien leurs violences portent de préjudice à beaucoup de leurs
freres. Ils sçavent, ils connoissent les persécutions qu'ils essuyent au sujet
de cette envie de dominer qu'on leur reproche. Et cependant, au lieu d'adoucir
leur maniere d'agir, ils se gouvernent toujours avec plus d'emportement, &
ne s'appliquent qu'à éterniser les persécutions, loin de penser à les terminer.
D'un autre côté, leurs adversaires, ne suivant que leur dépit, tourmentent
quelquefois des innocens, qui n'ont aucune part aux cruautés de leurs freres.
Qu'a de commun un papiste Anglois avec un jésuite Italien: & pourquoi
faut-il qu'il soit puni pour les crimes des autres? Il y a autant d'injustice à
tourmenter en Irlande un honnête-homme Catholique-Romain, qu'à bannir de France
un Réformé. Devroit-il y avoir des représailles au sujet de la religion? Quel
triomphe pour nous, mon cher Monceca, & quelle matière à réflexion pour un
Juif, que la conduite peu équitable de toutes les sectes Nazaréennes.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & vis content & heureux.
De Lisbonne, ce...
***
LETTRE CXXXIII.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je ne suis arrivé à Londres, mon cher Isaac, que depuis cinq ou six jours.
Ainsi il m'est impossible de pouvoir te donner une idée juste du caractère des
Anglois. J'apperçois bien des choses qui me frappent & qui me paroissent
dignes de l'attention d'un voyageur: mais je n'ai point encore eu le loisir de
les approfondir. Il est d'autant plus difficile de faire un portrait exact de la
nation Angloise, qu'elle a des vertus qui paroissent directement opposées à
beaucoup de vices dont elle n'est nullement exempte. Les contrariétés qui se
rencontrent dans les moeurs & dans la façon de penser des habitans de ce
pays, paroissent d'abord extraordinaires; ce n'est qu'après un mûr examen qu'on
doit se déterminer sur les qualités bonnes ou mauvaises qu'on leur attribue.
[Pages e92 & e93]
Pour donner une idée vraie & juste de cette nation, il faut se défaire
entiérement des préjugés, oublier qu'on est François, Allemand ou Italien: &
ne juger des hommes que par rapport aux notions que nous fournit la lumière
naturelle. Je crois que lorsqu'on agit de cette manière, on trouve que les
Anglois ont d'excellentes qualités, quoique mêlées de bien des vices. Mais comme
il n'est aucun peuple chez qui le bien ne soit accompagné du mal, si les Anglois
ont plus de vertus que de défauts, on ne peut, sans injustice, se récrier sur
leur caractère, & vouloir exiger qu'étant hommes, ils ne payent point le
tribut à l'humanité.
Je me suis apperçu, depuis que je suis ici, que les habitans de ce pays sont,
en général, grands, bien faits, souples & robustes. On dit qu'à ces qualités
ils en ajoutent beaucoup d'autres, qui ne regardent que l'esprit. Plusieurs
personnes m'ont assuré que chez les Anglois, les vertus de l'ame surpassoient
celles du corps. C'est de quoi je t'instruirai en détail dans mes lettres; &
je te ferai part de ce que je découvrirai sur ce sujet avec la sincérité d'un
philosophe qui regarde tous les hommes comme ne formant qu'une seule nation.
En arrivant à Londres, j'ai d'abord reconnu chez les Anglois cette
prospérité, cette magnificence, & cette abondance qui les caractérise chez
les étrangers. J'ai examiné si leur fierté, à laquelle on donne ordinairement le
titre d'insolence, méritoit une dénomination aussi injurieuse: & je n'ai
rien trouvé qui me parût devoir révolter si fort les esprits.
Si l'on jugeoit des Anglois par les discours des autres nations, & par
l'opinion qu'ils semblent avoir d'elles, on tomberoit souvent dans de grandes
erreurs. Les relations & les mémoires que bien des voyageurs ont donné au
public, se ressentent de la prévention que la plupart des peuples de l'Europe
ont prise, peut-être assez mal-à-propos, contre l'Angleterre. Il est pourtant
vrai que les Anglois ne laissent pas d'y avoir donné quelque sujet, ayant, en
général, le grand défaut de s'estimer infiniment plus que les autres hommes.
Ce défaut leur est commun avec tous les autres peuples: & c'est
généralement la folie de toutes les nations. A la vérité, l'Angloise la pousse
un peu trop loin. Comme elle est riche, puissante, &, par conséquent, en
état de se passer des autres, elle ne les ménage point assez. Mais tous les
contes que l'on débite de sa brutalité & de sa férocité, sont plus dignes de
pitié, que d'être démentis.
[Pages e94 & e95]
Il est pourtant vrai que les Anglois ne se soucient pas fort de connoître les
étrangers; & que lorsqu'ils les connoissent, ils leur font assez souvent
sentir qu'ils s'estiment beaucoup plus qu'eux. Je conviens que cela est
ridicule. Je ne prétends point excuser une fierté si déplacée, si contraire à la
bienséance, & peut-être à la raison. Mais entre la bonne opinion de
soi-même, & l'insolence, il y a une distance bien éloignée. Quel est l'homme
plus rempli de ce qu'il vaut, & plus infatué de lui-même, qu'un petit-maître
François? Et cependant, quel est l'homme plus revenant, plus poli, & plus
saluant que lui? A la vérité, les Anglois ajoutent à cette bonne opinion
d'eux-mêmes, la vanité de la trop faire sentir aux autres: c'est-là proprement
ce qui les rend haïssables.
Un étranger dans ce pays, entend très-souvent ses habitans faire hautement
leur panégyrique, & blâmer tout ce qui n'est point né chez eux. Ces manières
révoltent un voyageur. Il souffre à regret de voir mépriser ses compatriotes,
& d'être compris tacitement dans leur nombre. En arrivant dans sa patrie, il
oublie toutes les bonnes qualités des Anglois, & ne se souvient plus que de
leurs défauts, qu'il peint avec les traits que lui fournissent le dépit & la
vengeance.
J'ai cherché, mon cher Isaac, à découvrir les véritables raisons de l'orgueil
des Anglois, & les causes de leur mépris pour les autres peuples, &
sur-tout pour les François; & il ne m'a pas été difficile d'en venir à bout.
La conduite de ce peuple leur a donné une idée basse de son état, pendant qu'ils
se formoient du leur propre une idée fort magnifique. Ceux qui sont opulens,
& au milieu des richesses & de l'abondance, regardent avec un oeil de
pitié les autres hommes combattant contre l'indigence: & ceux qui dans ce
pays-ci, ne sont point riches, ne font point des efforts surprenans pour rendre
leur condition meilleure. Satisfaits d'un bien médiocre, & d'une liberté
qu'ils chérissent plus que tous les trésors, ils vivent tranquilles chez eux. On
ne voit guères d'Anglois aller chercher fortune. Ils rougiroient d'acquérir des
richesses par la profession d'aventurier. Leur commerce est leur seule
ressource. Aussi est-elle aussi noble qu'elle est utile à la société publique.
[Pages e96 & e97]
Il n'est point étonnant que des hommes qui pensent d'une manière aussi
philosophique que celle-là, méprisent des gens qu'ils voyent travailler à
acquérir des richesses par toutes sortes de moyens, dont plusieurs leur
paroissent très-honteux.
On peut dire que les Anglois qui sont riches, sont fiers & hautains à
cause de leur opulence: & que ceux qui n'ont qu'un bien médiocre, sont vains
& orgueilleux, parce qu'ils sçavent se contenter de leur médiocrité.
La grande quantité d'aventuriers dont la ville de Londres est remplie, ne
contribue pas médiocrement à décréditer en Angleterre les nations étrangeres,
& sur-tout la Françoise. Ceux qui n'ont jamais voyagé, se figurent que tous
les peuples ressemblent aux étrangers qu'ils voient, & ils jugent
témérairement de toute la piéce par de très-mauvais échantillons.
Voilà ce qui cause le mépris des habitans de ce pays pour tous les peuples en
général. A ce mépris ils joignent une haine marquée pour les François; si on
veut les en croire, peu s'en faut qu'ils ne leur refusent entiérement leur
estime. Le peuple en cela semble se réunir avec les grands, & toute la
nation Angloise paroît n'avoir qu'un sentiment touchant la Françoise. Plusieurs
raisons ont occasionné cette prévention. Les guerres presque continuelles de ces
deux nations, les intérêts particuliers qu'elles ont eu à démêler ensemble; la
religion enfin qui porte ordinairement l'esprit des hommes à l'extrême,
lorsqu'elle est mêlée avec la superstition.
Si les différends qui ont regné pendant long-temps entre la France &
l'Angleterre; avoient été de la même espéce que ceux que les Allemands ont eu
avec les François, la fin de la guerre auroit été celle de la haine de ces deux
nations. Quand on ne combat que pour la gloire & l'intérêt du souverain, dès
que le souverain est content, tout le monde l'est aussi: il ne reste plus aucun
souvenir de ce qui s'est passé. Quoiqu'il arrive souvent que des provinces
entieres changent de maître, leurs habitans n'en sont ni plus heureux, ni plus
malheureux. Ils ne perdent ni leurs biens, ni leurs privilèges. Ils conservent
sous leurs nouveaux princes, les avantages qu'ils possédoient sous l'ancien.
Mais lorsque la France & l'Angleterre se font la guerre, ce ne sont pas
seulement les souverains de ces deux états qui agissent: chaque particulier y
est intéressé.
[Pages e98 & e99]
Il y a autant d'ennemis particuliers, qu'il y a de marchands. Un vaisseau
François, pris par les Anglois, est une offense directement faite aux
propriétaires de ce bâtiment. Chaque Malouin, chaque Dunkerquois, devient
l'ennemi juré des négocians de Londres; & tous les corsaires François sont
autant de souverains qui ont des intérêts à démêler avec l'Angleterre.
Les guerres de l'Empire & de la France regardent les démêlés des deux
souverains. Celles des François & des Anglois intéressent chaque particulier
de ces peuples. Les sujets de leur division doivent encore accroître leur haine.
Très-souvent, la religion en a été la cause: & c'est, comme l'expérience ne
le démontre que trop, la source ordinaire des plus fortes antipathies que les
nations ayent les unes contre les autres.
Tous les hommes haïssent à l'excès ceux qui veulent violenter les
consciences; mais leur haine prend de nouvelles forces contre ceux qui, n'étant
ni leurs maîtres, ni leurs amis, ni leurs compatriotes, veulent se mêler des
affaires de leur religion. La retraite du roi Jacques en France, les secours
qu'on lui a donnés, les tentatives qu'on a faites plusieurs fois en sa faveur,
ont plus excité la haine des Anglois, que la durée d'une guerre de vingt années.
Une autre chose semble encore avoir occasionné la fierté & l'orgueil de
cette nation. C'est l'état de besoin & de misere, par conséquent de
soumission, de ce grand nombre de François qui passerent dans ce pays, lorsqu'on
proscrivit en France le protestantisme. Je conviens que des gens à qui l'on
enlevoit leurs biens, que l'on exiloit de leur patrie, & qui ne trouvoient
d'autres ressources que celles qu'ils rencontroient chez les Anglois, étoient
excusables d'avoir certaines attentions, qui, dans un autre temps, eussent paru
déplacées. Mais ils auroient dû s'en tenir là, & ne point prodiguer de
basses flatteries à des gens qui les méprisoient principalement à cause des
louanges qu'ils en recevoient.
Les Anglois qui passerent en France avec le roi Jacques, devoient servir
d'exemple aux François réfugiés. Ils étoient proscrits ainsi qu'eux: ils avoient
les mêmes sujets de plaintes; mais, distinguant leur patrie des particuliers qui
étoient à la tête du gouvernement, & de ceux qui avoient pris le parti du
roi Guillaume, ils étoient aussi bons Anglois à Saint-Germain, qu'ils l'eussent
été à Londres.
[Pages e100 & e101]
Comment seroit-il possible que des peuples, chez qui l'amour de leur pays est
profondément gravé dans leur coeur, & qui conservent leur fierté & leur
grandeur d'ame chez les étrangers, dans quelque état malheureux qu'ils y soient,
ne méprisassent pas des gens qu'ils voyoient décrier leur patrie, blâmer ce
qu'ils louoient quelques années auparavant, & approuver aveuglément tout ce
qu'ils condamnoient? Il est certain, mon cher Isaac, que cette conduite des
François a causé une partie du mépris que les Anglois ont eu pour eux. Ils
auroient trouvé les mêmes secours, en conservant dans leurs malheurs cette
fierté modeste qui convient à des gens qui ne veulent point acheter des
bienfaits aux dépens de ce qu'ils se doivent à eux-mêmes; & les Anglois les
en auroient beaucoup plus estimés.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & donne-moi plus souvent de tes
nouvelles.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXIV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je commence, mon cher Isaac, à connoître assez la nation Angloise pour entrer
dans un détail circonstancié. Je ne te parlerai point dans lettre des nobles,
qu'on doit diviser en plusieurs classes différentes. Je tâcherai seulement de
t'y donner une idée juste de tous les autres états.
Les Anglois n'ont point eu la sotte vanité d'avilir le commerce. Un négociant
chez eux est un homme qui tient un rang distingué, & qui sçait, en acquérant
des richesses, en procurer à sa patrie. On trouve communément dans ce pays des
fils de chevaliers qui commercent: & il est arrivé même quelquefois que des
lords n'ont pas cru qu'il fût honteux à leurs freres & à leurs enfans de
devenir négocians.
L'idée qu'on a des marchands en Angleterre, les rend entiérement différens de
ceux qu'on voit chez les autres nations. Comme leur état n'a rien qui ne doive
leur élever le coeur, ils pensent d'une manière presque inconnue aux négocians
François, Allemands, Flamands, Espagnols & Italiens.
[Pages e102 & e103]
Ils sont aussi sensibles à la gloire, qu'au desir d'amasser, &
s'intéressent autant au bonheur de leur patrie, qu'à leur félicité particuliere.
Cette façon de penser est une des principales causes de l'état brillant de leur
commerce. A Londres, chaque particulier négocie pour lui & pour son pays;
& l'amour de la patrie entre même dans les affaires d'intérêt.
Il est une autre chose qui ne se trouve que chez les commerçans Anglois;
c'est l'usage raisonnable & prudent que la plupart d'eux sçavent faire des
biens qu'ils ont acquis. Ils abandonnent le trafic, se bornent à vivre en
gentilshommes de campagne, & après avoir travaillé pendant quelques années,
ils donnent des bornes à leur ambition, & jouissent du fruit de leurs
travaux.
Il semble que ce soit un droit acquis à cette nation, de connoître les
privilèges de cette égalité que la nature a voulu mettre entre tous les hommes.
Non-seulement les marchands ne s'en laissent point imposer par des titres
fastueux mais le peuple même fait usage de sa raison dans les honneurs qu'il
rend aux grands: & dans les attentions qu'il a pour eux, il ne montre ni
cette crainte, ni cette admiration si ordinaire chez les autres nations.
Un seigneur ici n'est considéré qu'à proportion du bien qu'il fait. S'il est
bon, populaire, affable, généreux, il est estimé & révéré; l'on a pour lui
des égards qui le flattent d'autant plus, qu'il est assuré que s'il ne les
méritoient pas, il ne les auroit point. Si, au contraire, il n'a rien qui doive
lui attirer l'amitié & l'approbation du public, il est regardé comme un
homme inutile à l'état & à la société civile. Il jouit tristement de ses
prérogatives, & joue à Londres un rôle aussi peu gracieux que celui d'un
courtisan disgracié à Versailles. J'ajouterai à cela, mon cher Isaac, qu'il est
plus douloureux à un Anglois d'être méprisé de sa patrie, qu'à un François de
perdre les bonnes graces de son prince. Ce que je dis te paroîtra moins
étonnant, si tu penses que chez les Anglois la gloire & l'amour du pays sont
les deux passions dominantes.
Ce n'est pas dans la seule manière d'honorer les grands, que le bas peuple
ressemble au reste de la nation. Il a à peu près les mêmes vertus & les
mêmes défauts que les citoyens qui sont élevés au-dessus de lui. Comme tous les
Anglois se piquent de penser & de ne se conduire que par la raison, le bon
sens supplée au manque de l'éducation.
[Pages e104 & e105]
La façon dont le peuple est habillé en général, marque l'aisance dans
laquelle il est. On voit ici un air d'abondance qui regne chez les plus petits:
& c'est cette même abondance qui fait l'insolence de la populace & la
fierté des grands. La présomption est un défaut naturel à tous les habitants de
ce pays-ci. Dans quelque état qu'ils soient nés, ils s'estiment infiniment: il
leur suffit d'être Anglois; & cette qualité leur tient lieu de tout ce qui
peut leur manquer.
Je t'ai dit dans ma derniere lettre que cette nation a de grandes vertus
& de grands défauts, & qu'on apperçoit dans son caractère des
contrariétés étonnantes; & je vais t'en donner quelques exemples. Les
Anglois ont le coeur grand & noble: ils haïssent la trahison. Leur
générosité ne sçauroit souffrir que deux personnes se battent à armes inégales.
Un homme qui dans les rues de Londres donneroit des coups de bâtons à un autre
qui n'auroit que ses bras pour toute défense, seroit insulté par la populace.
S'il mettoit l'épée à la main contre un ennemi qui n'en auroit point, il
courroit risque d'être mis en piéces, ou jetté dans la Tamise par les garçons de
boutique du quartier.
Voilà des mouvemens d'une généreuse impétuosité, & l'on doit les
pardonner en faveur de l'intention. Mais ce même peuple qui ne sçauroit voir
battre deux hommes à armes inégales, aime, autant que les anciens Romains, les
combats des gladiateurs. N'est-il pas cruel de regarder avec un plaisir infini
tous les spectacles où l'on répand du sang? Lorsqu'il ne peut avoir des combats
de gladiateurs, il a recours à ceux des coqs, des dogues, des taureaux, &c:
il lui faut absolument de quoi contenter sa férocité; & au défaut d'hommes,
il immole des animaux.
Qui croiroit que des gens dont les amusemens sont si cruels, fussent humains
& charitables? Il est pourtant peu d'Anglois qui refusent l'aumône à un
pauvre, lorsqu'ils sont en état de la lui donner. Ils n'attendent pas même qu'on
demande: leur bonté & leur générosité vont au-devant des besoins de
l'indigent; & ils se contentent eux-mêmes en assistant les malheureux.
[Pages e106 & e107]
Une contrariété des plus singulieres de cette nation, c'est son mépris pour
la bagatelle, & en même temps sa folie & son amour outré pour les modes.
On est étonné de voir dans les mêmes personnes des sentimens & des
inclinations si opposées.
A cette premiere contrariété, on en peut joindre une seconde, qui n'est pas
moins surprenante. C'est un penchant naturel à la chicane. Lorsqu'on considère
le grand nombre de procès qui se jugent tous les jours à Londres, & qu'on
fait réflexion au bon sens & à la sagesse qui regne dans les discours &
dans les livres des Anglois, on seroit tenté de croire qu'ils parlent tous comme
des philosophes, pensent comme des procureurs, & agissent comme des
Normands; aussi descendent-ils de ces derniers. Ce qu'il y a certain, c'est
qu'on trouve autant de faux-témoins en Angleterre qu'en Normandie. Il semble
même qu'on ait ici quelque considération pour eux, & qu'on craigne d'en
détruire la race. On les punit si légerement, eu égard à la peine que mérite un
si grand crime, qu'il est beaucoup moins dangereux à Londres d'y faire le métier
de faux témoin, qu'il ne l'est à Paris d'y vendre des livres Jansénistes.
Quant à la religion, chaque Anglois paroît en avoir une à sa mode. Si l'on
obligeoit tous les habitans de cette isle de mettre en écrit leur profession de
foi, il y en auroit autant de différentes, qu'il y a de différens particuliers.
Cependant cette grande variété de croyance n'empêche pas que les Anglois ne
soient excessivement zélés pour le rite auquel ils sont attachés. Un Anglican
hait autant un Presbytérien, qu'un Janséniste hait un jésuite: le Presbytérien
rend parfaitement le change à l'Anglican; & ils se réunissent tous les deux,
pour regarder avec horreur un Papiste, qui les déteste à son tour encore plus
qu'ils ne le haïssent. (1)
[(1) Inde furor vulgi quòd numina vicinorum
Odit quisque locus; cùm
solos credat habendos
Esse deos quos ipse colit. Juvenal. Sat. 15].
Comment accorder une conduite aussi bizarre que celle-là, avec le bon sens
des Anglois, & la grande diversité d'opinions qu'il y a chez eux sur les
matieres de religion? On est forcé de convenir, lorsqu'on veut parler de
bonne-foi, qu'il est un certain genre de folie attaché à chaque nation; &
que la plus sage & la plus heureuse est celle dont les égaremens sont les
moins considérables.
[Pages e108 & e109]
Je crois, mon cher Isaac, que selon ce principe, les habitans de ce pays ont
de grandes obligations à la nature. Car, parmi les différentes folies qu'elle a
distribuées aux peuples qui forment ce vaste univers, celles des Anglois sont
des plus légères, & heurtent le moins la raison & le bon sens. Ils ont
bien des vertus à opposer aux défauts dont je viens de te parler. Ils montrent
une fermeté, qui dans les autres pays, semble être le partage des seuls
philosophes. Ils osent aller hardiment contre un usage établi, lorsqu'ils le
trouvent mauvais. C'est en vain qu'on leur dit que leurs peres l'ont approuvé,
& que plusieurs siécles semblent devoir le perpétuer. Dès que le bon sens
découvre le faux d'une coutume, rien ne peut les empêcher de la proscrire. Il
est fort ordinaire d'entendre dire à un Anglois: On a fait pendant deux ou
trois cens ans, une sottise; il faut s'il est possible qu'elle n'aille pas plus
loin, & que nos descendans ne fassent point contre nous les mêmes plaintes
que nous faisons aujourd'hui contre nos peres.
Il est beau, mon cher Isaac, de voir une nation entière oser se servir de sa
raison. Cela paroît d'autant plus extraordinaire, que la plupart des autres
condamnent ou tyrannisent ceux qui veulent en faire usage.
Une autre qualité essentielle des Anglois, c'est qu'ils négligent les
manières extérieures. Un petit-maître à Londres est une figure ridicule, dont
les grands & le peuple se divertissent également. Peu s'en faut qu'ils ne le
regardent comme un joli sapajou, ou comme quelqu'autre de ces animaux qu'on
montre dans les foires. Je loue, mon cher Isaac, cette sage façon de penser:
& ceux qui ne sont pas accoutumés aux airs affétés de certains fats, doivent
les trouver aussi divertissans que les sauts du singe le plus souple & le
plus alerte.
On accuse les Anglois d'inconstance & de légéreté. En effet, leur
histoire prouve évidemment combien peu leur conduite est uniforme à l'égard de
leurs princes. Afin d'excuser ce défaut, ils prétendent qu'ils n'ont jamais
manqué à leurs souverains, que lorsqu'ils y ont été forcés pour la conservation
de leurs priviléges. Si ce qu'ils soutiennent étoit vrai, on pourroit croire que
le seul amour de la liberté a occasionné leurs changemens.
[Pages e110 & e111]
Mais, quoiqu'ils disent pour diminuer leur faute, il est aisé de voir que
souvent, cette liberté dont ils font tant de cas, n'a été qu'un prétexte pour
autoriser leur incertitude & leur légereté. Les ambitieux ont sçu profiter
de la crédulité du peuple, en l'allarmant sur ses priviléges; & en lui en
faisant craindre la suppression, ils l'ont conduit à leur fantaisie, & s'en
sont habilement servis pour parvenir aux premiers emplois de l'état.
Pour être persuadé de cette vérité, on n'a qu'à examiner leurs différentes
révolutions. On verra qu'il en est arrivé sous plusieurs princes, quoique de
caractères entiérement opposés les uns aux autres. Les Anglois, aussi peu
satisfaits du génie lent, stupide & tranquille de Henri VI, que de l'esprit,
vif, ouvert & entreprenant d'Edouard IV, ont également déposé ces deux rois
tour-à-tour: & par un autre effet de cette inconstance incompréhensible à
toute autre nation, aussi mécontens de la vie molle & efféminée de Charles
II, que de la vie active & appliquée de Guillaume III, ils ont cabalé &
conspiré contr'eux avec le même emportement & la même fureur, quoiqu'ils les
eussent élevés l'un & l'autre sur le trône, avec toutes les marques de la
satisfaction la plus parfaite.
Ces troubles, sous des monarques d'un caractère aussi opposé, semblent
condamner entiérement les Anglois; & ce qui montre encore que la liberté
& les priviléges de la nation n'ont pas toujours été la véritable cause des
révolutions, c'est qu'il en est même arrivé sous des princes qui, loin
d'opprimer la nation, vouloient en augmenter les privilèges.
Avouons pourtant, mon cher Isaac, que si les souverains n'ont pas toujours
occasionné l'inconstance des Anglois, ils y ont assez souvent donné occasion.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Anglois, mon cher Isaac, ont accordé à leur roi un pouvoir semblable à
celui que certains Philosophes ont attribué à la divinité. Les souverains dans
ce pays peuvent faire tout le bien qu'ils souhaitent; & ne sçauroient causer
aucun mal.
[Pages e112 & e113]
Ils sont les maîtres d'accorder la vie à un criminel; mais ils ne peuvent
condamner personne à la mort. Ce sont les loix & les juges ordinaires qui
décident de la punition des coupables. Le roi donne en Angleterre presque tous
les emplois considérables. Il nomme aux évêchés & aux bénéfices. Il ne
sçauroit cependant ôter les charges à ceux à qui il les a accordées. Il faut
qu'on leur fasse leur procès. Et tant qu'ils sont vertueux & attachés au
bien de leur patrie, ils n'ont rien à craindre de l'inconstance ou de la
mauvaise humeur de leurs princes, qui ne sont les maîtres absolus que des
emplois qui regardent directement leurs personnes.
Le roi & l'état ont ici chacun leurs droits séparés. C'est une maxime
établie en Angleterre, & soutenue par tous les jurisconsultes, que le
souverain a deux supérieurs, Dieu & la loi, auxquels il est lui-même soumis,
ainsi que ses plus petits sujets. (1)
[(1) Rex in regno suo superiores habet Deum & Legem.]
N'est-il pas vrai, me disoit il y a quelque tems un Anglois de mes
amis, que les peuples ne sont pas faits pour servir de jouets aux princes,
& pour leur donner le cruel plaisir de les tourmenter! Il faudroit être fou
pour oser dire que Dieu fait naître une simple créature afin de rendre
malheureuses toutes les autres. Puisque les rois ne sont donc établis que pour
protéger les peuples & pour leur procurer du bien, ils doivent être, comme
les autres hommes, soumis aux loix qui sont faites pour le bonheur des sociétés.
Si l'on étoit assuré de trouver toujours des rois vertueux, on n'exigeroit point
qu'ils fussent soumis à certaines règles. La probité & la droiture du coeur
seroient pour eux des liens plus forts que ceux des contrats; mais le trône est
souvent occupé par des personnes qui ont besoin d'être arrêtées par la force des
loix. Quel bonheur n'eût-ce point été pour les Romains, s'ils se fussent opposés
de bonne heure aux cruautés de Tibere, de Caligula, de Néron, & qu'ils les
eussent contraints de cesser d'être leurs souverains dès qu'ils devinrent leurs
tyrans.
Nos rois, continua mon ami, passent un contrat avec nous: tandis
qu'ils en observent les clauses, ils sont comblés d'honneurs, ils jouissent de
toutes les prérogatives dont aucuns rois soient révêtus, & sont souverains
dans tout ce qui peut rendre heureux leurs peuples.
[Pages e114 & e115]
Il est vrai que s'ils oublient leurs promesses, ils courent le risque
d'émouvoir une sédition dangereuse. Pour éviter ces inconvéniens, ils n'ont qu'à
garder leur parole, & se souvenir que lorsqu'ils ont été sacrés, ils ont
juré qu'ils observeroient & feroient observer les loix. Pourquoi le peuple
doit-il être plus l'esclave de ses promesses que le souverain? Un roi qui
devient un tyran, donne l'exemple à ses sujets de ne faire aucun cas des traités
les plus sacrés. Mais, dit-on, nos biens & nos vies dépendent des Princes
qui nous gouvernent. Il est vrai que nous devons sacrifier l'un & l'autre
pour eux pendant qu'ils sont justes & équitables. Puisqu'ils sont les peres
de leurs sujets, ceux-ci doivent avoir pour eux la tendresse des enfans. On ne
peut cependant exiger cette soumission qu'autant que les engagemens réciproques
qui l'ont fait naître, n'ont pas été violés.
Si les rois sont au-dessus des loix, & s'ils peuvent se dispenser de
les observer, à quoi sert donc qu'ils promettent qu'ils observeront certaines
regles? Tout ce qu'ils font à ce sujet, & toutes les assurances qu'ils
donnent sont donc des momeries. Lorsqu'on couronne un prince, & qu'il jure
solemnellement de garder certaines regles, on doit regarder ces sermens comme un
cérémonial inutile, qui montre qu'il y a eu des hommes libres autrefois; mais
que tous ceux qui vivent aujourd'hui sont des esclaves. Il n'est personne
d'assez insensé pour oser soutenir un pareil sentiment. Les plus zélés
défenseurs du pouvoir arbitraire avouent qu'un souverain doit garder ses
promesses; & cependant par une absurdité qu'on ne comprend point, ils
concluent qu'il peut la violer impunément.
Ce que me disoit cet Anglois, mon cher Isaac, paroît d'abord frappant. Il
semble en effet que dès qu'on accorde que les rois sont obligés de tenir ce
qu'ils ont promis, on soit dans la nécessité d'admettre qu'on peut leur désobéir
quand ils manquent à leur parole; puisque, par une suite du contrat d'engagement
mutuel entre le peuple & le souverain, ils ne se doivent plus rien, dès que
l'un des deux vient à manquer aux conditions en vertu desquelles le prince est
maître, & les particuliers sujets. Or, on ne peut nier que ceux qui sont les
plus contraires aux séditions populaires, n'ayent cependant soutenu que les rois
ne peuvent violer, sans injustice, les contrats qu'ils ont faits avec leur
peuple.
[Pages e116 & e117]
«Il faut avouer, dit le fameux Grotius, que quand les princes s'engagent à
suivre certaines règles de gouvernement, leur souveraineté est restreinte &
limitée en quelque manière; soit que les obligations où ils entrent regardent
seulement l'exercice de leur pouvoir, ou qu'elles tombent directement sur le
pouvoir même. Dans le premier cas, tout ce qu'ils font contre la parole donnée
est injuste, toute véritable promesse donnant un droit à celui en faveur de qui
elle est faite. Dans l'autre, l'acte est injuste, & nul en même-temps par le
défaut de pouvoir.» (1)
[(1) Fatendum tamen id ubi sit arctius quodammoda reddi imperium, sive
obligatio dumtaxat cadat in exercitium actus, sive etiam directé in ipsum
facultatem. Priore specie, actus contra promissum factus erit injustus,
quia...... vera promissio jus dat ei, cui promittitur. Alterâ autem specie erit
etiam nullus defectu facultatis. Hugo Grotius de jure Belli & Pacis,
tom. 1. pag. 121.]
Voilà, mon cher Isaac, une décision bien précise par un auteur non suspect.
Mais il s'explique encore plus clairement dans un autre endroit, & semble,
pour ainsi dire, avoir oublié son systême. «Si l'on demande, dit-il, ce qu'il
arrivera, si l'on ajoute cette clause au contrat, qu'en cas que le roi manque à
sa parole, il sera déchu de la couronne? Je réponds qu'en ce cas-là même, le
pouvoir du roi ne laissera pas d'être absolu; mais que sa puissance ne sera pas
différente de celle qu'on n'a que pour un temps.» (1)
[(1) Quod si addatur si rex fallat, ut tum Regno cadat? Ne si quidem
imperium desinet esse summum, sed erit habendi modus imminutus per conditionem
& imperium temporario non absimile. Grotius, ibid. pag. 125.]
Il me semble, mon cher Isaac, que mon ami n'en disoit pas davantage contre le
pouvoir arbitraire, & contre l'impunité de la violation des sermens.
Cependant Grotius passe pour un auteur entiérement opposé aux anti-royalistes:
& quoi qu'on puisse dire en sa faveur, qu'il n'y a point de contrat entre
les peuples & les souverains, où il soit précisément spécifié qu'en certain
cas les princes seront privés de leur couronne, cette raison est trop foible
pour détruire ce qu'il avance: car quoique dans les engagemens entre les sujets
& les rois, on ne dise point qu'en violant le contrat le prince perdra ses
droits, cette clause ne laisse pas d'y être comprise tacitement, puisque ce
contrat n'a de sûreté qu'en vertu du pouvoir que le peuple se réserve de le
faire valoir; sans cela les engagemens seroient inutiles: ils ne serviroient, au
contraire, qu'à donner des liens aux sujets qui s'engageroient avec un prince
qui ne pourroit être lié à son tour.
[Pages e118 & e119]
Il faut que les conditions qui sont entre les peuples & les souverains,
soient ou quelque chose de réel, ou d'inutile. Tout le monde avoue que ces
conditions sont réelles, & doivent être observées par les deux parties. Il
faut donc que les deux parties se réservent le droit de les faire observer. Et
quoi qu'on ne spécifie pas dans les engagemens que les princes seront déchus de
leur autorité dès qu'ils y manqueront, cette clause est une suite nécessaire de
la validité & de la sûreté du contrat.
Voilà des raisons, mon cher Isaac, qui paroissent bien fortes contre
l'opinion de ceux qui croient qu'il n'est jamais permis de se révolter contre
son prince. Je t'avouerai pourtant que je suis fortement persuadé que le peuple
ne sçauroit avoir droit de détrôner le souverain. Je vais plus loin, & je
crois que s'il avoit ce pouvoir, l'abus qu'il en feroit seroit pour lui le plus
grand des malheurs.
Lorsque l'on compare les engagemens des souverains avec leurs sujets à ceux
des simples particuliers, on donne dans une grande erreur. Il faut distinguer
les promesses des rois & celles des sujets. Ces derniers peuvent être
contraints par la puissance temporelle, parce qu'ils sont soumis au pouvoir d'un
homme; mais les princes qui ne relevent que de Dieu, ne doivent être par
conséquent comptables de leurs fautes qu'au tribunal de la divinité. Les
engagemens qu'un prince prend avec son peuple, ne sont point cependant inutiles,
quoiqu'il ne puisse être forcé à les tenir, parce qu'ils l'obligent auprès du
ciel, & qu'ils mettent un frein à ses volontés.
La raison & la tranquillité des états concourent à fortifier ce
sentiment. Lorsqu'on admet que, sous le prétexte de la violation des loix, les
princes peuvent être détrônés, à quels excès & à quels inconvéniens
n'expose-t-on point les empires? Le peuple, inconstant, bizarre, volage, sujet à
prendre toutes les impressions qu'on lui donne, sera toujours prêt à se
révolter. Les esprits inquiets trouveront des prétextes spécieux dans
l'inobservation des loix pour excuser les séditions & les troubles qu'ils
exciteroient.
[Pages e120 & e121]
«Je reconnois, dit Grotius, que les rois n'ont été établis que pour rendre la
justice à leurs sujets; mais il ne s'ensuit point de-là, que les peuples soient
au-dessus des rois: car les tuteurs ont été sans doute établis pour le bien des
pupilles; & cependant la tutelle donne au tuteur un pouvoir sur son pupille.
On dira, sans doute, qu'un tuteur qui administre mal les affaires de sa tutelle,
peut en être dépouillé; & on conclura de-là que le peuple a le même droit
par rapport au prince: mais ce cas est bien différent; car un tuteur a un
supérieur de qui il dépend, au lieu que le prince n'en a point. Comme il ne peut
y avoir de progrès à l'infini, il faut nécessairement s'arrêter à lui, &
dans les républiques à un sénat qui ne reconnoisse d'autre juge que Dieu.». (1)
[(1) Verum esse post Herodotum, Herodotus post Hesodium dixit fruendae
justitiae causâ reges constitutos. Sed non ideò consequens est quod illi
inferunt populos rege esse superiores: nam & tutela populi causâ reperta
est, & tamen tutela jus est ac potestas in pupillum. Nec est quod instet
aliquis tutorem, si malè rem pupillarem administret, amoveri posse, quare &
in rege idem jus esse debere; nam in tutore hoc procedit qui superiorem habet;
at in imperiis, quia progressus in infinitum non datur, omninò in aliquâ aut
personâ aut caetu constituendum est quorum peccata, quia superiorem se judicem
non habent, Deus sibi curae peculiari esse testatior. Hugo Grotius de jure
Belli & Pacis, tom. 1. liv. 1. cap. 1. P. 106.]
Si l'on vient à considérer attentivement ces raisons, il est impossible, mon
cher Isaac, qu'on ne s'y rende, & qu'on ne convienne que dans les contrats
qui se font entre les sujets & les souverains, le bien public & la
raison veulent que le ciel soit le seul juge des infractions que peuvent y faire
ces derniers.
Ceux qui s'érigent en défenseurs des droits des peuples, se figurent que le
respect qu'on a pour les rois, lorsqu'ils manquent à leurs promesses, est une
suite des préjugés dont on n'a pas la force de se dépouiller. Mais ils se
trompent; & il est aisé de leur prouver le contraire par les exemples de
plusieurs grands-hommes, qui, nés dans un état excessivement jaloux de la
liberté, ont cependant soutenu qu'il n'étoit jamais permis de se révolter contre
les souverains, quelques coupables qu'ils fussent.
[Pages e122 & e123]
«Il faut, dit un illustre Romain, supporter le luxe ou l'avarice des
puissances, comme on fait les années de stérilité, les orages & les autres
déréglemens de la nature. Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes: mais
le mal n'est pas continuel; & on est dédommagé par le bien qui arrive de
temps en temps.» (1)
[(1) Quomodo sterilitatem aut nimios imbres, & caetera naturae mala,
ita luxum vel avaritiam dominantium tolerate. Vitia erunt donec homines, sed
neque haec continua, & meliorum interventu pensantur. Tit. Liv. Hist.
lib. 4. cap. 74. num. 4.]
Dira-t-on, mon cher Isaac, qu'un homme nourri au milieu de Rome, & qui
dès la tendre jeunesse avoit été imbu des principes républicains, n'étoit
persuadé du respect qu'on doit aux mauvais princes que par de faux préjugés? Je
ne crois pas que personne ose avancer une pareille absurdité.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXVI.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les grands dans ce pays tiennent aussi peu à la cour, que les petits tiennent
aux grands. De même que le peuple ne respecte un seigneur qu'autant qu'il mérite
de l'être par ses vertu & par ses bonnes qualités, de même aussi les grands
en général ne sont attachés à la cour qu'autant qu'ils voient qu'elle ne songe
point à empiéter sur les droits de l'état.
Une chose extraordinaire, mon cher Isaac, qu'on ne voit qu'en Angleterre,
c'est la fermeté & l'amour de la patrie alliés avec le caractère de l'homme
de cour. Par-tout ailleurs le courtisan n'est qu'un vil esclave, également
idolâtre des vertus & des défauts de son prince. Ici il ne rend son hommage
qu'à la vertu & à la probité. Dès qu'il trouve dans le souverain des défauts
qui peuvent nuire à la patrie, loin de les approuver, il songe à s'opposer au
mal qu'ils pourroient produire.
[Pages e124 & e125]
Cette grandeur d'ame est une suite de la façon de penser des Anglois, qui, en
général, fuyent les emplois, & leur préférent souvent les plaisirs d'une vie
privée & tranquille. En France, tous les gens qui se trouvent attachés à la
cour, ceux mêmes qui dans les provinces sont nés dans un certain rang, sont
tellement accoutumés à passer leur vie dans les charges, qu'ils se croyent
malheureux ou deshonorés lorsqu'ils en sont privés. Ils font tout ce qu'ils
peuvent pour les obtenir: & il n'est aucun moyen qu'ils n'employent pour
parvenir à leur but. L'amour de la patrie chez eux n'est qu'une chimère
ridicule. Que leur importe que tous leurs compatriotes soient malheureux, pourvu
qu'ils aient le plaisir de s'élever & de posséder des charges qui leur
donnent le privilège de se venger sur ceux qui ont à faire à eux, des mépris,
des chagrins & des peines qu'ils ont essuyés avant de pouvoir occuper la
place dans laquelle ils sont? Les Anglois pensent bien différemment. Ils
n'ambitionnent point de devenir premier esclave. La qualité d'homme-libre leur
paroît bien au-dessus de ce rang si chéri dans toutes les cours de l'Europe. Il
est beaucoup de simples particuliers dans ce pays qui refuseroient d'être élevés
à des postes éminens, s'ils étoient obligés de ne plus faire usage de leur
raison, & de perdre cette liberté qui leur est si précieuse.
C'est en Angleterre, mon cher Isaac, où l'on peut dire que la vérité est
portée au pied du trône, & qu'elle y paroît avec éclat. Heureuse la nation
chez qui cette sage coutume est établie! Le prince y trouve aussi son avantage:
car souvent il tomberoit dans des erreurs que des avis sincères & prudens
lui découvrent. Jamais un souverain ne se repentit d'avoir souffert qu'on lui
fît connoître les fautes qu'il pouvoit commettre. Et combien de rois n'ont point
été égarés, & même entiérement perdus, par de lâches flatteurs? Il n'est
aucune condition d'hommes, dit Montaigne, qui ait si grand besoin que les
rois de vrais & libres avertissemens... Ils se trouvent, sans le sçavoir,
engagés en la haine & détestation de leur peuple, pour des occasions que
souvent ils eussent pû éviter... Communément les favoris regardent à soi plus
qu'au maître: & il leur va de bon, d'autant qu'à la vérité la plupart des
offices de la vraie amitié sont envers les souverains un rude & périlleux
essai. (1)
[(1) Essais de Michel de Montaigne, lib. 3.]
[Pages e126 & e127]
C'est à eux-mêmes, mon cher Isaac, que les courtisans doivent s'en prendre,
s'ils ont rendu, pour me servir des termes de Montaigne, les offices de la
vraie amitié envers le souverain un rude & périlleux essai. S'ils
eussent tous pensé comme les Anglois, jamais ils n'auroient avili leur état
jusqu'au point de n'oser faire usage de la raison, & de regarder la vérité
comme une vertu dangereuse & impraticable. Ils se fussent conservé le droit
de pouvoir être utiles à leurs princes, ou de ne point augmenter leurs défauts,
en les regardant comme des qualités excellentes.
Ce même bon-sens, qui empêche les courtisans & les seigneurs Anglois
d'être les esclaves de la grandeur du souverain, leur apprend à supporter la
leur sans en paroître entêtés. On voit rarement ici de ces gens qui, couverts
d'un habit magnifique, parlent d'un ton fort élevé, & ne font mention que de
leur naissance, de leurs gens & de leurs chevaux: affectent des airs
presqu'aussi insultans que des injures piquantes; se relevent sur la pointe des
pieds; penchent une épaule & haussent l'autre en prenant du tabac:
raccommodent leurs cheveux dérangés: décident hardiment & d'une manière
hautaine: ne daignent pas répondre à ceux qui leur adressent la parole, ou
chantent & sifflent, en leur faisant la grace de leur dire deux mots. Un
homme de ce caractère se trouve rarement à Londres: Lorsqu'il y en a, ses
manières, qui ailleurs lui donneroient un grand relief, le font ici mépriser du
peuple, & le rendent ridicule à ses égaux.
L'ignorance est un vice qui trouve fort peu de partisans chez les seigneurs
Anglois. Loin de rougir de s'appliquer aux sciences, ils ont un mépris infini
pour ceux qui pensent qu'un des attributs principaux de la noblesse consiste à
ne sçavoir que lire & écrire, encore assez médiocrement. Dans bien des pays,
un homme qui dit une plaisanterie fade, en tournant méthodiquement la bouche
& les yeux, passe pour un homme aimable. En Angleterre on ne balance pas à
le traiter de sot: car on apprécie ici les choses selon leur juste valeur. Un
seigneur qui sçait siffler, cabrioler, & débiter quelques niaiseries à une
femme est un fat. Il a beau dire, un homme de ma qualité, une personne de ma
naissance, tous ces vains discours n'operent rien. Fût-il plus noble que
tous les nobles Vénitiens ensemble, il n'obtiendroit pas la moindre estime en
faveur de tous ses titres.
[Pages e128 & e129]
Il faut absolument avoir du mérite dans ce pays pour pouvoir en imposer aux
gens. La noblesse y donne des privilèges; mais ces privilèges ne s'étendent que
sur quelques droits honorifiques. Un seigneur qui ne sçait point en relever
l'éclat par son génie, doit se résoudre à en jouir tristement. C'est-là tout ce
qu'il peut espérer. Un auteur Suisse fait tenir à un lord un discours qui
dépeint parfaitement bien l'inutilité des honneurs accordés aux grands qui ne
les méritent point par eux-mêmes, & qui n'en sont redevables qu'à leur
naissance. On ne peut pas, dit il, nous arrêter pour dettes; mais
aussi ne trouvons-nous point de crédit. Pour tout serment, nous ne sommes
obligés de jurer que sur notre honneur; mais peu de gens nous en croyent. Il y a
une loi qui défend de mal parler de nous; mais il nous arrive, comme à d'autres,
d'être battus dans les rues. (1)
[(1) Muralt, lettres sur les Anglois.]
Il ne faut point, mon cher Isaac, prendre les paroles de cet auteur au pied
de la lettre: il passe même pour peu exact. On peut cependant connoître par ce
qu'il dit, qu'il faut absolument en Angleterre, dans quelque état que l'on soit
né, avoir un véritable mérite pour y être considéré. Tu ne dois donc point être
étonné de voir les grands de ce pays beaucoup plus partisans des sciences, que
ceux des autres nations. L'ambition & le desir d'acquérir de la gloire,
excite chez eux des sentimens que ces passions ne donnent point dans les autres
pays, où elles portent l'esprit à d'autres choses. Un François croit s'illustrer
par les carosses, par les chevaux, par les domestiques, par les meubles, par les
habits. Un Anglois regarde tout cela comme des choses fort étrangères au mérite
personnel, & qui ne peuvent lui donner aucun relief.
Il est encore une autre raison qui force, en quelque manière, les grands de
ce pays à cultiver les sciences & les belles lettres. C'est la nécessité
dans laquelle ils sont de connoître les loix anciennes & modernes, & de
sçavoir en faire usage dans les occasions. Non-seulement les seigneurs, mais
même tous ceux qui veulent entrer dans les affaires de l'état, sont obligés de
connoître 1'histoire & la politique.
[Pages e130 & e131]
En Angleterre, dit un illustre auteur (1), on pense communément,
& les lettres y sont plus en honneur qu'ici. Cet avantage est une suite
nécessaire de la forme de leur gouvernement. Il y a à Londres environ huit cent
personnes qui ont le droit de parler en public, & de soutenir les intérêts
de la nation. Environ cinq ou six mille prétendent au même honneur à leur tour.
Tout le reste s'érige en juge de tous ceux-ci. Et chacun peut faire imprimer ce
qu'il pense sur les affaires publiques. Ainsi toute la nation est dans la
nécessité de s'instruire. On n'entend parler que des gouvernemens d'Athènes
& de Rome. Il faut bien, malgré qu'on en ait, lire les auteurs qui en ont
traité. Cette étude conduit naturellement aux belles-lettres. En général les
hommes ont l'esprit de leur état. Pourquoi d'ordinaire, nos magistrats, nos
avocats, nos médecins, & beaucoup d'ecclésiastiques, ont-ils plus de
lettres, de goût & d'esprit que l'on n'en trouve dans toutes les autres
professions? C'est que réellement leur état est d'avoir l'esprit cultivé.
[(1) Voltaire, lettres sur les Anglois, lettre 20.]
Voilà, mon cher Isaac, la cause essentielle de la différence du génie &
du caractère des courtisans François & des Anglois. Les premiers n'ont
besoin, pour remplir leur emploi & pour faire leur fortune, que de beaucoup
de souplesse, de patience, & d'usage de la cour. Les derniers, au contraire,
ne peuvent parvenir aux charges & aux honneurs, que par des connoissances
acquises, & par une étude assidue, qui les élevent au-dessus de leurs
concurrens.
Avant de finir ma lettre, il faut, mon cher Isaac, que je te parle d'un
privilège assez particulier que les grands ont dans ce pays. Il est défendu de
se répandre contr'eux en invectives, sous peine de payer une amende de plusieurs
marcs d'argent. Cela est ordonné par une loi expresse. (1)
[(1) La loi du Scandalum Magnatum.]
On raconte au sujet de cette loi, une assez plaisante aventure, arrivée il y
a déjà plusieurs années. Le fils d'un riche cabaretier ayant été assez heureux
pour plaire à la femme d'un des premiers lords, crut que la loi qui défendoit de
manquer de respect aux grands, n'empêchoit pas qu'on ne pût cajoler leurs
femmes. Dans cette idée, il profita de la bonne fortune que son étoile lui
procuroit, & tâcha par ses prouesses, de se rendre digne de l'estime d'une
dame de condition si relevée, qui vouloit bien descendre jusqu'à lui. Le lord
ayant reconnu par hazard l'outrage qu'on lui faisoit, demanda en justice qu'il
lui fût permis de renvoyer sa femme.
[Pages e132 & e133]
Mais les loix ne permettant à un mari de se séparer de son épouse, que
lorsqu'elle est surprise en flagrant délit, & qu'on peut produire des
témoins qui certifient avoir vû, le lord ne put donner de pareilles preuves,
& les juges se contenterent de condamner le cabaretier à payer l'amende
prescrite par la loi qui défend de manquer de respect aux grands. Depuis ce
jugement, il est décidé qu'on pêche contre un des réglemens de l'état, toutes
les fois qu'un particulier s'avise de caresser l'épouse d'un lord. Je ne sçais
pas, mon cher Isaac, si la peur de payer l'amende effraie beaucoup de gens. Mais
on m'a dit, que depuis la condamnation du cabaretier, on n'en a point vû de
semblable. Les médisans assurent cependant que bien des gens se sont mis au
risque de subir cette punition pécuniaire. Si les ducs & les marquis
Italiens pouvoient, à la faveur d'un arrêt qui défendît de leur manquer de
respect, étendre l'intention de la loi jusqu'à la défense de coucher avec leurs
femmes, je ne doute pas qu'ils ne fussent aussi jaloux de ce privilège, que les
Anglois le sont de leur liberté.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te comble de
prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXVII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je viens de lire, mon cher Isaac, la relation d'un prodige qu'on a insérée
dans un journal historique (1); & je l'ai trouvée si particuliere, que je
crois que tu avoueras avec moi, que les faits qu'elle contient semblent pousser
à bout toutes les spéculations philosophiques, & tous les raisonnemens
humains.
[(1) Mercure historique & politique, Octobre 1736.]
En voici un extrait fidèle. Je te dirai ensuite quel est mon sentiment à
l'égard des choses miraculeuses qu'elle contient.
[Pages e134 & e135]
«On vient d'avoir dans ces quartiers une nouvelle scène de Vampirisme,
qui est dûment attestée par deux officiers du tribunal de Belgrade, qui ont fait
descente sur les lieux, & par un officier des troupes de l'empereur à
Gradisch (1), qui a été témoin oculaire des procédures.»
[(1) En Esclavonie.]
«Au commencement de Septembre mourut dans le village de Kisilova, à trois
lieues de Gradisch, un vieillard âgé de 62 ans; & trois jours après avoir
été enterré, il apparut la nuit à son fils, & lui demanda à manger. Celui-ci
lui en ayant servi, il mangea & disparut. Le lendemain, le fils raconta à
ses voisins ce qui étoit arrivé. Cette nuit le pere ne parut pas; mais la nuit
suivante, il se fit voir & demanda à manger. On ne sçait pas si son fils lui
en donna ou non: mais on trouva le lendemain celui-ci mort dans son lit. Le même
jour, cinq ou six personnes tomberent subitement malades dans le village, &
moururent l'une après l'autre peu de jours après. L'officier ou bailif du lieu,
informé de ce qui étoit arrivé, en envoya une relation au tribunal de Belgrade,
qui envoya dans ce village deux de ses officiers, avec un bourreau, pour
examiner cette affaire. L'officier impérial dont on tient cette relation, s'y
rendit de Gradisch, pour être témoin d'un fait dont il avoit si souvent ouï
parler. On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étoient morts depuis six
semaines. Quand on vint à celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts,
d'une couleur vermeille, & ayant une respiration naturelle, cependant
immobile & mort: d'où l'on conclut qu'il étoit un signalé Vampire. Le
bourreau lui enfonça un pieu dans le coeur. On fit un bucher, & l'on y
réduisit en cendres ce cadavre. On ne trouva aucune marque de Vampirisme ni dans
le cadavre du fils, ni dans celui des autres.»
«Graces à Dieu, nous ne sommes rien moins que crédules. Nous avouons que
toutes les lumières de physique que nous pouvons approcher de ce fait, ne nous y
découvrent rien de ses causes. Cependant, nous ne pouvons refuser de croire
véritable un fait attesté juridiquement, & par des gens de probité, outre
qu'il n'est pas unique en ce genre. Nous copierons ici ce qui est arrivé en
1732, & que nous avons inséré alors dans le _Glaneur, no. XVIII.»
[Pages e136 & e137]
«Dans un certain canton de la Hongrie, nommé en latin Oppida Heidonum,
au-delà du Tibisque, vulgò Teysse, c'est-à-dire, entre cette rivière qui
arrose le fortuné terroir de Tockay & la Transilvanie, le peuple, connu sous
le nom de Heiduque, croit que certains morts, qu'ils nomment Vampires,
sucent tout le sang des vivans; en sorte que ceux-ci s'extenuent à vûe d'oeil,
au lieu que les cadavres, comme des sangsues, se remplissent de sang en telle
abondance, qu'on le voit sortir par les conduits & même par les pores. Cette
opinion vient d'être confirmée par plusieurs faits, dont il semble qu'on ne peut
douter, vu la qualité des témoins qui les ont certifiés. Nous en rapporterons
ici quelques-uns des plus considérables.».
«Il y a environ cinq ans qu'un certain Heiduque, habitant de Medreiga, nommé
Arnold Paule, fut écrasé par la chûte d'un chariot de foin. Trente jours après
sa mort, quatre personnes moururent subitement, & de la manière que meurent,
suivant la tradition du pays, ceux qui sont molestés de Vampires. On se
ressouvint alors que cet Arnold Paule avoit souvent raconté, qu'aux environs de
Cossova, & sur les frontieres de la Servie Turque, il avoit été tourmenté
par un Vampire; (car ils croyent aussi que ceux qui ont été Vampires passifs,
pendant leur vie, le deviennent actifs après leur mort, c'est-à-dire, que ceux
qui ont été sucés, sucent à leur tour); mais qu'il avoit trouvé le moyen de se
guérir en mangeant de la terre du sépulcre du Vampire, & en se frottant de
son sang: précaution qui ne l'empêcha pas cependant de le devenir après sa mort,
puisqu'il fut exhumé 40 jours après son enterrement, & qu'on trouva sur son
cadavre toutes les marques d'un archi-Vampire. Son corps étoit vermeil: ses
cheveux, ses ongles & sa barbe s'étoient renouvellés; & il étoit tout
rempli d'un sang, fluide & coulant de toutes les parties de son corps, sur
le linceul dont il étoit environné. Le hadnagy ou le baillif du lieu, en
présence de qui se fit l'exhumation, & qui étoit un homme expert dans le
Vampirisme, fit enfoncer, suivant la coutume, dans le coeur,du défunt Arnold
Paule, un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part; ce qui
lui fit, dit-on, jetter un cri effroyable, comme s'il eût été en vie.»
[Pages e138 & e139]
«Cette expédition faite, on lui coupa la tête & on brûla le tout; après
quoi, on jetta les cendres dans la Save. On fit la même expédition sur les
cadavres de ces quatre autres personnes mortes de Vampirisme, crainte qu'ils
n'en fissent mourir d'autres à leur tour. Toutes ces expéditions n'ont cependant
pu empêcher, que vers la fin de l'année derniere, c'est-à-dire, au bout de cinq
ans, ces funestes prodiges n'ayent recommencé, & que plusieurs habitans du
même village ne soient péris malheureusement. Dans l'espace de trois mois, 17
personnes de différent sexe & de différent âge, sont mortes de Vampirisme;
quelques-unes sans être malades, & d'autres après deux ou trois jours de
langueur. On rapporte, entr'autres, qu'une nommée Stanoska, fille du Heiduque
Jovitzo, qui s'étoit couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit
toute tremblante, en faisant des cris affreux, & disant que le fils du
heiduque Millo, mort depuis neuf semaines, avoit manqué de l'étrangler pendant
son sommeil. Dès ce moment, elle ne fit plus que languir; & au bout de trois
jours, elle mourut. Ce que cette fille avoit dit du fils de Millo, le fit
d'abord reconnoître pour un Vampire. On l'exhuma, & on le trouva tel. Les
principaux du lieu, les médecins & les chirurgiens, examinerent comment le
Vampirisme avoit pu renaître, après les précautions qu'on avoit prises quelques
années auparavant. On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt
Arnold Paule avoit, non-seulement sucé les quatre personnes dont nous avons
parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, dont les nouveaux Vampires avoient mangé,
& entr'autres, le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de
déterrer tous ceux qui étoient morts depuis un certain temps, & parmi une
quarantaine, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidens de
Vampirisme. Aussi leur a-t-on transpercé le coeur & coupé la tête; &
ensuite on les a brûlés, & jetté leurs cendres dans la rivière. Toutes les
informations & exécutions dont nous venons de parler, ont été faites
juridiquement, en bonne forme, & attestées par plusieurs officiers qui sont
en garnison dans ce pays-là, par les chirurgiens-majors des régimens, & par
les principaux habitans du lieu.»
[Pages e140 & e141]
«Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier dernier au conseil
de guerre impérial à Vienne, qui avoit établi une commission militaire, pour
examiner la vérité de tous ces faits. C'est ce qu'ont déclaré le hadnagy
BARRIARAR, & les anciens heiduques; & ce qui a été signé par BATTUER,
premier lieutenant du régiment d'Alexandre Wirtemberg. FLICKSTENGER,
Chirurgien-major du régiment de Furstembusch... trois autres chirurgiens de
compagnie. GUOSCHITZ, capitaine à Stallath.»
J'ai cru, mon cher Isaac, devoir te communiquer tous les prodiges qu'on
débite sur les Vampires, pour que tu sois plus en état d'en juger, & que la
multitude des faits serve à leur éclaircissement. En attendant que tu
m'apprennes tes sentimens, je vais hazarder de t'écrire les miens.
Il y a deux différens moyens pour détruire l'opinion de ces prétendus
revenans, & montrer l'impossibilité des effets qu'on fait produire à des
cadavres entiérement privés de sentiment. Le premier, c'est d'expliquer par des
causes physiques, tous les prodiges du Vampirisme. Le second, c'est de nier
totalement la vérité de ces histoires: ce dernier parti est, sans doute, le plus
certain & le plus sage. Mais comme il y a des personnes à qui l'autorité
d'un certificat, donné par des gens en place, paroît une démonstration évidente
de la réalité du conte le plus absurde, auparavant de montrer combien peu on
doit faire fonds sur toutes les formalités de justice dans les matières qui
regardent uniquement la philosophie, je supposerai, pour un temps, qu'il meurt
réellement plusieurs personnes du mal qu'on appelle le Vampirisme.
Je pose d'abord ce principe, qu'il se peut faire qu'il y ait des cadavres,
qui, quoiqu'enterrés depuis plusieurs jours, répandent un sang fluide par les
canaux de leurs corps. J'ajoute encore qu'il est très-aisé que certaines gens se
figurent d'être sucées par les Vampires, & que la peur que leur cause cette
imagination, fasse en eux une révolution assez violente pour les priver de la
vie. Etant occupés toute la journée de la crainte que leur inspirent ces
prétendus revenans, est-il fort extraordinaire que pendant leur sommeil les
idées de ces fantômes se présentent à leur imagination, & leur causent une
terreur si violente, que quelques-uns en meurent dans l'instant, & quelques
autres peu après? combien de gens n'a-t-on point vû que des frayeurs ont fait
expirer sur le champ? La joie même n'a-t-elle pas souvent produit un effet aussi
funeste?
[Pages e142 & e143]
En examinant le récit de la mort des prétendus martyrs du Vampirisme, je
découvre tous les symptômes d'un fanatisme épidémique; & je vois clairement
que l'impression que la crainte fait sur eux, est la seule cause de leur perte.
Une nommée Stanoska, dit-on, fille du heiduque Jovitzo, qui s'étoit
couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en
faisant des cris affreux, & en disant que le fils du heiducque Millo, mort
depuis neuf semaines, avoit manqué de l'étrangler pendant son sommeil. Dès ce
moment, elle ne fit plus que languir, & au bout de trois jours elle
mourut. Pour quiconque a des yeux tant soit peu philosophiques, ce seul
récit ne doit-il pas lui montrer que le prétendu Vampirisme n'est qu'une
imagination frappée. Voilà une fille qui s'éveille, qui dit qu'on l'a voulu
étrangler, & qui cependant n'a point été sucée, puisque ses cris ont empêché
le Vampire de faire son repas. Elle ne l'a pas été apparemment dans les suites,
puisqu'on ne la quitta pas, sans doute, pendant les autres nuits, & que si
le Vampire eût voulu la molester, ses plaintes en eussent averti les assistans.
Elle meurt pourtant trois jours après sa frayeur; & son abattement, sa
tristesse, & sa langueur, marquent évidemment combien son imagination étoit
frappée.
Ceux qui se sont trouvés dans les villes affligées de la peste, sçavent par
expérience à combien de gens la crainte coute la vie. Dès qu'un homme se sent
attaqué du moindre mal, il se figure qu'il est atteint de la maladie épidémique:
& il se fait en lui un si grand mouvement, qu'il est presqu'impossible qu'il
résiste à cette révolution. Le chevalier de Maisin m'a assuré, lorsque j'étois à
Paris, que se trouvant à Marseille pendant la contagion qui regna en cette
ville, il avoit vû une femme mourir de la peur qu'elle eut d'une maladie assez
légère de sa servante, qu'elle croyoit atteinte de la peste. La fille de cette
femme fut aussi malade à la mort. Deux autres personnes qui étoient dans la même
maison se mirent au lit, envoyerent chercher un médecin, & assuroient
qu'elles avoient la peste. Le médecin arrivé, visita d'abord la servante &
les autres malades; & aucun d'eux n'avoit la maladie épidémique.
[Pages e144 & e145]
Il tâcha de rendre le calme à leurs esprits, & leur ordonna de se lever
& de vivre à leur ordinaire; mais tous ses soins furent inutiles auprès de
la maîtresse de la maison, qui mourut deux jours après de sa frayeur.
Considère, mon cher Isaac, ce second récit de la mort d'un Vampire passif,
& tu y verras les preuves les plus évidentes des terribles effets de la
crainte & des préjugés. Trois jours après avoir été enterré, il apparut
la nuit à son fils, demanda à manger, mangea & disparut. Le lendemain le
fils raconta à ses voisins ce qui lui étoit arrivé. Cette nuit le pere ne parut
pas; mais la nuit suivante... on trouva le fils mort dans son lit. Qui peut
ne pas voir dans ces paroles les marques les plus certaines de la prévention
& de la peur? La premiere fois qu'elles agirent sur l'imagination du
prétendu molesté de Vampirisme, elles ne produisirent point leur entier effet,
& ne firent que disposer son esprit à être plus susceptible d'en être plus
vivement frappé. Aussi cela ne manqua-t-il pas d'arriver, & de produire
l'effet qu'il devoit naturellement opérer. Prends garde, mon cher Isaac, que le
mort ne revint point la nuit du jour que son fils communiqua son songe à ses
amis; parce que, selon toutes les apparences, ceux-ci veillerent avec lui, &
l'empêcherent de se livrer à la crainte.
Je viens à présent à ces cadavres pleins d'un sang fluide, dont la barbe, les
cheveux & les ongles se renouvellent. L'on peut, je crois, rabattre les
trois quarts de ces prodiges: & encore a-t-on bien de la complaisance d'en
admettre une petite partie. Tous les philosophes connoissent assez combien le
peuple, & même certains historiens, grossissent les choses qui paroissent
tant soit peu surnaturelles: cependant il n'est point impossible d'en expliquer
physiquement la cause.
L'expérience nous apprend qu'il est certains terreins qui sont propres a
conserver les corps dans toute leur fraîcheur; les raisons en ont été assez
souvent expliquées, sans que je me donne la peine de t'en faire un inutile
récit. Il y a à Toulouse un caveau dans une église de moines où les corps
restent si parfaitement dans leur entier, qu'il y en a qui y sont depuis près de
deux siécles, & qui paroissent vivans.
[Pages e146 & e147]
On les a rangés debout contre la muraille, & ils ont leurs habillemens
ordinaires. Ce qu'il y a de plus particulier, c'est que les corps qu'on met de
l'autre côté de ce même caveau deviennent deux ou trois jours après la pâture
des vers.
Quant à l'accroissement des ongles, des cheveux & de la barbe, on
l'apperçoit très-souvent dans plusieurs cadavres. Tandis qu'il reste encore
beaucoup d'humidité dans les corps, il n'y a rien de surprenant que pendant
quelque-temps on voie quelque augmentation dans des parties qui n'exigent point
les esprits vitaux.
Le sang fluide coulant par les canaux des corps, semble former une plus
grande difficulté; mais on peut donner des raisons physiques de cet écoulement.
Il pourroit fort bien arriver que la chaleur du soleil venant à échauffer les
parties nitreuses & sulphureuses qui se trouvent dans les terres propres à
conserver les corps, ces parties s'étant incorporées dans le cadavre
nouvellement enterré, viennent à fermenter; & décoagulant & défigeant le
sang caillé le rendent liquide & lui donnent le moyen de s'écouler peu à peu
par les canaux. Ce sentiment est d'autant plus probable, qu'il est confirmé par
une expérience. Si l'on fait bouillir dans un vaisseau de verre ou de terre une
partie de chyle ou de lait, mêlée avec deux parties d'huile de tartre faite par
défaillance, la liqueur, de blanche qu'elle étoit, deviendra rouge; parce que le
sel de tartre aura raréfié & entiérement dissout la partie du lait la plus
huileuse, & l'aura convertie en une espéce de sang. Celui qui se forme dans
les vaisseaux du corps est un peu plus rouge; mais il n'est pas plus épais. Il
n'est donc point impossible que la chaleur cause une fermentation qui produise à
peu près les mêmes effets que cette expérience: & l'on trouvera cela
beaucoup plus aisé, si l'on considère que les sucs des chairs & des os
ressemblent beaucoup à du chyle, & que les graisses & les moëlles sont
les parties les plus huileuses du chyle. Or, toutes ces parties en fermentation
doivent, par la règle de l'expérience, se changer en une espèce de sang. Ainsi,
outre celui qui seroit décoagulé & défigé, les prétendus Vampires
répandroient encore celui qui se formeroit de la fonte des graisses.
Voilà, mon cher Isaac, ce qu'on peut dire lorsqu'on veut bien avoir la
complaisance de ne point démentir absolument les certificats qu'on a donnés sur
ces faux prodiges.
[Pages e148 & e149]
En effet, il seroit plus qu'absurde de penser qu'ils pussent être véritables:
car, ou les corps de ces Vampires sortent de leurs tombeaux pour venir sucer, où
ils n'en sortent pas. S'ils sortent, ils doivent être visibles. Or, l'on ne les
voit point; car quand ceux qui s'en plaignent appellent au secours, on ne
découvre rien. Il faut donc qu'ils ne sortent pas. Si les corps ne sortent pas,
c'est donc l'ame. Or, l'ame spirituelle, ou, si l'on veut, composée de matière
subtile, peut-elle ramasser & contenir comme dans un vase, une liqueur telle
que le sang, & la porter dans le corps? C'est une plaisante commission dont
on la charge. En vérité, mon cher Isaac, j'aurois honte de vouloir prouver plus
long-temps l'impossibilité du Vampirisme: & je me trouverois dans le cas
d'un ancien docteur nazaréen, qui rougissoit de l'erreur de ceux qu'il étoit
obligé de réfuter, & du malheur des gens qui avoient été assez infortunés
pour en entendre parler. (1)
[(1) Sed jam pudet me ista refellere, dum eos non puduerit ista sentire.
Cùm vero ausi sint etiam ea defendere, non jam eorum, sed ipsius generis humani,
me pudet, cujus aures haec ferre potuerunt. August. Epist. 56.]
Je te marquerai au premier jour combien peu l'on doit faire fonds sur les
certificats qui ne servent qu'à constater des prodiges.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXVIII.
Il y a dans ce pays, mon cher Isaac, autant de sectes différentes qu'en
Hollande. Les Anglois sont trop jaloux de leur liberté, pour vouloir être
contraints à penser nécessairement d'une certaine manière, sans être les maîtres
de s'en écarter quand ils viennent à connoître qu'ils sont dans l'erreur. Ils
veulent faire usage de leur raison dans toutes les actions de la vie, & ne
point se rendre esclaves des sentimens particuliers de quelques théologiens.
Quoique chacun ait la liberté en Angleterre de suivre la religion qui lui
paroît la plus probable, celle qu'on appelle l'Anglicane est la dominante.
[Pages e150 & e151]
Le roi & les principaux seigneurs de l'état en font profession, & y
sont attachés. On ne peut posséder de charges en Angleterre & en Irlande,
lorsqu'on n'est point du nombre des Anglicans. On donne à cette religion le nom
d'Eglise simplement: ce qui marque que c'est la principale & la fondamentale
de l'état. Ceux qu'on appelle non-conformistes, ne lui accordent pas un titre si
pompeux. Quelques-uns même la nomment assez cavalierement la secte des partisans
des évêques, Car quoique l'Angleterre ait adopté les sentimens de Calvin, elle a
cependant gardé un cérémonial & un service fort opposés à l'institution de
ce théologien, & qui a assez l'extérieur de celui de l'église Romaine,
sur-tout dans les églises cathédrales, où ces prélats, conservés malgré la
réforme, composent une hiérarchie très-ressemblante à la Romaine. Ces pontifes,
qui sont au nombre de vingt-six, ont des archidiacres sous eux, & ceux-ci y
ont de simples prêtres. Tous ces pasteurs, supérieurs ou subalternes, sont
très-attentifs à recevoir les droits & les dîmes dont jouissoient les
ecclésiastiques papistes; s'étant bien gardés de faire aucune réforme sur cet
article. Les pontifes prennent même séance dans la chambre haute du parlement.
Mais comme le droit canon ne leur permet pas de donner leurs suffrages quand il
s'agit de condamner un criminel à mort, sous le spécieux prétexte que l'église
abhorre le sang, ils se contentent, lorsqu'il faut perdre un de leurs ennemis,
de solliciter & de cabaler contre lui.
Dans le temps que les Anglois étoient encore dans le goût de faire brûler les
protestans pour la gloire de Dieu, la seule déclaration d'un pontife qu'un tel
étoit un hérétique, suffisoit pour le perdre. Aujourd'hui cela n'est plus de
même. Tout le monde est exempt du fagot, de quelque religion qu'il soit; mais il
ne l'est pas de la haine ecclésiastique. Les prêtres des différentes sectes se
haïssent mortellement; & leur mauvaise humeur se répand aussi sur leurs
troupeaux réciproques.
[Pages e152 & e153]
Tel pontife, dans ce pays, donneroit de très-grand coeur ses revenus de dix
ans pour pouvoir tourmenter tout à son aise les presbytériens & les autres
non-conformistes: & ceux-ci, à leur tour, auroient une joie infinie de
pouvoir anéantir cette grandeur & ce faste épiscopal, dont leurs yeux sont
extrêmement blessés: car, quoique dans les points fondamentaux de la religion,
les Anglicans & les presbytériens ayent précisément la même croyance, ils
sont cependant très-désunis par rapport à quantité de coutumes, ou plutôt de
minuties très-puériles; & leurs querelles ont même été si vives, que pendant
quelques années, il en a coûté la vie à certain nombre de personnes. Ainsi, par
une bizarrerie incompréhensible, dans le même temps que les papistes machinoient
très-ardemment la ruine des réformés, ceux-ci leur facilitoient le moyen
d'exécuter leurs desseins, en cherchant à se détruire mutuellement eux-mêmes,
& en se faisant sous les noms d'Episcopaux & de Presbytériens, une
guerre des plus sanglantes. Tu seras peut-être curieux, mon cher Isaac, de
sçavoir quels sont les sujets de division de ces deux sectes. Le hazard m'a
instruit d'un des principaux, qui regarde principalement les Presbytériens
François & Wallons réfugiés en Angleterre.
Je passois l'autre jour avec un de mes amis, devant un temple de réformés
François. Il me pria d'y entrer, & d'écouter le sermon qu'on alloit y faire.
Tu sçais que je ne me fais aucune peine d'entrer dans les temples de toutes les
sectes, & de m'instruire de leurs cérémonies. Je consentis donc à ce que me
proposoit mon ami. A peine fumes-nous assis, que le prédicateur monta en chaire.
Il commença son discours d'un air sage & modeste. J'étois charmé de la façon
dont il s'énonçoit, lorsque, tout-à-coup, j'entendis une rumeur étonnante dans
le temple. Tous les assistans sembloient être devenus des convulsionnaires: l'un
toussoit, l'autre remuoit la tête, plusieurs portoient la main à leurs chapeaux:
mais sur-tout, cinq ou six personnes, assises dans une espéce de parquet, me
paroissoient excessivement agitées. Elles levoient les bras en haut, &
faisoient plusieurs grimaces aussi ridicules que risibles. Surpris de cette
cérémonie bizarre, je voulus en demander la cause à mon ami: & mon
étonnement fut extrême de le voir grimaçant comme les autres. Eh! qu'avez
vous donc, lui demandai-je, que veulent dire tous les gestes ridicules
que vous faites? Sortons, me répondit-il avec un air troublé. Je ne puis
y résister, & je ne pourrois m'empêcher de témoigner publiquement mon dépit,
après l'affront que notre église vient de recevoir.
[Pages e154 & e155]
A ces mots il se leva, & partit brusquement. Il fut suivi des trois
quarts des personnes qui composoient l'assemblée. Qu'avez-vous donc? lui
redemandai-je, lorsque nous fumes dans la rue. Quel est le sujet de votre
altération? Auriez-vous dans votre religion quelque fête qui approchât de celles
des anciennes baccantes? Vos prêtres auroient-ils le don de vous mettre en
fureur? Ce prédicateur, me dit-il, que vous venez de voir, a violé nos
coutumes les plus sacrées; je vais vous apprendre son crime. Il a osé prêcher
sans mettre son chapeau. Hé bien, répliquai-je, quel mal trouvez-vous à
cela? Est-ce que la morale qu'il vous prêchoit en étoit moins excellente?
Croyez-vous que le chapeau ait le pouvoir de communiquer des idées plus nettes
& plus justes à l'entendement, que celles qu'il forme lorsqu'on a la tête
découverte? Comment! c'est donc-là, poursuivis-je, le sujet de tous les
mouvemens de dépit que j'ai vûs dans l'assemblée? Je ne m'étonne plus à présent,
si tant de personnes portoient la main à leurs chapeaux. Il eût été à
souhaiter, reprit mon ami, qu'on eût eu moins de patience, & qu'on
eût ordonné à cet homme de cesser. Que dira-t-on, lorsqu'on sçaura qu'on a
prêché dans notre église sans chapeau? On nous regardera comme devenus
amphibies. On pensera que nous allons nous rendre Anglicans au premier jour.
Voilà ce que c'est que d'avoir la sotte complaisance de laisser parler des
ministres étrangers, qui ne sont point instruits de nos cérémonies & de nos
coutumes!
Surpris de ce que j'entendois, c'est donc, demandai-je, dans la
nécessité de prêcher avec le chapeau, que consiste un des griefs que vous avez
contre les Anglicans? Celui-là, me répondit-on, & celui de ne porter
ni soutane, ni surplis, ni aucun des vêtemens des prêtres épiscopaux, restes
impurs du papisme. Il faut, répliquai-je, en éclatant de rire, que vous
aimiez bien à disputer pour des bagatelles! Et que vous importe-t-il qu'un homme
ait son habit plus court ou plus long, ou qu'il soit d'une couleur blanche ou
noire? Votre législateur & vos premiers docteurs vous ont-ils laissé des
règles pour la façon de s'habiller? Auroient-ils eu le loisir de descendre dans
un détail assez circonstancié, pour marquer combien d'aunes de drap il entrera
dans l'habit des prêtres?
Mes plaisanteries, mon cher Isaac, ne plurent point à mon ami. Il étoit zélé
presbytérien.
[Pages e156 & e157]
Je vois bien, me dit-il, que vous prenez le parti des épiscopaux.
Vous devriez cependant leur être contraire, puisque les Juifs ne se découvrent
jamais dans leurs synagogues. Il est vrai, lui répondis-je, que c'est-là
notre coutume, & qu'elle est universelle chez tous les Israélites. Nous
suivons en cela l'ancien usage. Et dans les pays où les perruques sont
inconnues, chez les Turcs, les Persans, &c. on ne se découvre jamais la
tête. Mais nous ne regardons point cette coutume comme une chose essentielle aux
cérémonies de notre religion. Vous faites bien, reprit mon ami. Vous êtes
les maîtres d'agir comme vous voulez, & nous aussi. Tandis donc qu'il y aura
des presbytériens Wallons & François, il se trouvera, grace à Dieu, des gens
qui, en dépit des épiscopaux, enfonceront fortement le chapeau, &
résisteront à tous les orages. A ces mots, mon ami prit congé de moi, &
me quitta assez mécontent.
Tu ne dois point être surpris, mon cher Isaac, de la façon brusque de mon
ami, & de son zéle outré. En général, tous les presbytériens sont
excessivement prévenus en faveur de leur culte & de leurs coutumes. Ils sont
sévères & fiers, & ne se piquent d'aucune complaisance, lorsqu'il s'agit
de changer quelque chose à leurs usages. Plus leurs adversaires ont de crédit,
& plus ils font tête à l'orage. On obtiendroit moins difficilement des
jansénistes l'acceptation de la bulle Unigenitus, que l'on ne réduiroit
les presbytériens à se couvrir la tête pendant qu'on chante les pseaumes, &
à ne point mettre leur chapeau pendant qu'on ne fait que les lire. Voilà, je te
l'avoue, mon cher Isaac, de plaisantes bizarreries. Il faut bien aimer le titre
de non-conformistes, pour le vouloir obtenir par l'entêtement opiniâtre à ne
point s'écarter d'un usage aussi indifférent.
Ne va pas t'imaginer que l'Anglican soit plus raisonnable, & moins entêté
de ses pratiques. Un chapeau sur la tête d'un prédicateur en chaire l'irrite, le
suffoque, le fait tomber en convulsion: & il aimeroit mieux voir périr tous
les non-conformistes de l'univers, que d'avoir pour eux la condescendance
charitable & fraternelle d'abandonner son surplis, d'éteindre un de ses
cierges, & de supprimer une de ses génuflexions superstitieuses. Vous
êtes des obstinés, disent-ils impérieusement aux presbytériens, de ne
vouloir pas vous prêter à des choses indifférentes.
[Pages e158 & e159]
Et vous des persécuteurs, leur répondent fiérement le presbytériens,
de vouloir tyranniquement nous assujettir à de pareils usages. C'est
précisément parce qu'ils sont indifférens, que vous êtes inexcusables de vous
aheurter à vouloir nous y soumettre, nous qui ne les regardons point comme
tels.
L'habillement & le maintien des théologiens presbytériens répond assez au
fonds de leur caractère. Ils marchent gravement, ont un air fâché. Leur
physionomie disparoît & s'éclipse en partie sous un chapeau d'une vaste
& large circonférence: leurs épaules sont chargées d'un long & ample
manteau. Un presbytérien, transplanté dans Paris, y seroit aisément pris pour
quelque docteur appellant au futur concile, brouillé avec son évéque, &
disgracié de la cour.
Un théologien Anglican, au contraire, vêtu d'une soutane de l'étoffe la plus
exquise, ceint d'une large ceinture de taffetas, quelquefois voltigeante,
entouré d'une ample & magnifique robe artistement rattachée sur ses épaules,
par un nombre innombrable de plis, coëffé d'une perruque blonde & bien
poudrée, couvert d'un fin castor orné d'un épais cordon tortillé finissant en
rose, ne ressemble pas mal aux ecclésiastiques du grand air que l'on voit en
France, sur-tout dans les grandes villes. Rogue, altier & dédaigneux, il ne
voit au-dessous de lui les autres mortels, que comme des chétifs insectes
indignes de son attention; & se regarde déja d'avance comme un des prélats
de l'église Anglicane, & comme membre de la chambre haute. Charmé de voir le
presbytérien mépriser les grandeurs, il rit en lui-même de ce qu'il s'ôte ainsi
tous les moyens d'y parvenir: & bien éloigné de songer à se rapprocher de
lui & des autres non-conformistes, il ne tend qu'à les soumettre
impitoyablement à son joug. En un mot, fier & superbe d'être de la religion
dominante, il veut que tout subisse ses loix sans exception. Figure-toi un
jésuite, mon cher Isaac, qui, pour convertir à sa croyance tous les Protestans
du monde, ne voudroit pas sacrifier une des lampes qui brûlent devant l'idole
d'Ignace, son chef & son législateur.
Il faut que je t'avoue, qu'en partant de Paris, je croyois avoir abandonné
pour toujours les jansénistes & les molinistes.
[Pages e160 & e161]
Mais, en arrivant en Angleterre, j'en ai retrouvé dans les Anglicans &
les Presbytériens de si parfaites copies, que si les miracles étoient à la mode
en ce pays-ci, comme en France & en Italie, je ne doute pas que l'on n'y
canonîsât de temps en temps quelques pontifes Anglicans, pour avoir travaillé à
la destruction des non-conformistes, & qu'on ne vît enfin les presbytériens
cabrioler sur le tombeau de quelque saint Paris non-conformiste.
Les Anglois se moquent des disputes de religion qui troublent aujourd'hui la
France. Ils ont raison: rien ne marque plus la foiblesse & la superstition
du peuple, que d'être la dupe de la haine, de l'ambition & de la mauvaise
foi de quelques ecclésiastiques audacieux, qui, sous le prétexte d'éclaircir
certains points de doctrine, troublent la société, & intéressent enfin
l'état dans leur querelle particulieres. Mais ces mêmes Anglois ne sont-ils pas
dans le cas des François? Leurs théologiens Anglicans ne fomentent-ils pas
autant qu'ils peuvent, dans l'esprit de leurs ouailles, un zèle outré contre les
non-conformistes? Ne voudroient-ils pas, si cela dépendoit d'eux, que tout
l'univers fût obligé d'adopter leurs sentimens, dût-il en couter la vie à la
moitié des hommes. Ne seroient-ils pas charmés d'avoir beaucoup de part au
gouvernement, & de le troubler s'ils pouvoient? Où peut-on donc trouver une
copie plus parfaite d'un jésuite que dans un théologien Anglican? Il y a
presqu'autant de ressemblance entre un Presbytérien & un janséniste. Ils
sont tous les deux également entêtés de leurs opinions. Ils déclament sans cesse
contre les grandeurs, & ils en sont tous les deux exclus. Ils affectent
également un air sévère, prêchent du nez, sont vêtus lugubrement, se déclarent
ennemis des plaisirs, haïssent mortellement leurs adversaires, ont une ambition
démesurée, & tâchent de la cacher sous un extérieur pieux. Y a t-il entre
les mortels de ressemblance plus parfaite?
Il faut donc avouer, mon cher Isaac, que c'est injustement que les Anglois
reprochent aux François les troubles du Molinisme & du Jansénisme. Il est
aisé à ces derniers de se justifier par la voie de récrimination. Je conviens
que les égaremens des uns ne doivent point autoriser ceux des autres, mais ils
servent à les excuser. Par-tout où il y a des théologiens, il y a de l'ambition,
de la jalousie, de la vanité; & par conséquent des disputes & de la
persécution. Le peuple, facile à séduire, s'attache aux différentes opinions,
selon qu'elles le frappent d'abord. Il n'a point assez de prudence pour les
approfondir, ni de science pour en venir à bout. On ne doit donc pas s'étonner,
s'il suit aveuglément ceux qu'il a choisis pour ses guides. Il fait à Londres,
en faveur des Anglicans & des Presbytériens, ce qu'il fait à Paris en faveur
des Molinistes & des Jansénistes, & toujours sans connoître pourquoi il
pense d'une façon plutôt que d'une autre. S'il n'y avoit que des philosophes
& des théologiens sur la terre, ces derniers ne trouveroient à coup sûr
guères de gens disposés à s'intéresser dans leurs disputes.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux, & que le Dieu
de nos peres éloigne de toi tout esprit de dispute.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXXXIX.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Anglais sont persuadés, mon cher Isaac, qu'ils l'emportent pour les
sciences sur toutes les nations. Ils s'imaginent que la nature leur a accordé
des talens qu'elle a refusés aux autres peuples. Quand on veut leur représenter
qu'il n'est aucune raison convaincante par laquelle on puisse prouver qu'ils
doivent jouir de cet avantage, & qu'il est extraordinaire de penser qu'un
homme né à dix lieues de la patrie d'un autre, reçoive, par le climat, des
impressions qui produisent des qualités qui ne peuvent se trouver dans cet autre
homme, ils citent les fameux auteurs qui se trouvent chez eux: ils en font un
pompeux éloge; & ils demandent pourquoi donc il ne se trouve point de
semblables génies dans les autres nations? Les personnes qui disputent de
mauvaise foi, ou qui ne peuvent vaincre leurs préjugés, nient d'abord que les
grands auteurs Anglois soient au-dessus de ceux des autres nations.
[Pages e164 & e165]
Mais quand on veut agir & parler sincérement, j'avoue que cette objection
a quelque chose d'embarrassant. Il faut avouer qu'il y a en Angleterre des
écrits qui paroissent être faits par des gens qui avoient quelque chose de
commun avec la Divinité. Quiconque a lû Locke & Newton avec assez
d'application pour sentir tout ce qui se trouve d'excellent dans ces
philosophes, connoît bien en lui-même qu'il y a chez les Anglois des gens qui
pensent plus fortement & plus solidement que chez les autres peuples.
Je sçais, mon cher Isaac, que la liberté dont on jouit ici, donne une
hardiesse & une élévation à l'esprit qu'il ne peut avoir dans bien des pays.
Si l'on veut former des philosophes, il faut laisser aux hommes la liberté de
penser, & de faire usage de leur réflexion. Il seroit aussi ridicule de
vouloir trouver un homme tel que Locke dans toute l'Espagne, que d'entreprendre
de faire croître un oranger enfermé dans une caisse étroite jusqu'à la hauteur
d'un autre planté en pleine terre dans un lieu favorable. Mais s'il est des
nations que la gêne & la contrainte empêchent de s'élever, il en est
d'autres qui sont aussi libres que l'Angloise, & qui peuvent aussi donner
l'essor à leur imagination. D'où vient donc ne se trouve-t-il point chez elles
des génies aussi grands que ceux des philosophes Anglois?
Voilà, mon cher Isaac, quelques raisons qui paroissent favoriser l'opinion où
sont les habitans de ce pays, qu'il doit y avoir chez eux plus d'esprit &
plus de science que chez leurs voisins. Mais ces raisons-là sont plus spécieuses
que solides; car en approfondissant les choses, on trouve qu'il y a eu chez les
autres peuples des génies aussi grands & aussi sublimes que parmi les
Anglois, quoiqu'ils n'ayent point produit des ouvrages aussi parfaits. Ce que je
dis là paroît d'abord un paradoxe: & rien n'est cependant plus certain. Dans
les temps que la philosophie étoit obscurcie par les ténébres que les
commentateurs d'Aristote & les scholastiques avoient si abondamment
répandues sur elle, les Anglois, ainsi que les autres hommes, en proie aux
visions & aux chimères péripatéticiennes, suivoient aveuglément les préjugés
dont ils étoient imbus. Toute la force de leur imagination ne leur servoit de
rien: & ils étoient, comme les autres, les esclaves d'Aristote, & des
formes substantielles de ses disciples. Ils avoient secoué le joug des
théologiens Romains: & ils conservoient celui des philosophes scholastiques.
[Pages e166 & e167]
Un François, dans ce temps d'aveuglement, osa le premier refuser de rendre
hommage à l'idole. Il fit plus: il écrivit contre le culte qu'on lui rendoit:
& Gassendi, par ses sçavantes dissertations contre Aristote, servit de
précurseur à Descartes, le restaurateur de la philosophie, & le destructeur
du péripatétisme. Les hommes enfin, plongés depuis si long-temps dans un gouffre
de visions & de chimères, commencerent à faire usage de leur raison: &
il leur fut permis d'examiner une opinion avant de la recevoir. A un nombre
infini de mensonges & de puérilités, succédèrent plusieurs découvertes aussi
surprenantes qu'utiles. On connut le ridicule de l'horreur du vuide: on apprit
que l'air étoit pesant: on se servit de lunettes d'approche: la géométrie fut
poussée très-loin: on s'accoutuma à la faire entrer dans les raisonnemens: &
l'on tâcha, autant qu'on put, de la prendre pour guide.
Tandis que ces heureuses révolutions arrivoient en France, que faisoit-on en
Angleterre? Rien du tout, ou du moins bien peu de chose. Hobbes, ami &
admirateur de Gassendi, étoit pour lors le seul grand philosophe qu'il y eût en
ce pays. Mais combien étoit-il éloigné & de Gassendi & de Descartes? Ses
ouvrages (1), quoique remplis de bonnes choses, démontrent la supériorité des
philosophes François.
[(1)Elementorum philosophiae sectio prima de corpore. Voyez aussi
Praelectiones sex ad Professores Stavilianos, & un autre livre
intitulé: De homine, sive elementorum philosophia, sectio secunda.]
On n'y voit point un systême établi d'une manière persuasive. On ne peut même
dévélopper & comprendre ses sentimens dans bien des endroits. Là où il
paroît n'admettre que la matière pour premiere divinité, il est au-dessous de
Spinosa: & lorsqu'il semble croire un Dieu auteur de toutes choses, il
n'approche nullement de Descartes, dont les écrits déssillerent les yeux aux
sçavans d'Angleterre.
Dès qu'ils eurent vû leurs erreurs, ils profitérent des lumières qu'ils
avoient reçues, pour perfectionner les découvertes de ceux qui les avoient
éclairés. Ils firent ce que les autres auroient fait, s'ils avoient pû vivre
assez long-temps, ou si on leur eût rendu les mêmes services qu'ils avoient
rendus à ceux qui leur succédoient.
[Pages e168 & e169]
Je ne balance point à soutenir, qu'il faut autant de force d'esprit & de
justesse d'imagination, pour découvrir au milieu des ténébres le chemin de la
vérité, que pour arriver au bout de la carrière, quand on est éclairé dans sa
route. Je conviens que Newton est au-dessus de Descartes & de Gassendi. Mais
si l'Anglois avoit été à la place des François, peut-être ne fût-il pas allé
aussi loin qu'eux. Considère, mon cher Isaac, que certains principes généraux de
Newton sont les mêmes que ceux que Gassendi a établis sur les ruines du
péripatétisme. La nécessité du vuide, si long-temps condamnée, & comme
oubliée pendant plus de douze cens ans, avoit été démontrée par ce philosophe
François. C'est sur ce vuide ramené de si loin, que Newton a fondé une de ses
principales raisons pour montrer l'impossibilité de l'existence des tourbillons
de Descartes: & pour combattre le systême Cartésien, il s'est servi en
partie des armes des Gassendistes.
Je crois donc, mon cher Isaac, qu'on ne peut, lorsqu'on veut réfléchir
attentivement, se persuader cette supériorité de génie, que les Anglois
prétendent avoir sur tous les autres peuples. Il faut avouer qu'ils ont
actuellement les plus grands philosophes du monde. Mais comme ils en sont
redevables aux François, il n'est point impossible que ceux-ci, à leur tour, ne
leur aient l'obligation de quelque grand homme, qui égalera, & peut-être
surpassera Newton. Car, quant à ceux qui refusent actuellement de reconnoître la
prééminence des philosophes Anglois, il faut qu'ils soient aveuglés, ou par
leurs préjugés, ou par leur ignorance. Une légère comparaison entr'eux & les
adversaires qu'on peut leur opposer, suffit pour éclaircir cette vérité.
Descartes détruisit les chimères scholastiques: il apprit aux hommes à
connoître les erreurs des anciens; & leur traça des moyens pour découvrir
les siennes. Il fit de grands progrès dans la géométrie. C'est lui à qui l'on
est redevable de la manière de donner les équations algébraïques des courbes.
Peu s'en faut qu'il n'ait perfectionné la dioptrique, qui devint entre ses mains
un art tout nouveau. Il se servit, avec beaucoup d'avantage, dans cette science,
de cet esprit de géométrie & d'invention que le ciel lui avoit accordé,
& qu'il perfectionna par une étude pénible & assidue.
[Pages e170 & e171]
Voilà bien des talens: mais aussi, voici bien des défauts. Il s'est trompé
sur la nature de l'ame. Ses preuves de l'existence de Dieu ne sont point
toujours justes & évidentes. Les idées innées qu'il a soutenues
opiniâtrement, n'ont aucune apparence de vérité. Il a donné dans l'erreur sur
les loix du mouvement, & sur la nature de la lumière. Il a plus fait: il a
adopté les puérilités & les jeux de mots qu'il reprochoit aux scholastiques.
En se jouant du terme d'indéfinité, il a soutenu que l'étendue & la
matière n'étoient ni finies ni infinies. Il a voulu enfin persuader qu'il
croyoit que Dieu pouvoit changer l'essence des choses.
Newton profita & des lumières & des défauts de Descartes. Il fit un
aussi grand chemin du point où Descartes avoit laissé la géométrie, que celui-ci
avant lui en avoit fait un considérable de l'état où il l'avoit trouvée. Je
conviens que le mérite personnel est égal dans cette occasion entre ces deux
philosophes. Mais il faut pourtant avouer que Newton est un géomètre beaucoup
plus parfait que Descartes. L'Anglois a dans toutes les autres parties de la
philosophie le même avantage sur le François. On peut dire que Newton, après
avoir découvert un nouveau monde, a trouvé le moyen d'en dévélopper les secrets
les plus cachés. Il a fait connoître les erreurs de Descartes sur la nature de
la lumière, & y a substitué des vérités évidentes, démontrées par des
expériences. Il a détruit tous ses tourbillons: il a fait voir l'impossibilité
de leur existence, & il a substitué à leur place l'attraction, dont il a
démontré les effets, & calculé les proportions. C'est à ce philosophe que
1'univers est redevable d'une connoissance dont il avoit été privé jusqu'à lui.
Newton a appris aux sçavans étonnés, que la méchanique des forces centrales est
la seule cause qui fasse peser tous les corps à proportion de leur matière,
& que ces forces centrales produisent le mouvement des planettes & des
comètes. S'il est permis de croire qu'un homme ne sera jamais égalé, n'est-il
pas naturel de penser que ce doit être un philosophe qui développe les loix de
la nature avec tant d'habileté? Du moins faut il avouer que s'il peut naître
quelqu'un qui produise des ouvrages comparables aux siens, tous ceux qu'on a
aujourd'hui leur sont infiniment inférieurs.
[Pages e172 & e173]
Quelques sçavans, & sur-tout les Cartésiens, n'hésitent point à comparer
Mallebranche avec Locke. Je trouve, mon cher Isaac, entre ces deux philosophes
une aussi grande différence qu'entre Descartes & Newton. Mallebranche, dans
ses illusions outrées & sublimes, paroît plutôt un poëte qu'un véritable
philosophe. Il a voulu s'élever trop haut; &, au lieu de parvenir jusqu'au
ciel, il est resté, à mi-chemin. Il n'a pû connoître ce qu'il cherchoit à y
découvrir, & il a perdu si fort la terre de vûe, qu'il n'a sçu en pénétrer
les secrets. Il a admis des idées innées & d'autres, par lesquelles nous
voyons tout en Dieu. Il n'a pû se persuader démonstrativement qu'il existât des
corps. En un mot, sa philosophie n'est qu'un roman ingénieux, & quelquefois
inintelligible.
Locke, sage & vrai dans ses principes, juste dans ses conséquences, exact
dans ses preuves, y a développé les secrets les plus cachés de l'entendement
humain. Il a appris aux sçavans à ne décider que sur les choses qu'ils
connoissoient évidemment. Les philosophes, avant lui, avoient donné sur la
nature de l'ame, des visions pour des vérités. Il a détruit ces chimères, ruiné
les notions innées, prouvé démonstrativement que toutes nos idées nous viennent
par nos sens. Et, ayant anatomisé les causes de la raison humaine, &
développé aux mortels toutes les connoissances qu'ils doivent espérer d'acquérir
sur l'essence de l'ame, il leur a fait voir, avec autant de bonne-foi que
d'évidence, qu'ils ne seront jamais capables de connoître parfaitement la nature
de l'esprit, & de sçavoir s'il n'a pas plû à la Divinité d'accorder à un
être purement matériel la faculté de penser. (1)
[(1) Voici comment s'explique sur la nature de l'ame le plus sage des
philosophes, «Peut-être, dit-il, nous ne serons jamais capables de connoître si
un être purement matériel pense ou non, par la raison qu'il nous est impossible
de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans la révélation, si
Dieu n'a point donné à quelques amas de matière disposée, comme il le trouve à
propos, la puissance d'appercevoir & de penser; ou s'il a joint & uni à
la matière ainsi disposée, une substance immatérielle qui pense. Car, par
rapport à nos notions, il ne nous est pas plus mal-aisé de concevoir que Dieu
peut, s'il lui plaît, ajouter à notre idée de la matière la faculté de penser,
que de comprendre qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de penser,
puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, & à quelle espèce de
substance cet être tout-puissant a trouvé à propos d'accorder cette puissance,
qui ne sçauroit être dans aucun être créé, qu'en vertu du bon plaisir & de
la bonté du Créateur. Je ne vois pas quelle contradiction il y a que Dieu, cet
être pensant, éternel, tout-puissant, donne, s'il veut, quelques dégrés de
sentiment, de perception & de pensée à certains amas de matière créée &
insensible, qu'il joint comme il le trouve à propos.» LOCKE, Essais philosoph.
sur l'entendement humain. liv. 4. chap. 3, p. 445.]
[Pages e174 & e175]
Considère, mon cher Isaac, combien ces sentimens sont plus vrais, plus
naturels & moins alambiqués que ceux de Mallebranche. Compare la candeur
& la sincérité du métaphysicien Anglois avec la présomption & l'orgueil
du François. Non-seulement celui-ci borne le pouvoir de la Divinité dans ce qui
regarde l'ame des hommes, mais il adopte un systême aussi ridicule
qu'insoutenable sur celle des bêtes, qui ne sont, selon lui, que de simples
machines, telles qu'une horloge, qui mangent sans plaisir, crient sans
douleur, ne desirent rien, & ne craignent rien. Il falloit, mon cher
Isaac, que Mallebranche eût bien de la vanité, pour se persuader qu'il viendroit
facilement à bout de persuader de pareilles imaginations. Je sçais qu'il ne fit
que suivre Descartes, qui les avoit inventées; mais il est toujours
très-blâmable, & il devoit les rejetter. Mais, comment eût-il cru que la
matière pouvoit être susceptible de sentiment, lui qui n'admettoit l'existence
des corps que par complaisance, & qui trouvoit mauvais que son maître n'en
dôutât point entiérement. Pour être pleinement convaincu, dit-il,
qu'il y a des corps, il faut qu'on nous démontre non-seulement qu'il y a un
Dieu, & que Dieu n'est point trompeur, mais encore que Dieu nous a assuré
qu'il en a effectivement créés; ce que je ne trouve point prouvé dans les
ouvrages de M. Descartes. Dieu ne parle à l'esprit, & ne l'oblige de croire
qu'en deux manières; par l'évidence & par la foi. Je demeure d'accord que la
foi oblige à croire qu'il y a des corps: mais pour l'évidence, il me semble
qu'elle n'y est point, & que nous ne sommes point portés à croire qu'il y
ait des corps. (1)
[(1) Recherche de la Vérité, Eclaircissement sur le premier livre,
page 499.]
Penses-tu, mon cher Isaac, que Locke eût jamais voulu prouver qu'il
n'existoit que Dieu & notre esprit? Il étoit trop sage pour se laisser
tromper à ces sublimes illusions.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux; & n'admets
jamais qu'une philosophie raisonnable & sensée.
De Londres, ce...
***
[Pages e176 & e177]
LETTRE CXL.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je t'ai parlé, mon cher Isaac, dans ma derniere lettre, des philosophes
Anglois. Je vais continuer aujourd'hui à te donner une idée des autres sçavans
de ce pays. Tu connois les ouvrages du fameux chancelier Bacon. Il a été, en
quelque sorte, le précurseur des Descartes & de Gassendi; l'on peut dire
qu'il avoit annoncé aux hommes que la fin des impertinences scholastiques
approchoit. Il connut l'imperfection où étoit la philosophie, & fournit le
premier des moyens pour y remédier. (1)
[(1) Il prouva parfaitement que la philosophie d'Aristote ne devoit point
être regardée comme meilleure que celle des autres philosophes anciens: qu'elle
avoit été méprisée pendant long-temps chez les Grecs & les Payens, &
qu'elle n'avoit trouvé de nouveaux approbateurs que dans les temps d'ignorance,
& après que les sciences avoient été négligées. Quod vero putant homines
in philosophiâ Aristotelis magnum utique consensum esse, cùm post illam pridem
antiquorum philosophiae cessaverint & exoleverint: est apud tempora quae
sequuta sunt, nil melius inventum fuerit; adeò ut illa tam benè posita fundata
videatur, ut utrumque tempus ad se traxerit. Primo, quod de cessatione
antiquarum philosophiarum post Aristotelis opera edita homines cogitant, id
falsum est: diù enim postea, usque ad tempora Ciceronis & saecula sequentia,
manserunt opera veterum philosophorum. Sed temporibus insequentibus, ex
inundatione Barbarorum in imperium Romanum, postquàm doctrina humana velut
naufragium perpessa esset, tùm demùm philosophiae Aristotelis & Platonis
tanquam tabula ex materiâ leviore & minus solidâ per fluctus temporum
servatae sunt. Bacon. Novum Organum scientiar. Lib. 1, cap. 77. P. 278.]
Un Protestant de mes amis me disoit il y a quelques jours, que Savonarole
avoit préparé la venue de Calvin, de Luther, & des autres réformateurs:
& que Bacon avoit frayé le chemin aux philosophes d'aujourd'hui. Il ajouta,
qu'il sembloit que le sort s'étoit plu à persécuter ces précurseurs.
Savonarole, dit-il, fut pendu: & Bacon fut condamné, par la
chambre des pairs, à une amende considérable, & à perdre sa charge de
chancelier. Les Anglois font beaucoup de cas des Oeuvres morales de cet
auteur. Ils ont raison. Elles sont très-bonnes; quoiqu'elles n'approchent
nullement, pour l'agrément & la délicatesse, des Essais de Michel de
Montaigne._
[Pages e178 & e179]
Autant que les physiciens & métaphysiciens Anglois sont au-dessus des
physiciens & métaphysiciens François, autant les sceptiques François
sont-ils, à leur tour, au-dessus des sceptiques Anglois. Aucun auteur de ce pays
ne peut être égalé en ce genre à Montaigne, & encore moins à Bayle. Je doute
même qu'il y ait aucun écrivain d'une aussi vaste littérature que ce dernier,
qui, par un effort presque inconcevable, a trouvé le moyen de traiter les
questions les plus abstraites d'une manière à en rendre la lecture agréable aux
gens du monde, & même aux femmes.
Tu sçais, mon cher Isaac, que les Anglois n'ont aucun historien qui mérite
d'être comparé à Tite-Live, à Tacite, à Salluste, à Fra-Paolo, à de Thou, &
non pas même à Daniel. Chose surprenante, que l'esprit de parti puisse encore
davantage sur les habitans de ce pays que sur les jésuites. Dans ces derniers
temps, Burnet a bien eu dessein d'imiter de Thou: mais on a trouvé qu'il n'en
avoit eu que la seule volonté; n'en approchant ni pour l'exactitude de la
collection des faits, ni pour la netteté de leur arrangement, ni pour la pureté
du style de leur narration, sans parler de la partialité que les différens
partis lui ont violemment reprochée. On a dit, que dans toute sa premiere
partie, il n'avoit fait l'éloge que de cinq ou six honnêtes gens, au nombre
desquels il n'avoit pas manqué de se ranger. A cet égard, la critique pourroit
être injuste: & ce défaut, supposé que c'en soit un, pourroit venir moins de
la prétendue malignité de l'historien, que de l'extrême disette de sujets
véritablement louables. En effet, dans toute l'histoire d'Angleterre, on auroit
peut-être assez de peine à rencontrer deux regnes aussi généralement corrompus
& tyranniques que ceux qu'il avoit entrepris de dépeindre. Quoiqu'il en
soit, on ne sçait que trop qu'il est impossible à un Wigh de pouvoir se contenir
dans de justes bornes, lorsqu'il traite de matières qui regardent les Torys,
& que ceux-ci, à leur tour, ne sont ni plus modestes ni plus équitables.
Compter sur l'autorité des historiens Anglois, ce seroit ajouter foi aux
écrits qui parurent en France sous Charles IX & Henri III, & il est bien
difficile qu'il se trouve jamais dans ce pays des gens capables d'écrire une
histoire exacte, & digne de la postérité la plus reculée. Deux choses
semblent s'y opposer.
[Pages e180 & e181]
La premiere est la haine qui regne dans les partis opposés; la moitié de la
nation étant toujours l'ennemie jurée de l'autre. La seconde est la présomption
& la bonne opinion que les Anglois ont d'eux-mêmes. Il leur est impossible
de pouvoir accorder aux autres nations quelques avantages qui aillent à diminuer
leur gloire. Déguisant sans scrupule la vérité des faits qui se passent chez
eux, comment ne changeroient-ils point ceux qui sont arrivés ailleurs, pour peu
qu'ils leur soient contraires?
Si les Anglois n'ont point de bons historiens, ils ont en revanche
d'excellens poëtes. Tu connois, mon cher Isaac, le Paradis perdu de
Milton. Ce poëme n'a point toutes les beautés de l'Enéïde, mais je
t'avoue que je l'aime beaucoup mieux que la Jérusalem délivrée de
Tasse. Il me paroît que le poëte Anglois s'est servi plus avantageusement
de sa religion. Je ne crois pas qu'on trouve dans Virgile & dans Homère,
rien de plus sublime que le portrait que fait Milton de l'Etre éternel, qui va
combattre contre les Anges rebelles. Le Tout-puissant, dit-il, prit
ses armes des mains de la terreur. Cette idée a quelque chose de majestueux:
& dès qu'on ose faire combattre la Divinité, & l'introduire comme un
simple héros dans une bataille, on ne peut lui donner un écuyer qui lui
convienne mieux que la terreur.
Walter est un poëte bien au-dessous de Catulle, & bien au-dessus de
Voiture. Ses écrits, galans & remplis de graces, mais foibles &
quelquefois languissans, tiennent un milieu entre les fleurs brillantes &
vives de la Fontaine, & les fausses saillies du Guarini. Il n'a ni tout le
mérite de l'auteur François, ni tous les défauts de l'Italien.
Pope est, sans contredit, un des grands poëtes qu'ait produits l'univers. (1)
[(1) M. l'abbé du Resnel, un des meilleurs poëtes qu'il y eût en France, a
traduit en vers plusieurs poëmes de M. Pope, les quatre épîtres, intitulées
Essai sur l'homme, le poëme qui a pour titre: Essai sur la
critique. Ainsi les ouvrages de M. Pope sont aussi connus & aussi
estimés aujourd'hui en France qu'en Angleterre. Ceux qui n'auront pas lû ces
poëmes excellens, pourront juger de leur bonté par ces vers que j'extrais de
l'Essai sur la Critique.
Sincere, mais sans fiel, laissez à la
satyre
Le dangereux plaisir de mordre & de médire.
N'allez pas
cependant, louangeur ennuyeux,
Lâchement prodiguer l'encens fastidieux.
Qu'un auteur importun que la faim embarrasse
S'épuise en traits
flatteurs dans une dédicace;
Ses éloges forcés ne sont pas mieux reçus
Que les sermens qu'il fait de ne composer plus.
Sur de vils écrivains le
mieux est de se taire.
Laissez les sots en paix dans leurs vers se
complaire;
Leur orgueil, enivré de mensonges flatteurs,
Se console
aisément du mépris des lecteurs.
Le sçavoir ne peut rien contre leur
ignorance.
L'esprit plein de projets, le coeur plein d'espérance,
Sourds
aux cris du bon sens, ils vont toujours leur train. Insensibles aux coups, on
les déchire en vain.
C'est un sabot qui dort sous le fouet qui l'agite,
Par le mauvais succès leur courage s'irrite.
Tel on voit un joueur, que
le malheur poursuit,
S'animer par la perte au jeu qui le séduit.
Combien
en voyez-vous pleins d'une sombre ivresse,
Arriver, en rimant, jusques à la
vieillesse!
D'un cerveau sans chaleur pitoyables enfans,
Leurs vers secs
& glacés n'ont ni feu ni bon sens:
Et dans les noirs accès de leur
mélancolie,
Ils n'ont d'autre Apollon qu'un reste de folie.
Mais
méprisés de tous, ils ne sont qu'ennuyeux.
Il est d'autres esprits bien plus
pernicieux.
Essai sur la Critique, chant IV.
On peut juger par ce
morceau, si M. Pope ne mérite pas d'être comparé à Horace & à Boileau.]
[Pages e182 & e183]
On peut & l'on doit même le regarder comme le digne rival de Boileau, de
Racine, de Virgile & d'Homère. Ce dernier auteur est peut-être plus parfait
dans la traduction Angloise, que dans l'original. Je ne crois pas qu'il y ait
rien de plus ingénieux, de plus badin & de plus galant que le poëme de la
Boucle de cheveux enlevée. Le Lutrin de Boileau a quelque chose de
plus mâle & de plus fort; mais il est beaucoup moins enjoué. On m'a assuré
dans ce pays, que Pope n'avoit guères plus de vingt ans, lorsqu'il composa ce
charmant ouvrage. La majesté du portrait que fait Virgile des plaisirs que les
héros goûtent dans les champs Elisées, ne surpasse point la riante image que
donne Pope des amusemens qu'ont les femmes après leur mort. Ne crois pas,
fait-il dire à une Sylphe, que lorsqu'elles meurent, leurs goûts finissent
avec elles. Elles les conservent toujours. Si elles ne jouent plus, elles
regardent avec plaisir les cartes qu'elles ont aimées: la vûe d'un jeu d'hombre
les divertit & les amuse.
[Pages e184 & e185]
Si elles ne brillent pas dans leurs chars, elles aiment au moins à voir
des équipages magnifiques. Leurs ames retournent toujours à leurs premiers
élémens, dont elles empruntoient leurs caractères. Des femmes fieres &
hautaines deviennent des Salamandres, & s'élèvent toujours avec le feu, leur
éternel séjour. Celles qui ont été douces & complaisantes, vont habiter les
eaux & coulent comme elles. Elles boivent avec les nymphes le thé
élémentaire. Les prudes, transformées en Gnomes, descendent dans les entrailles
de la terre, & vont de tous côtés cherchant à faire du mal. Les vaines &
les coquettes, changées en Sylphes, voltigent & folâtrent dans les airs.
Avoue, mon cher Isaac, qu'on ne sçauroit mieux se servir des rêveries des
Cabalistes, pour faire une critique fine & enjouée des défauts du beau sexe.
Tous les différens caractères des femmes se trouvent justement définis dans la
description des plaisirs qu'elles doivent goûter après leur trépas: par un de
ces coups réservés aux grands maîtres, le poëte les suppose mortes; & les
dépeint vivantes d'une manière si vive & si vraisemblable, que chaque coup
de pinceau est un portrait parfait.
Le comte de Rochester a écrit plusieurs satyres d'un style aussi énergique
que celui de Boileau. Il avoit une imagination vive & brillante. Il vécu
comme Pétrone, & mourut comme La Fontaine. Il s'étoit piqué toute sa vie de
passer pour esprit-fort; quelque-temps avant que de sortir de ce monde, il
changea entiérement sa façon de penser. La crainte du trépas, & des suites
qu'il entraîne après lui, l'épouvantèrent. Dans ses derniers momens, il eut
recours à un docteur, & voulut cependant, pour ménager sa réputation de
philosophe, capituler avant que de se rendre. Mais après quelques conférences
avec le théologien, il signa tout ce qu'on voulut; & il ne lui fut pas même
accordé de pouvoir garantir sa philosophie, qui fut totalement sacrifiée. Il
reconnut toutes ses erreurs: peu de temps après sa mort, le docteur Burnet
publia le récit de cette fameuse conversion.
C'est-là, mon cher Isaac, la coutume ordinaire des athées. Pendant qu'ils
jouissent d'une santé parfaite, ils refusent de croire l'existence d'une
Divinité, ou du moins font-ils ce qu'ils peuvent pour en venir à bout; parce
qu'ils se figurent pouvoir se plonger avec plus de tranquillité dans tous les
vices.
[Pages e186 & e187]
Mais dès qu'ils sont prêts à sortir de la vie, leur fausse philosophie
s'évanouit. Ils se jettent entre les bras de ceux qui leur promettent de
dissiper leurs ténébres; ils deviennent aussi soumis qu'ils étoient auparavant
incrédules. Il n'est rien qu'on ne vienne à bout de leur persuader avec facilité
dans ces derniers momens. Ils reçoivent pour bon tout ce qu'on leur dit alors;
ils reprennent des préjugés dont ils avoient cru s'être guéris pour toujours:
témoins ces imbéciles qui se font revêtir d'habits de moine, & qui ordonnent
qu'on les enterre dans ce ridicule équipage.
Ce n'est pas la raison qui persuade un homme qui attend pour croire en Dieu
l'instant qui va le priver de la vie; c'est la crainte, c'est la frayeur. Pour
être convaincu de l'évidence de cette vérité, on n'a qu'à faire réflexion que
tous ceux qui se convertissent à l'heure de la mort, embrassent toujours la
religion dans laquelle ils sont nés. En effet, si l'examen avoit lieu dans leur
choix, il est bien certain qu'on verroit quelquefois de ces personnes en choisir
une différente; puisque cela arrive très-souvent parmi ceux qui étudient les
différentes croyances, lorsqu'ils sont encore éloignés du trépas. Combien donc,
mon cher Isaac, ne doit-on pas mépriser un homme qui refuse d'ajouter foi à la
chose du monde la plus évidente lorsqu'il se porte bien, & qui devient, dès
qu'il est malade, le jouet des préjugés les plus ridicules?
Outre les poëte dont je viens de te parler, il y en a encore plusieurs
autres, qui méritent l'estime des connoisseurs. Les Anglois ne manquent pas
d'auteurs dramatiques; & je t'écrirai au premier jour ce que je pense de
leur théâtre,
Il n'est point surprenant que la poésie soit portée si loin chez cette
nation. Les premiers seigneurs ne dédaignent point de la cultiver. Mylord
Roscommon, le Duc de Buckingham, mylord Dorset & plusieurs autres personnes
nées dans le rang le plus élevé, ont fait des ouvrages, qui égalent les beaux
morceaux des grands poëtes. De pareils exemples excitent l'envie &
l'ambition des particuliers: chacun veut imiter les gens illustres par leur
naissance; & les Anglois sont assez heureux pour trouver chez les grands de
leur nation du mérite & de l'amour pour la gloire & les belles-lettres.
[Pages e188 & e189]
Pour se mettre à la mode, ils ne sont pas réduits à la triste nécessité de
copier quelques grimaces ridicules, de rire d'une manière affectée, de mépriser
les sciences, de traiter de pédans tous ceux qui les cultivent, & de se
rendre ainsi aussi méprisables que ridicules.
Avant de finir cette lettre, je dois te parler d'un de ces phénomènes
heureux, d'un de ces prodiges que la nature ne montre aux hommes qu'une seule
fois dans le cours de vingt siécles. Ce phénomène si favorable à l'Angleterre
& aux sciences, est la reine, épouse du roi regnant aujourd'hui. Cette
princesse, au-dessus des foiblesses de son sexe, n'a pas même les défauts des
grands-hommes. C'est un héros; mais c'est un héros philosophe. La grandeur chez
elle n'est point un obstacle à la bonté, à la douceur & à l'affabilité. Les
soins que le trône entraîne après lui, ne l'empêchent pas de cultiver les
sciences & de les protéger. Ses libéralités se répandent sur tous les
malheureux, mais encore plus sur les sçavans infortunés.
Il te paroîtra surprenant, mon cher Isaac, qu'il se rencontre tant de vertus
& de talens dans une même personne. Sois pourtant assuré que mes louanges
sont au-dessous du mérite de cette princesse. Tu sçais que l'éclat du trône ne
m'éblouit point. Mes yeux philosophiques, malgré la splendeur, y contemplent la
vérité; & tu as dû t'appercevoir que lorsque j'ai craint de la trahir, j'ai
gardé le silence. Je passe à un faiseur d'épîtres dédicatoires de prodiguer des
louanges outrées aux grands, dont il attend quelque salaire. J'ai la même
indulgence pour un poëte. Depuis long-temps, les muses ont acquis le droit de
prostituer leurs louanges. Que de tyrans, que d'imbéciles, que d'illustres
faquins n'ont-elles pas loués! Mais, je ne puis souffrir qu'un philosophe
s'abaisse jusqu'au point de trahir la vérité, & offre de l'encens à une
idole dont il connoît tout le ridicule.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux; & réponds-moi
enfin.
De Londres, ce....
***
LETTRE CLXI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Anglois ont certaines coutumes, mon cher Isaac, qui me paroissent aussi
bizarres que celles des autres peuples. Je fus prié, il y a quelques jours,
d'assister à l'enterrement d'un bourgeois de cette ville: & il me fut
impossible de pénétrer la cause d'un nombre de cérémonies, qui me parurent aussi
extraordinaires que celles que j'avois vûes à Paris dans une pareille occasion.
Dès qu'un homme est expiré dans ce pays, on a grand soin de lui ôter tous les
vêtemens qui sont faits avec du fil. Un Mahométan n'est pas plus attentif à
laver un mort, un Juif à le purifier, & un Nazaréen papiste à marmoter sur
lui quelques antiennes, qu'un Anglois l'est à le revêtir d'une espèce de tunique
de laine blanche. Il y a un grand nombre de ces sortes de vêtemens qui sont
toujours prêts; plusieurs personnes ne gagnant leur vie qu'à les vendre. Il est
défendu d'employer pour coudre ces suaires, autre chose que de la laine; &
se servir d'une aiguillée de fil de chanvre ou de lin, est un crime contre une
loi fondamentale de l'état. Surpris, comme tu peux bien le penser, d'un usage
aussi extraordinaire, j'en ai voulu apprendre la raison; lorsque je l'ai sçue,
je n'ai plus condamné les Anglois. L'intention de l'ordonnance, qui éloigne des
morts toutes sortes de toiles, est de contribuer au débit des laines. Je trouve
qu'on ne sçauroit mieux entendre le commerce, que d'obliger même les morts à s'y
intéresser. C'est à coup sûr tirer la quintessence des choses. Si toutes les
autres coutumes qui regardent les enterremens étoient aussi sensées que
celle-là, on les approuveroit lorsqu'on en apprendroit la cause. Mais il en est
plusieurs, dont non-seulement on ne rend point raison, mais même dont on ignore
le but & le motif.
Lorsqu'un mortel est bien & dûment plié & empaqueté dans son sac de
laine, plus fin ou plus grossier, selon sa qualité, car la vanité suit les
hommes jusques dans le tombeau, on le laisse deux ou trois jours au milieu de
son appartement couché dans une bière, pour lui donner apparemment le temps de
revivre, s'il lui en prenoit envie.
[Pages e192 & e193]
Je ne puis attribuer qu'à cette idée la bizarre coutume de garder des
semaines entières un cadavre, quelque-fois à demi pourri. Si c'est-là
l'intention de cet usage, je suis certain qu'il a été institué par les peres de
famille, & que les enfans n'y ont guères eu de part. Il en est beaucoup de
ces derniers qui seroient fort attrapés, s'il prenoit de temps en temps
fantaisie à quelques morts de se ressusciter.
Il paroît, mon cher Isaac, que malgré les précautions qu'on prend dans ce
pays pour n'y enterrer que des trépassés bien convaincus de l'être, on
les regrette cependant beaucoup moins que par-tout ailleurs; & je m'en suis
apperçu aisément. Quand un défunt, après avoir bien montré son obstination à ne
vouloir plus revivre, est cloué dans son cercueil, & prêt à être porté dans
le tombeau, on jette sur sa bière un grand drap noir, bordé d'un taffetas blanc.
Cette couverture mortuaire est si ample, que six hommes en portent les bouts
sans que le cercueil en soit découvert. Les Nazaréens réformés prétendent que
c'est-là un honneur qu'on fait au mort. Je m'en serois bien douté, quand ils ne
me l'auroient point appris; car j'ai remarqué que tous les Européens, excepté
les Turcs, font consister une partie de leur gloire à faire trousser dans leurs
cérémonies certains morceaux d'étoffe. On lève & soutient le manteau royal
aux monarques & aux princes souverains. J'ai vû à Paris tous les conseillers
au parlement se faire porter le bas de leurs robes. Les prêtres dans leurs
processions se font porter les coins de leurs chappes. Les femmes, sur-tout,
sont fort jalouses de l'honneur qui réside dans les bouts de leurs habillemens;
& il n'en est point d'un certain rang, qui ne s'en fasse porter la queue.
Voilà, mon cher Isaac, une gloire assez comique. Mais revenons aux morts
Anglois.
On promène le défunt, couvert de son drap noir. Il est précédé de quelques
personnes qui ressemblent à des sergens en exercice, étant armés d'un long
bâton, au bout duquel est une pomme d'argent. Les ministres viennent ensuite,
& marchent gravement & d'un pas majestueux. Les parens ferment cette
procession, & font triste & laide figure, selon qu'ils sont plus ou
moins fâchés. Le corps est enfin porté à l'Eglise. Là on le pose sur deux
trétaux, & on lui fait une harangue dans laquelle ses louanges ne sont
nullement oubliées.
[Pages e194 & e195]
0n lui en donne suivant qu'il a payé le drap noir dont il est couvert; car
les paroisses en ont toujours trois de différens prix. Les théologiens Anglicans
ont bien rejetté le feu expiatoire que les Papistes admettent; mais ils n'ont
pas renoncé aux produits qu'il leur rendoit. Ainsi ils ont changé les prieres
que font les Catholiques Romains, en des complimens de politesse. Je trouve dans
leur conduite à cet égard, assez de bonne-foi & de candeur. Ils n'ont point
voulu accepter les dîmes & les revenus des prêtres Romains, sans donner,
comme eux, en échange quelques béatilles spirituelles.
Lorsque le mort est enterré, tous ceux qui l'escortoient retournent dans le
même ordre à la maison dont ils étoient partis. Alors on leur présente à boire
du vin d'Espagne, du vin clairet bouilli avec du sucre & de la canelle,
& plusieurs autres sortes de liqueurs. Chacun tâche de prendre des forces,
& de se consoler de la perte du défunt. Les femmes qui vont aux enterremens
des femmes, boivent aussi quand elles reviennent, & n'ont garde de
s'abstenir d'une cérémonie aussi utile qu'agréable.
Je trouve les coutumes des Nazaréens Anglicans aussi ridicules que celles des
papistes; mais j'avoue qu'elles ont quelque chose de plus gai. Au lieu d'une
psalmodiation triste & lugubre, ils se contentent de quelque légère
harangue: & à la place de l'eau lustrale que les Romains répandent
inutilement sur leurs morts, les Anglicans s'humectent agréablement eux-mêmes
d'excellent vin. On peut dire, mon cher Isaac, que les enterremens des Papistes
ressemblent aux lugubres cérémonies des magiciens qui évoquent les ombres: &
que ceux des Anglicans approchent fort des fêtes galantes des petits-maîtres. On
y réunit utilement les complimens & la bonne-chere. Folie pour folie, j'aime
encore mieux celle qui me réjouit, que celle qui m'afflige.
Les grands dans ce pays s'enterrent de la même manière qu'à Paris. On les
promène dans un carrosse, suivi de plusieurs autres remplis de leurs parens
& de leurs amis. On les conduit ensuite aux églises où ils doivent être
inhumés, & dans lesquelles sont leurs tombeaux.
Je t'avouerai, mon cher Isaac, que je m'étonne, depuis que je connois
quelques usages des Nazaréens Anglicans, qu'ils se récrient si fort contre les
coutumes des Nazaréens Papistes.
[Pages e196 & e197]
Ils sont moins exemts qu'ils ne pensent, d'essuyer les reproches qu'ils font
aux autres. Je trouve que les presbytériens ont bien moins à craindre la
rétorsion. Leurs cérémonies sont beaucoup plus simples, & blessent bien
moins les yeux d'un philosophe. Je suppose, pour un instant, que je sois
Nazaréen Papiste. Je vais, dirois-je à un Anglican, vous prouver
non-seulement que vous avez des usages aussi extraordinaires que les nôtres,
mais que la chose que vous nous avez le plus reprochée, & qui pourtant n'a
jamais eu lieu chez nous, est arrivée plusieurs fois chez vous. Combien de fois
vos docteurs, vos historiens, vos poëtes mêmes, n'ont-ils pas déclamé contre la
prétendue papesse Jeanne? Comment voulez-vous, nous disiez-vous, que
nous soyons d'une église gouvernée par un évêque féminin? Voilà un plaisant
successeur de Pierre! Cet apôtre devoit être fort étonné dans le ciel de voir sa
place occupée par une jeune donzelle. Que dut-il penser lorsqu'elle accoucha
cérémonialement d'un petit poupon en place publique? Ces plaisanteries
portent plutôt coup aux Anglicans qu'aux Romains; & je vais vous le prouver.
Il faut d'abord sçavoir quel parti vous voulez prendre. Si vous vous désistez de
l'opinion de la prétendue papesse, à l'exemple de tous les sçavans
d'aujourd'hui, vous m'accorderez que vous avez mal fait de nous calomnier; &
j'en tirerai un argument pour prouver que vous nous prêtez bien des choses dont
nous n'avons jamais été coupables. Et si vous persistez à croire que la papesse
a véritablement existé, dans un seul mot, je vous prouverai, par votre principe,
que cela ne peut porter aucun préjudice à notre église, & que ce qui est
arrivé une fois chez nous, s'est vû plusieurs fois chez vous autres. Le
souverain n'est-il pas toujours en Angleterre le chef de la religion? Et
lorsqu'Elisabeth & Anne ont regné l'église Anglicane n'étoit-elle pas
gouvernée par des papesses? Vous ne sçauriez nier la vérité de ce fait, qui vous
a même exposé à quelques plaisanteries. Le maréchal de Biron ne se vantoit-il
pas d'avoir vû danser le chef de l'église Anglicane? Je sçais que vos auteurs
ont combattu cette plaisanterie; & qu'après bien des peines & des soins,
ils sont venus à bout de prouver qu'Elisabeth n'avoit fait que jouer du
clavessin. Cependant vous m'avouerez qu'il ne tenoit qu'à elle, si elle eût
voulu, de faire bien pis que de danser.
[Pages e198 & e199]
Elle auroit pû, si elle avoit été moins sage, faire le paroli de la
papesse Romaine. Or, je vous demande si vous eussiez cru pour cela que votre
croyance en eût été moins bonne? Vous me répondrez, sans doute, que les fautes
d'un particulier n'influent point sur une religion. Je vous alléguerai la même
chose: &, quelque difficulté que vous puissiez m'objecter, j'aurai toujours
la voie de la récrimination. Mais, direz-vous, lorsque nos reines se
trouvent par hasard le chef de notre religion, ce n'est qu'un titre honoraire:
elles n'en font point les fonctions. C'est ce que je vous nie; car elles ont
une autorité directe sur le clergé: & si elles ne jouissent pas de tous les
privilèges de leur titre, c'est qu'elles ne s'en soucient pas. Car il s'en est
trouvé une parmi elles, qui, loin de croire qu'elle ne pût remplir les
cérémonies Anglicanes, se sentoit assez de force pour exécuter les mystères les
plus sublimes du papisme.
Lorsque la Zélande & la Hollande firent offrir à Elisabeth, par leurs
ambassadeurs, de la reconnoître pour leur souveraine, elle rejetta l'offre qu'on
lui faisoit, & représenta à ces ambassadeurs, qu'ils avoient tort de se
révolter pour un sujet aussi léger que la messe. Si vous ne voulez pas,
leur dit-elle, y assister comme à une cérémonie sainte, allez-y comme à
une comédie. Supposons qu'il me prît fantaisie de jouer actuellement cette scène
devant vous, est-ce que vous vous enfuiriez? Je suis certaine que non, & que
vous en seriez tranquilles spectateurs. M'y voilà toute disposée; car je suis
habillée de blanc; & le principal en est déja fait. Pensez-vous qu'une
reine assez instruite pour sçavoir tout le cérémonial d'une église étrangère,
& pour vouloir le mettre en pratique, en cas de besoin, ignorât celui de la
communion dont elle étoit le chef; & qu'elle crût devoir s'abstenir des
droits que sa charge lui donnoit? Pour moi je pense que si Elisabeth eût la
fantaisie de prêcher, personne n'eût été en droit de condamner ses sermons.
Voilà la façon dont je répliquerois aux Anglicans.
Considère, mon cher Isaac, que les différentes sectes s'attaquent souvent par
les endroits les plus foibles, & sur des défauts qui leur sont également
communs. Je passerois aux presbytériens de reprocher la papesse aux papistes;
car ils ne craignent point la récrimination.
[Pages e200 & e201]
Il semble que les Anglicans tiennent un milieu entre les Romains & les
réformés de Genève. Ils n'ont ni le nombre de cérémonies des premiers, ni la
simplicité des derniers. Ils paroissent avoir craint d'en trop faire d'un côté,
& d'en faire trop peu de l'autre.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXLII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Une scène assez triste, mon cher Isaac, dont je fus le témoin il y a quelques
jours, me fit faire de sérieuses réflexions sur la force des préjugés: & je
connus avec étonnement, jusqu'où la prévention & le faux amour de la gloire
peuvent entraîner les hommes.
Un de mes amis m'ayant proposé d'aller voir un spectacle fort divertissant,
je lui demandai de la meilleure foi du monde, si c'étoit quelque chose de bien
curieux? Il n'est rien de si plaisant, me répondit-il; & vous
verrez de fort bons danseurs de corde. L'air de sang-froid, avec lequel mon
ami me parloit acheva de me persuader que j'aurois lieu d'être content du
spectacle qu'il me promettoit. Je le suivis donc, & il me conduisit à deux
ou trois cent pas, hors de Londres, dans un chemin où je trouvai un nombre
infini de spectateurs assemblés. Mais juge, mon cher Isaac, quelle fut ma
surprise, lorsqu'en arrivant dans ce lieu j'appercus un gibet, où l'on devoit
bien-tôt exécuter une vingtaine de voleurs & de bandits. Eh quoi!
dis-je à mon ami, c'est donc-là ce charmant spectacle dont vous me parliez?
Vous aurez lieu, repliqua-t-il, d'être satisfait; & vous verrez bien
tôt le commencement de la comédie. On n'attend plus que les acteurs, qui ne
tarderont pas à arriver.
Dans le moment que mon ami me parloit ainsi, j'entendis une rumeur étonnante,
& j'apperçus une charrette dans laquelle il y avoit plusieurs personnes,
parmi lesquelles quelques-unes étoient excessivement parées. Ceci va
bien, dit mon ami: & à la contenance des comédiens, je vois que vous
serez content de la piéce.
[Pages e202 & e203]
Qui sont donc, demandai-je, les gens qu'on mene dans cette
charrette, & qu'ont-ils à faire ici? Comment! reprit-il en riant, ce
qu'ils y ont à faire? Ce sont eux qui doivent jouer le principal rôle. Je
regardai alors avec attention; & le charriot s'approchant, je découvris que
ces personnes parées avec tant de soin avoient toutes la corde au cou, &
alloient être pendues dans l'instant. Je voulus demander à mon ami le sujet de
cette magnificence, qui me paroissoit si mal placée: mais j'en fus détourné par
la harangue d'un de ces bandits. Il toussa,cracha, se moucha, mit des gands
blancs qu'il sortit avec beaucoup de sang-froid de sa poche; après quoi il
apprit aux auditeurs, que le ciel permettoit qu'il fût pendu, non pour les vols
qu'il avoit faits, mais pour avoir joué aux cartes le dimanche. Sans ce péché,
la divinité n'eût jamais permis qu'il eût été découvert; & il auroit pû
continuer paisiblement & chrétiennement son métier.
Pendant le discours de ce harangueur patibulaire, un de ses camarades faisoit
mille grimaces comiques & grotesques, disoit de tems en tems quelques
mauvaises plaisanteries, & tâchoit de divertir & de faire rire les
spectateurs. Si je n'avois point sçu à quoi devoit aboutir cette comédie,
j'aurois cru que j'assistois à quelque farce de vendeurs d'orviétan: le voleur
qui parloit, ayant assez l'air d'un opérateur qui vante les propriétés de ses
drogues: celui qui se contentoit d'exciter la risée du peuple par ses postures
& contorsions ridicules, copiant parfaitement bien le personnage d'un
Pierrot ou d'un Jean-Farine.
Comme j'examinois avec une attention infinie si l'intrépidité de ces coquins,
qui affectoient de mourir en héros, ne se démentiroit point, le bourreau qui
avoit attaché à une des poutres du gibet les cordes dont l'autre bout tenoit au
cou de ces misérables, donna du fouet à ses chevaux qui entraînerent brusquement
le théâtre: & les planches venant à manquer subitement sous les pieds des
acteurs, ils resterent tous suspendus en l'air. Plusieurs personnes accoururent
pour abréger leur peine: les uns les tiroient par les pieds, les autres leur
donnoient de grands coups de poing dans l'estomac: & par la maniere aisée
& le sang-froid dont toute cette cérémonie se faisoit, il me fut aisé
d'appercevoir que les Anglois sont bien éloignés de la sage délicatesse des
autres nations, chez qui l'on a une juste horreur pour ceux dont les crimes ont
causé la mort.
[Pages e204 & e205]
Dès que j'eus perdu de vue un aussi triste spectacle que celui-là, frappé de
l'insensibilité de quelques-uns de ces misérables, je voulus que mon ami m'en
apprît les raisons. D'où vient, lui demandai-je, que ces deux voleurs
ont affecté une intrépidité, qui n'a point paru dans les autres compagnons de
leur supplice? C'est, me répondit-il, qu'ils ont voulu avoir la gloire de
mourir en gens de condition, & comme il convient à un coeur noble. Dans les
autres pays, quand un criminel est condamné, il est occupé de l'importance du
voyage qu'il va faire: il songe à sa conscience. Ici ceux qui veulent se
distinguer, & réparer une partie de la honte de leur supplice, ont des soins
bien différens: ils pensent d'abord à se faire raser, & à s'habiller
proprement. Ils optent entre l'habit de deuil & celui de nôces. Ils méditent
un discours qu'ils prononcent sous le gibet, tel que celui que vous venez
d'entendre, & le donnent à quelque ministre, qui leur promet pour leur
consolation, de le faire imprimer.
Comment! m'écriai-je, surpris de ce que mon ami me disoit, les
sottises que j'ai entendu débiter à ces scélérats, seront rendues publiques par
l'impression? Je ne m'étonne plus si la plûpart des criminels meurent comme des
bêtes, sans donner les moindres marques qu'ils se repentent de leurs crimes: ou
comme des fous, n'étant occupés que du soin de s'attirer quelques louanges par
le plaisir qu'ils causent aux spectateurs. Est-il permis qu'un peuple, qui se
pique tant de réfléchir & de se conduire sensément, extenue ainsi la
punition des crimes: & qu'il favorise par-là tous les vices qui troublent la
société? La honte peut autant sur le coeur des hommes que la crainte des
supplices. Combien de gens qui risqueroient leur vie, dans l'espérance de faire
réussir quelque criminelle entreprise, n'osent néanmoins s'y hazarder, par
l'appréhension de couvrir leur famille d'une honte éternelle? Et dans ce pays,
non seulement on se moque du déshonneur qui doit rejaillir sur la parenté d'un
homme condamné à la mort, mais encore on tâche d'effacer toute l'infâmie qui
suit son supplice. Quelques meurtres qu'il ait commis pendant sa vie, pour
acquérir l'estime de sa nation, il n'a qu'à mourir en bête brute, ou en
insensé.
[Pages e206 & e207]
Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne voie pas en Angleterre beaucoup plus de
scélérats & de brigands qu'il n'y en a. On y fait tout ce qu'on peut pour en
accroître le nombre. On les punit, il est vrai: mais la punition qu'on leur fait
souffrir, n'a plus rien d'infâmant, dès qu'ils ont l'audace & l'impudence de
mourir sans paroître touchés de leur supplice. Bien loin d'avoir pour leur
mémoire la juste horreur qu'elle mérite, on l'annoblit par les éloges qu'on lui
donne.
Si au lieu d'applaudir à la folle harangue & aux impertinences d'un
scélérat assez impudent pour se jouer de son supplice, on lui faisoit sentir
tout le mépris qu'on a pour sa personne: & si son insensibilité pour la mort
ne faisoit que redoubler la juste indignation des spectateurs de son supplice,
ceux qu'un penchant criminel pourroit pousser dans un pareil égarement,
éviteroient d'y tomber, & la crainte de l'infâmie feroit sans doute plus
d'effet sur leur esprit, que l'appréhension d'une mort qui n'a rien de
flétrissant. Je ne sçais point lequel est le plus insensé, ou celui qui
applaudit aux folies d'un coquin, ou celui qui croit effacer son crime, en ne
montrant aucun regret de l'avoir commis.
Tous mes raisonnemens, mon cher Isaac, ne toucherent point mon ami. Bien loin
de-là: il entreprit de défendre un abus si criant, uniquement fondé sur le plus
ridicule des préjugés: & il crut admirablement excuser l'usage que je
condamnois en alléguant la prétendue intrépidité des Anglois, & les mépris
qu'ils font de la mort. C'est justement, lui répondis-je, parce que
les habitans de ce pays paroissent moins attachés à la vie que ceux des autres
royaumes, qu'il faut les retenir par d'autres liens. Comment voulez-vous
épouvanter les criminels, s'ils ne craignent pas le trépas? Vous devrez donc
tâcher d'avoir recours à d'autres moyens. Je passerois à des peuples chez qui
l'appréhension de la mort cause une grande terreur, d'être moins rigoureux à
flétrir d'infâmie ceux que l'on condamne aux derniers supplices. Ils ont un
moyen pour effrayer les vicieux. Mais vous autres Anglois, comment pouvez-vous
vous flatter de les retenir dans leur devoir? Tout cela ne fit que blanchir
auprès de mon ami: il se contenta d'en rire, & je t'avoue que les Anglois me
paroissent d'étranges gens à cet égard.
[Pages e208 & e209]
Je crois, mon cher Isaac, que tu seras tout aussi choqué que moi du ridicule
usage d'exténuer ainsi l'infâmie que méritent les scélérats qui périssent sur un
échaffaut, & que tu m'avoueras que certains préjugés des nations les plus
polies sont quelquefois aussi ridicules que ceux des peuples les plus sauvages.
Tout homme qui voudra faire usage de sa raison, connoîtra bien-tôt qu'il seroit
plus pardonnable de pousser la rigueur trop loin sur des malheureux destinés à
subir la mort, que d'avoir pour eux une pitié qui devient nuisible au bien de la
société. Il faut tâcher, autant qu'on peut, d'inventer des moyens d'épouvanter
les scélérats, & sur-tout ceux qui semblent ne pas craindre la mort. Le duc
de Vendôme dans les dernieres guerres d'Italie, avoit fait exécuter un grand
nombre de bandits & d'assassins, sans en pouvoir détruire l'engeance
pernicieuse; il arrivoit tous les jours quelques meurtres nouveaux, occasionnés,
ou par la haine, ou par la jalousie. Enfin ce général, las & affligé de tant
de crimes auxquels il n'avoit pû remédier jusqu'alors, s'avisa de prendre les
Italiens par leur foible, sçavoir la superstition. Il ordonna donc que tous ceux
qui seroient arrêtés pour assassinat, seroient pendus dans l'instant même, sans
aucun entretien avec leurs prêtres, & sans se munir de passeports
nécessaires pour leur voyage en l'autre monde. Cette punition fit plus
d'impression sur les scélérats que la crainte de la mort même. Ils vouloient
bien risquer d'être pendus: mais ils ne vouloient point être pendus sans
confession.
Lorsque j'étois à Paris, le chevalier de Maisin m'a raconté l'histoire d'un
soldat qu'on avoit condamné d'avoir la tête cassée. Il refusa obstinément &
long-temps de se soumettre aux cérémonies prescrites en semblable occasion par
la religion nazaréenne. Quelque chose qu'on lui pût dire, il étoit impossible de
le faire changer de résolution. En vain lui représenta-t-on qu'il seroit la
proie des démons, & qu'il souffriroit des tourmens éternels: tous ces
discours ne produisirent aucun effet sur son esprit. Enfin l'heure de son
exécution étant arrivée, on le conduisit au lieu où il devoit mourir. En chemin
faisant il eut la curiosité de sçavoir dans quel endroit il seroit enterré après
sa mort. On lui dit que son corps seroit jetté à la voirie: Quoi!
répliqua-t-il, je ne serai point inhumé en terre sainte?
[Pages e210 & e211]
Non, reprit le prêtre qui l'accompagnoit, puisque vous ne voulez
pas mourir en chrétien, vous ne devez pas après la mort être mis avec eux.
Le déplaisir de n'être point enterré dans un cimetiere fit plus d'impression sur
ce soldat, que la crainte d'être damné éternellement. Il consentoit bien que son
ame allât pour toujours dans l'enfer: mais il ne pouvoit souffrir que son corps
fût mis à la voirie.
Voilà, mon cher Isaac, une preuve évidente de l'effet que produit la honte
& l'infâmie sur ceux dont les crimes ont mérité la mort. Il reste toujours
dans le coeur des hommes, quelque scélérats qu'ils soient, un amour propre, qui
les rend sensibles à l'horreur qu'ils sentent qu'on a pour eux. C'est par cette
raison que je crois, non-seulement qu'il n'est pas injuste, mais même qu'il est
utile de flétrir d'ignominie les familles de ceux qui périssent par la main du
bourreau. La tache que répand celui qui meurt sur ce qu'il a de plus cher, est
un frein qui retient bien des gens: & tel qui n'est pas sensible à la mort,
ne peut se résoudre à risquer de couvrir d'une honte éternelle un pere, une
mere, une femme & des enfans.
Je sçais que cette maxime paroît contraire à l'équité, en ce qu'elle rend les
innocens coupables des fautes d'un criminel. Mais l'on doit réfléchir, qu'il est
impossible que les loix les plus sages soient commodes & utiles à tout le
monde. On doit seulement songer à les rendre profitables à la plus nombreuse
partie. C'est-là le sentiment d'un grand philosophe, qui voulant prouver la
justice des ordonnances touchant les débiteurs insolvables, soutient qu'il vaut
mieux qu'un petit nombre de gens coure risque de n'être pas reçus à alléguer une
excuse légitime, que si tout le monde pouvoit chercher quelque prétexte spécieux
pour ne point payer. (1)
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & sois heureux dans toutes
tes affaires.
De Londres, ce... -
[(1) Satius enim erat à paucis etiam justum excusationem non accipi, quàm
ab omnibus aliquam tentari. Seneca de beneficiis, lib. 7, cap. 16.]
***
LETTRE CXLIII.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
Les lettres que tu m'as écrites, mon cher Monceca, & dans lesquelles tu
me parles des sçavans d'Angleterre, m'ont fait réfléchir sur les grands hommes
qu'a produits notre nation, & qui ne sont connus que d'un petit nombre de
gens de lettres. Les Nazaréens, en général, pensent que nos freres sont plongés
dans une ignorance crasse, & que l'entêtement est l'unique soutien de notre
religion. Quelques-uns de leurs docteurs enseignent une opinion aussi
extraordinaire que contraire à l'idée saine, qu'on doit avoir de la divinité.
Ils disent qu'elle permet que la croyance des Israëlites subsiste, pour servir
de preuve à celle des nazaréens. Peut-on rien avancer d'aussi faux? Car enfin,
supposant pour un moment que la religion des Juifs est fausse, n'est-il pas
toujours ridicule de penser que la divinité perde & damne un certain nombre
de créatures, pour donner aux autres le moyen de se sauver: comme si elle avoit
besoin d'user d'un stratagême aussi cruel, pour fortifier la foi de ceux qu'elle
veut attacher à une certaine croyance. La vanité des nazaréens paroît
visiblement dans le maintien d'une opinion aussi absurde que celle-là. Ce n'est
point assez pour eux de nous accabler des plus cruels mépris: ils veulent encore
rendre Dieu le complice de leurs égaremens, & le faire agir d'une manière
directement opposée à son essence. On ne doit point s'étonner, mon cher Monceca,
de l'orgueil de quelques philosophes, qui se sont persuadés que l'univers entier
n'a été fait que pour l'usage de l'homme seul: & que tant de mondes plus
vastes que celui que nous habitons, tant de soleils différens, beaucoup plus
grands que celui qui nous éclaire, ne brillent dans la voûte céleste que pour
réjouir la vue d'un misérable ver de terre. Ce sentiment, quelque absurde qu'il
soit, l'est pourtant beaucoup moins que celui de croire que Dieu rende une ame
éternellement infortunée, pour faciliter à une autre le moyen de devenir
heureuse.
[Pages e214 & e215]
De pareilles visions sont si ridicules, qu'il nous seroit très-aisé d'en
découvrir le faux aux esprits les plus bornés. Mais les théologiens nazaréens ne
veulent point qu'il nous soit permis de réfuter leurs erreurs. Dès qu'un de nos
sçavans écrit un livre pour notre défense, non seulement la lecture en est
interdite à nos adversaires, mais même en certains pays on pousse la rigueur
jusqu'au point de vouloir empêcher que nous ne puissions nous instruire. Il est
défendu en Italie aux Juifs d'avoir parmi leurs livres les commentaires
d'Abarbanel sur les derniers prophetes. Tu sçais, mon cher Monceca, combien
cet ouvrage est excellent: & plus nos ennemis le condamnent, plus ils disent
qu'il est dangereux, & plus ils en font l'éloge. La jalousie & la
tyrannie de leurs prêtres ne se sont point fixées à cette seule défense.
Plusieurs docteurs ont écrit qu'il étoit utile & même nécessaire de nous
interdire la lecture de tous les livres d'Abarbanel, parce qu'ils étoient
capables de nous fortifier dans nos sentimens. (1)
[(1) In his etiam pluribus in locis canino dente christianam religionem
mordet & lacerat: ideoque merito illorum lectio & retentio judaeis
interdicta est, nec eos apud se retinere audent publicè saltem & palam,
propter metum christianorum. Bartolocci bibliotheca rabbinica. tome 3. pag.
876.]
Ne voilà-t-il pas, mon cher Monceca, une plaisante maniere de réfuter un
ouvrage, que de vouloir le supprimer? Que peuvent penser, je ne dis pas les
sçavans, mais ceux qui font le moindre usage de leur raison, d'une pareille
conduite?
Les nazaréens craignent avec raison la véhémence & la science
d'Abarbanel. Cet illustre rabbin égale notre fameux Maïmonidès. Quelque haine
que nos ennemis fasse paroître pour ses écrits, ils avouent cependant que dans
les interprétations qui ne concernent point les controversions judaïques, il est
subtil, sçavant, clair & sincère; peuvent-ils en dire davantage; doit-on
attendre qu'ils approuvent ce qui détruit leurs objections?
Le mérite d'Abarbanel fut si grand, qu'il vainquit la prévention de bien des
nazaréens; & lorsqu'il fut mort, plusieurs nobles Vénitiens ne dédaignerent
point d'assister aux funérailles que lui firent faire les principaux Juifs de
Padoue.
[Pages e216 & e217]
C'est dans un cimetiere de cette ville que ce sçavant Juif fut inhumé: &
quelque tems après on enterra Juda Mentz dans le même lieu: ce rabbin est encore
un homme illustre; il mourut recteur de l'académie de Padoue; tous les gens de
lettres conviennent qu'il avoit une imagination vive & brillante, &
qu'il écrivoit & parloit avec une grande facilité; mais il n'avoit pourtant
ni la science de Manassé Ben-Israël, ni l'érudition de Salomon Ben-Virga. Le
conciliator de ce premier rabbin est un excellent ouvrage, &
l'histoire des Juifs composée par le dernier, est un morceau digne de
beaucoup d'estime.
Abraham de Balmis doit tenir un rang distingué parmi les sçavans de notre
nation.
Cet illustre médecin, également bon grammairien & bon philosophe, composa
un livre très-utile pour acquérir la connoissance de la langue hébraïque. La
critique nazaréenne n'épargna point ce grand homme; comme il avoit trop de
candeur pour décider hardiment dans des matieres qui lui paroissoient au-dessus
de la connoissance humaine, & qu'il cherchoit à pénétrer le fond des choses
avant de vouloir les admettre comme certaines, on l'accusa de chercher à
détruire tous les systêmes, sans vouloir en établir aucun; parce qu'il n'étoit
point téméraire & décisif, on lui imputa de donner dans le pyrrhonisme. (1)
[(1) Abraham de Balmis nihil aliud agere mihi visus est quàm veterum
doctrinam perpetuo convellere atque impugnare, magis insectando occupatus, quam
in docendo, at id dubium tantum revocare priscorum praeceptiones; cum interim
nihil certi statuat, non dicere est, sed ridere. Munsterus, in praefatione
grammatices, apud Spizelii Felicem litteratum, pag. 918.]
Les nazaréens sont si portés à rechercher tout ce qui peut flétrir la
réputation de nos écrivains, qu'il n'en est aucun qu'ils ayent épargné. Il
paroît même qu'ils cherchent à s'attacher particulièrement à ceux qui ont le
plus de mérite. Tu sçais, mon cher Monceca, que c'est à l'illustre Akiba que
nous sommes redevables de tout ce que nous sçavons de vrai & de sensé sur la
loi orale; & quoique je sois caraïte, je conviens de bonne foi que si l'on
n'avoit rien ajoûté aux écrits de ce savant homme, ce qu'il nous dit de la loi
non-écrite devroit être reçû dans toutes les différentes sectes Juives.
Cependant le mérite d'Akiba n'a pas empêché que les docteurs nazaréens ne
l'ayent traité d'ignorant, de fourbe & d'imposteur. Ce fameux rabbin a
mérité par sa candeur & par sa science que tous les Israëlites soient
convenus de lui accorder le titre de sethumathaab, c'est-à-dire,
authentique.
[Pages e218 & e219]
Il faut pourtant convenir, mon cher Monceca, que si tous les livres que les
juifs attribuent à Akiba étoient véritablement de lui, les nazaréens auroient
raison de les rejetter comme remplis de mensonges: ils suivroient en cela
l'exemple des caraïtes; car je rends trop de justice à la science & au
mérite de ce rabbin, pour n'être pas très-persuadé que les rêveries qu'on voit
dans le Talmud, ne découlent point de lui comme de leur source, &
qu'elles ne tirent point leur origine de ses écrits. Il est bien vrai qu'Akiba
fut le premier compilateur des Deutéroses & des traditions juives,
& qu'il ramassa dans un seul volume celles qu'Hillel, Siméon, & quelques
autres docteurs, avoient écrites séparément; mais ce sçavant rabbin n'avoit
point recueilli toutes les extravagances qu'on voit dans le Talmud; ce
furent ceux qui composerent ensuite cet ouvrage, qui les inventerent, ou qui
eurent l'imbécillité de vouloir les transmettre à la postérité. Tous les plus
zélés partisans du Talmud sont forcés de convenir qu'Akiba étoit mort
lorsque le rabbin Juda composa la Mina ou le Talmud de Jérusalem.
Ils prétendent même que ce dernier rabbin nâquit le jour que l'autre mourut;
& c'est avec bien peu de fondement qu'ils ajoûtent que, lorsqu'un soleil
s'éclipsoit, un autre parut sur l'horizon. (1)
[(1) R. Juda princeps natus est illo die quo obiit R. Akiba, de quo aiunt
sol exortus est, & sol occidit. Pezron, défense de l'antiquité des tems,
page 76.]
Je te proteste, mon cher Monceca, qu'il faut être bien prévenu pour trouver
quelque égalité entre ces deux Juifs; & je t'avoue que dans le tems même que
je ne pensois point à devenir caraïte, j'ai toujours regardé l'un comme un
sçavant de la principale classe (2), & l'autre comme un écrivain dont
l'autorité me paroissoit fort suspecte.
[(2) Hujus nomen [inquit autor libri Zemach David] exiit ab uno
extremo mundi usque ad aliud, atque totam legem oralem ex ejus ore
accepimus. Konig. Biblotheca vetus & nova. p. 19.]
Le ciel a daigné dissiper entierement le nuage qui me couvroit les yeux; j'ai
reconnu le ridicule de ces prétendues traditions, & je les ai rejettées.
Mais avant que de m'y déterminer, j'ai voulu examiner si j'étois bien fondé à
faire une pareille démarche; & ce n'a été qu'avec connoissance de cause que
j'ai condamné toutes les rêveries du Talmud.
[Pages e220 & e221]
Du moins je me flatte que je n'ai rien oublié pour m'instruire de la vérité;
& si je me trompe, la divinité qui voit ma bonne volonté, aura sans doute
pitié de moi; car il paroît impossible qu'elle ait ordonné les puériles
observances que débitent les rabbins; en effet auroit-elle voulu descendre dans
le détail des nécessités auxquelles le méchanisme de notre corps nous soumet? Et
n'est-ce pas une folie étonnante que d'étendre les cérémonies de la religion
jusques sur la maniere dont on doit se placer sur la chaise percée, ou dans les
endroits où les suites de la digestion nous forcent d'aller? Cependant quelques
rabbins n'ont point eu honte de faire une description fort exacte du cérémonial
qu'il faut observer dans cette occasion. Ils ordonnent d'examiner d'abord les
quatre points cardinaux de l'horison, dans la crainte que l'orient &
l'occident ne soient blessés de la vue d'une paire de fesses; il n'est permis de
les montrer qu'au septentrion & au midi. Après cette premiere observance
essentielle à la religion, il ne faut abaisser ou lever son vétement que
lorsqu'on est déja accroupi; c'est-là la seconde: & la troisiéme, qui n'est
pas moins nécessaire que les deux précédentes, consiste à ne s'aider ensuite que
de la main gauche; car ce seroit un crime affreux de se servir de la droite. (1)
[(1)Dixit Akiba, ingressus sum aliquando post rabbi Josuam in sedis
secretae locum, & tria didici. Didici I. quod non versus orientem
& occidentem, sed versus septentrionem & austrum convertere nos
debemus. Didici II. quod non in pedes erectum, sed jam considentem, se
retigere liceat. Didici III. quod podex non dextrâ, sed sinistrâ manu
abstergendus sit... legis haec arcana sunt. Barajetha, in Massech. Berachot,
fol. 62. apud Lent. pag. 10.]
Voilà, selon plusieurs rabbins, des mysteres secrets de la loi, dont on ne
peut se dispenser; & pour donner plus de poids à ces impertinences, ils les
ont insérées dans les écrits d'Akiba, qu'ils ont fait auteur de ces préceptes
ridicules, quoiqu'il n'y eut jamais aucune part; car il est impossible de se
figurer qu'un homme aussi sçavant que lui eût pû donner dans des pauvretés aussi
absurdes: mais on a été bien aise, sans doute, de se servir d'un nom aussi grand
que le sien pour les autoriser.
[Pages e222 & e223]
Les rabbins, mon cher Monceca, ont tout autant porté de préjudice au Judaïsme
par leurs impertinences, que les moines au Nazaréisme par leurs superstitions
déplorables, & quelquefois risibles. Les ouvrages ridicules des uns &
des autres ont causé le préjugé où sont bien des gens contre tous les livres qui
traitent des cérémonies de ces deux religions; ils sont tellement indignés de
tant de puérilités, qu'ils voyent non-seulement tolérées, mais même approuvées
& louées, qu'ils ne sçauroient se persuader qu'on puisse trouver des
écrivains sensés dans des communions qui reçoivent comme des régles utiles &
nécessaires des folies & des extravagances qu'on excuseroit à peine chez de
pauvres imbécilles.
Ainsi par une prévention qui devient fatale à nos sçavans, nos nazaréens ne
veulent point les distinguer du général de nos rabbins; par un effet de cette
même prévention, les protestans condamnent d'excellens ouvrages faits par des
théologiens Romains, tels que les essais de morale de Nicole, les
sermons de Bourdaloue, & quantité d'autres; ils jugent de tous leurs
livres de piété par la légende de saint François, la vie de Marie
Alacoque, les oeuvres du moine Caesarius, celles des Jésuites
d'Outtreman & Gazée, la mystique cité de Dieu de Marie
d'Agreda, & une infinité d'autres semblables: d'un autre côté, il est
bien peu de papistes qui veuillent entrer dans un détail assez exact, pour
séparer les sçavans réformés, d'avec les visionnaires de cette communion, qui
comptent encore sur l'accomplissement des prétendues prophéties de
Jurieu, ou qui se repaissent d'autres semblables chimeres. Voilà les tristes
effets que produit la prévention que donnent contre la religion les mauvais
& les ridicules écrivains.
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & joyeux, & prosperes
toujours.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXLIV.
Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople, à Aaron
Monceca.
J'ai fait connoissance depuis peu de jours, mon cher Monceca, avec un Juif
Samaritain. Il m'a appris bien de choses, dont je n'avois eu jusqu'à présent que
des idées très-confuses.
[Pages e224, e225, e226, e227, e228 & e229]
Je regardois tous les Samaritains comme des hérétiques plongés dans une abîme
d'erreurs. Je croyois qu'ils n'avoient aucunes cérémonies qui répondissent à
celles des anciens Israëlites. A peine leur accordois-je de suivre une espèce de
culte qui ressemblât en quelque chose à celui des Juifs. Mes préjugés se sont
entierement dissipés; & j'ai reconnu que j'étois dans l'erreur.
De toutes les sectes Juives, la Samaritaine est celle qui s'est le moins
écartée des coutumes de nos peres. La plus grande partie de ceux qui y sont
attachés demeurent à Gaza, à Damas, au Caire, & principalement à Sichem,
qu'on appelle aujourd'hui Naplouse. Ils offrent des sacrifices sur le mont
Guarizim, & n'ont point discontinué d'y arroser du sang des victimes les
autels du Dieu d'Israël; soutenant fortement que c'est le vrai lieu où Dieu veut
être adoré. Ils s'autorisent pour cela, non-seulement d'un passage de leur
pentateuque (1) [Voir plus loin le texte de la présente note 1 au bas de
cette page e224], qu'ils accusent nos ancêtres d'avoir corrompu, en y
substituant au mont Guarizim, où les bénédictions furent prononcées, le mont
Hebal, où l'on prononça les malédictions; mais encore de leur usage constant
depuis leur établissement, de la suite non interrompue de leurs souverains
sacrificateurs en ce lieu, de la tradition, de l'histoire (1)(Voir plus loin
le texte de la présente note 1 au bas de cette page e226), & même de
l'aveu tacite de l'auteur de la religion chrétienne, qui ne nia point à la
Samaritaine, que ses peres n'eussent adoré sur la montagne de Guarizim
(1)(Voir plus loin le texte de la présente note 1 au bas de cette page
e228). Ce reproche de corruption fait à nos ancêtres a été adopté par
quelques docteurs nazaréens, qui n'ont point réfléchi, que s'il est fondé, il
leur est tout aussi préjudiciable qu'à nous: & comme il entraîneroit après
lui de terribles suites, tu me feras beaucoup de plaisir de me marquer
incessamment ce que tu en penses.
Le Samaritain qui m'a appris toutes ces particularités m'a assuré que leurs
sacrificateurs étoient de la race d'Aaron; & qu'ils ne se marient jamais
qu'avec des femmes de leur maison, pour ne point confondre la race sacerdotale.
Il m'a dit encore, que l'autel, sur lequel ils sacrifient, est fait des mêmes
pierres dont les Israëlites se servirent pour construire celui qu'ils éleverent,
après avoir passé le Jourdain.
[Note de bas de page e224, répartie sur les pages e224, 225 &
226:(1) Voici les deux versets du Deutéronome sur lesquels se fondent les
Samaritains. Je les mettrai en françois tels qu'ils sont, en faveur de ceux qui
n'entendent que cette langue.
«Lorsque vous aurez passé le Jourdain, vous
dresserez ces pierres-là dans la façon que je vous l'ordonne aujourd'hui, en la
montagne de Hebal, & vous les enduirez de chaux.»
Voici quels sont les
deux versets sur lesquels se fondent les Samaritains, & qu'ils prétendent
avoir été altérés & corrompus par les autres juifs. Ils disent qu'on a
substitué le mot Gaïbal au mot Garidzis; c'est-à-dire, qu'on a mis le MONT de
HEBAL au lieu du MONT GUARIZIM. Il est bien vrai que cette falsification auroit
pû se faire aisément; car l'on n'auroit eu, comme l'on voit, qu'à changer un
seul mot; & ce qui semble prouver qu'il ne seroit pas impossible qu'on eût
fait cette supposition, ou si l'on veut, cette falsification, c'est que sept
versets après ceux qu'on vient de lire, il est dit expressément que les
malédictions furent prononcées sur la montagne de Hebal, & les bénédictions
sur celle de Guarizim. Or, ne paroît-il pas vraisemblable qu'il seroit plus
naturel qu'on choisît pour prononcer les bénédictions un endroit où soit élevé
un autel, & pour les malédictions, celui où il n'y en avoit aucun.
«Et
ceux-ci se tiendront sur la montagne de Guarizim pour benir le peuple, quand
vous aurez passé le Jourdain, Siméon, Levi, Juda, Issacar, Joseph &
Benjamin.»
«Et ceux-ci se tiendront pour maudire sur la montagne de Hébal,
Ruben, Gad, Ascer, Zabulon, Dan, & Nephtali.» Il est certain qu'il est
difficile de bien accorder ces versets du XXVII. chap. du Deutéronome, avec ceux
qui les précèdent.]
[Note de bas de page e226, répartie sur les pages e226, e227 &
e228:(1) Les Samaritains autorisent encore leurs prétentions par l'usage
constant où ils sont de sacrifier sur le mont Guarizim depuis leur
établissement. Josephe rapporte fort au long une querelle qui s'éleva à
Aléxandrie, sous le regne de Ptolomée Philometor, entre les Samaritains &
les Juifs, au sujet du temple de Jérusalem, & de celui qui avoit été bâti
sur le mont Guarizim du tems d'Aléxandre. Il falloit que les Juifs ne
regardassent pas la cause des Samaritains comme bien mauvaise, puisque Josephe
nous apprend que les Juifs qui étoient à Aléxandrie, craignaient beaucoup pour
les droits du temple de Jérusalem: cependant les Samaritains perdirent leur
procès devant Ptolomée, & les avocats des Samaritains furent condamnés à la
mort selon la loi qu'ils s'étoient imposée eux-mêmes, étant convenus que les
avocats de la partie qui perdroit sa cause, seroient mis à mort. Josephe
rapporte cela fort amplement. Voici pour ceux qui entendent le latin; les autres
ont le précis de ce passage dans ce que je viens de dire.
Apud
Alexandriam vero inter Judaeos & Samaritas, qui sub Alexandro magno
Garizitani templi religionem induxerunt, seditio est exorta de sacris ipsorum,
ita ud ad regis cognitionem perveniret: dum Judaei contendunt juxta Moïsi
praescripta Hierosolimitanum templum esse legitimum, Samaritae vero Garizitanum.
Provocatumque est ad regem & amicorum ejus consessum ut ab his causa
audiretur, & utrius partis causidici succumberent, morte mulctarentur.
Patrocinabatur Samaritis Sabbaeus cum Theodosio, Hierosolymitanis Judaeis
Andronicus Messalami filius. Juraveruntque per Deum & regem quod ex lege
probationes allaturi essent, & rogaverunt regem ut necaret eum qui
jusjurandum non servasse deprehenderetur. Itaque rex, multis amicis in consilium
adhibitis, consedit causam auditurus. Judaei vero qui Alexandriam habitabant,
valde erant solliciti pro tuentibus jura Hierosolymitani templi aegrè ferentes
auctoritatem antiquissimi & nobilissimi in orbe templi vocari discrimen. Sed
cùm Sabbaeus & Theodosius cessissent Andronico, ut prior diceret, orsus ex
lege approbare ejus sanctitatem & religionem, ostendensque per continuas
pontificum successiones sacerdotii usque in sua tempora propagationem & ab
omnibus Asiae regibus majestatem ejus loci honoracam donariis: Guarizitani vero,
ac si omnino nullam esset nunquam ab his habitam rationem: his & calibus
rationibus persuasit regi, ut decerneret Hierosolymitanum esse ex sententiâ
Moysis conditum, Sabbaeum vero & Theodosium addiceret supplicio. Atque haec
sunt quae Alexandrinis Judaeis acciderunt Ptolomaei Philometoris tempore.
Flav. Joseph antiquit. judaicar. lib. XIII. cap. VI. p. 43 & 44, édit.
Colon.
Quoique les Samaritains ayent perdu leur procès au jugement de
Ptolomée, cela ne peut gueres influer sur le bon ou le mauvais droit de leur
cause; car quelle connoissance pouvoit avoir ce prince d'une question aussi
difficile à décider, & qui partage encore aujourd'hui les opinions de
plusieurs sçavans très versés dans la connoissance de l'histoire & de la
religion des Juifs? Lorsque je considère les Samaritains & les Juifs plaider
leur cause devant le roi d'Egypte, il me semble voir les Chrétiens du rite
Romain & ceux du Grec disputer par-devant le grand-seigneur de la primauté
du pape & de la procession du saint-Esprit. Voilà un juge compétent!]
[Note en bas de page e228, répartie sur les pages e228 & e229:(1)
Dicit es mulier: Domine, video te prophetam esse. Patres nostris in hoc mente
adoraverunt: & vos dicitis Hierosolymis esse locum ubi oporteat ad rare.
Dicit ei Jesus: Mulier, crede mihi, venit hora quando neque in monte hoc,
neque Hierosolymis adorabitis patrem.
Il est bien certain qu'il ne
paroît point dans la réponse de Jésus qu'il condamna ce que disoit la
Samaritaine, & qu'il fût persuadé qu'on n'avoit jamais dû offrir des
sacrifices que dans le temple de Jérusalem. Il semble même qu'il regarde cette
question comme indifférente. Cependant, s'il étoit vrai qu'on eût dû sacrifier
sur le mont Guarizim, le culte, les sacrifices des Juifs n'ayant point encore
été interrompus jusqu'aujourd'hui, que deviendroit l'explication que l'on donne
à la plûpart des prophéties par l'accomplissement desquelles on prouve que le
messie est venu? Les théologiens chrétiens qui ont adopté l'opinion du
changement du mot Gaïbal, mis à la place de celui de Garidzis
n'ont pas réfléchi à tous les inconvéniens auxquels leur sentiment étoit sujet.]
[Pages e230 & e231]
Je t'avoue, mon cher Monceca, que j'ai peine à me persuader l'ancienneté
& l'authenticité de ces pierres; & qu'une pareille prétention me paroît
assez digne d'être insérée parmi les contes fabuleux des rabbins. Si quelque
chose rendoit cette opinion vraisemblable, ce seroit le soin extrême que les
Samaritains ont toujours pris de conserver les coutumes anciennes, & tout ce
qui était marqué au coin de l'antiquité. Ils se servent encore des anciens
caractères hébreux, qui sont différens de ceux que nous employons aujourd'hui,
qui nous furent donnés par Esdras au retour de la captivité de Babylone.
Tu conçois sans doute, mon cher Monceca, que des gens aussi attachés que les
Samaritains aux usages de nos premiers peres, sont bien éloignés d'admettre pour
regles de foi toutes les rêveries du Talmud. Loin d'adopter les sentimens des
rabbins, ils vont encore plus loin que les caraïtes, & ne reconnoissent
d'autres écritures que le seul Pentateuque; ne regardant les autres livres
saints que comme des histoires faites par des hommes pieux & secourus du
ciel, mais qui ne doivent pourtant pas décider des points principaux de la
religion.
Il aisé de s'appercevoir que les Samaritains donnent dans l'erreur à cet
égard. Car puisqu'ils ne nient point que ceux à qui l'on attribue ces livres,
n'en soient les véritables auteurs & qu'ils conviennent que ces écrivains
ont été des gens pieux & éclairés par l'esprit de Dieu, pourquoi
n'accordent-ils pas une entiere croyance à leurs sentimens? Si l'on pouvoit
prouver aux caraïtes, que ceux qui ont fait le Talmud, étoient conduits par la
sagesse & la prudence, ils n'hésiteroient pas à la recevoir; à plus forte
raison, si on leur montroit que les rabbins qui l'ont composé étoient éclairés
de la lumiere céleste.
Il faut, mon cher Monceca, lorsqu'on veut ne point donner une entiere &
aveugle croyance à un livre, nier absolument qu'il ait été fait par un homme
inspiré du ciel. Mais dès que l'on convient de l'inspiration de l'auteur, il ne
reste plus qu'à se soumettre.
[Pages e232 & e233]
Il est ridicule de vouloir ranger dans des classes différentes des écrivains
dont l'esprit étoit dirigé par la divinité: comme si elle inspiroit les
prophetes d'une maniere, ou plus forte, ou plus foible, & que tout ce
qu'elle leur révèle ne méritât pas de trouver parmi les hommes une égale
croyance.
Un fameux théologien allemand (1) a presque soutenu ce sentiment erroné. Dans
la chaleur de la dispute, il avança une opinion que ses adversaires lui ont
depuis reprochée bien des fois. Il soutint que l'ouvrage d'un ancien docteur,
que les nazaréens regardent comme un de leurs apôtres (2), étoit modique, bas,
rampant & semblable à de la paille, si on le comparoit aux écrits d'un autre
de leurs docteurs.
[(1) Luther.
(2) L'épître de saint Jacques.]
Ses ennemis ne manquerent pas de l'attaquer vigoureusement sur une opinion
aussi fausse: il fut obligé de reconnoître son erreur; & ses plus zélés
défenseurs conviennent aujourd'hui qu'il fit une très-grande faute, lorsqu'il
écrivit un sentiment aussi contraire à la raison. (3)
[(3) Cùm autem illud legissem, non rem dissimulavi, sed fatebar in
responsione meâ ad Gregorium Martinum. In illâ quidem praefatione scribit
Lutherum, S. Jacobi epistolam non posse dignitate certare cum epistolis SS.
Petri & Pauli, sed epistolam stramineam, si cum aliis comparetur. Quam
ejus sententiam non probo, atque in recentioribus editionibus cùm omissa sint
illa verba, opinor ipsum postea Lutherum hanc suam sententiam improbasse.
Whitakeri respons. ad Rainoldi refutationem, p. 10.]
Ce théologien, pour se débarrasser de quelques difficultés, n'osa point
entierement rejetter le livre qui lui étoit contraire: mais il voulut en
diminuer l'autorité, & le mettre bien au-dessous de celui d'un autre
écrivain qui paroissoit lui être plus favorable.
Etrange effet de l'aveuglement, où les préjugés & l'ardeur de soutenir
leurs opinions entraînent les plus grands hommes! Peut-on rien croire de plus
absurde que d'admettre un différent degré de sagesse dans l'Esprit saint? Est-il
rien de si absurde, que de donner aux auteurs sacrés, dont il a lui-même dicté
les écrits, une croyance plus ou moins entiere, selon qu'ils semblent favoriser
nos sentimens?
Je sçais, mon cher Monceca, que les rabbinistes & les caraïtes, loin
d'imiter l'impudente audace de certains nazaréens, & le scrupule vicieux des
Samaritains, ont pour tous les livres sacrés un respect infini, & sont bien
éloignés de la ridicule folie de vouloir régler un rang aux écrits produits par
l'esprit divin.
[Pages e234 & e235]
Mais, s'ils évitent ce défaut, ils tombent dans un autre, qui leur est commun
avec la plûpart des docteurs nazaréens. Ils tordent & mettent à la
torture, pour ainsi dire, certains passages, afin de les accommoder à leurs
opinions: ils trouvent ainsi le moyen de rendre l'écriture le garant de toutes
les chimeres que produit leur imagination échauffée. Il n'est rien de si
absurde, je ne dis pas seulement dans les coutumes & les cérémonies, mais
encore dans ce qui regarde le fonds de la religion, qu'ils n'autorisent par les
livres sacrés.
Peut-on rien voir, par exemple, d'aussi extravagant que la maniere dont
certains rabbins expliquent le verset du pseaume où David assure, qu'il a été
formé dans l'iniquité, & que sa mere l'a conçû dans le péché?(1)
[(1) Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum, & in peccatis concepit
me mater mea. Li. vers. 7.]
Au lieu de se conformer aux sentimens des docteurs nazaréens, qui montrent
évidemment que le prophete a voulu parler de cette tache originelle que tous les
hommes apportent en naissant depuis leur premier pere, ils prétendent que cela
signifie que le pere de David commit un adultere en engendrant son fils; parce
qu'encore qu'il l'engendrât de sa femme, il croyoit n'avoir affaire qu'avec une
servante, à la pudicité de laquelle il avoit tendu des piéges. Ne voilà-t-il
pas, mon cher Monceca, une belle explication d'un passage aussi naturel que
celui-là? Et quelle opinion ne doit-on pas s'attendre de voir soutenir aux
rabbins par l'autorité de l'écriture, dès qu'ils forgent des aventures
romanesques sur les choses les plus simples, & qu'ils débitent une histoire
aussi extraordinaire que celle du prétendu adultere du pere de David, quoiqu'il
n'en soit pas dit un seul mot dans les livres saints?
[Pages e236 & e237]
Un Juif Italien a non-seulement adopté ce conte fabuleux dans un ouvrage
qu'il a publié, mais il a encore voulu renchérir par dessus ses confreres, en
faisant une assez longue dissertation, pour prouver qu'Isaï avoit parfaitement
bien fait, de coucher avec sa servante, parce que sa femme étoit déja fort âgée,
& qu'elle ne pouvoit plus avoir d'enfant. (1)
[(1) Il pensiero d'Isaï era buono, perche essendo, la padrona vecchia, e
la massora giovane, haveva desiderio di haver altri figliaoli. Precetti da
esset imparati dalle donne ebree. Pag. 69.]
Ce sentiment, mon cher Monceca, contient une excellente morale; & si elle
avoit lieu aujourd'hui,& qu'elle fut reçue universellement, il y a apparence
que les gages des servantes augmenteroient considérablement, par la liberté
qu'auroient beaucoup de gens de s'en servir à plus d'un usage.
Avoue, mon cher Monceca, que c'est avec raison que les caraïtes ont rejetté
les ridicules sentimens des rabbinistes. Quoique tu sois encore attaché à leur
secte, il est impossible que tu ne voies leurs erreurs. Les embarras & les
peines, qui suivent ordinairement le changement de religion, te retiennent
encore dans la voie égarée: mais j'espere que le Dieu de nos peres t'accordera
cette grace victorieuse, qu'il répand sur ceux qu'il veut éclairer; &
qu'après avoir brisé tous les liens qui l'attachent encore auprès des
rabbinistes, tu viendras te ranger parmi les caraïtes, les seuls vrais &
uniques Juifs qu'il y ait dans l'univers, & presque les seuls mortels qui
n'abusent point des livres sacrés pour autoriser leurs opinions particulieres.
Plusieurs docteurs nazaréens, les cadis & muftis musulmans, donnent dans
les mêmes défauts que les rabbins; ils ne soumettent pas leurs sentimens aux
ouvrages des écrivains qu'ils regardent comme inspirés; mais ils expliquent ces
ouvrages d'une maniere conforme à leurs opinions; ensorte que dix théologiens,
tous opposés les uns aux autres, prétendent tous également être autorisés par
l'écriture, qu'ils interprêtent chacun selon leur regle. C'est cette conduite,
si opposée à la tranquillité & au bien public, qui cause tant de guerres de
religion, & tant de divisions dans les états.
[Pages e238 & e239]
Les nazaréens seroient heureux, mon cher Monceca, s'ils avoient observé les
mêmes loix que les caraïtes, qui n'écrivent jamais sur les livres saints; ils
regardent comme une profanation de mêler des opinions humaines avec des ordres
divins: ils croyent aveuglément ce qu'ils trouvent dans les écritures;, sans
chercher à vouloir pénétrer les choses qui leur paroissent obscures, soumettant
leur esprit lorsqu'ils ne peuvent les comprendre. S'ils n'eussent point suivi
une maxime aussi sage, ils seroient aujourd'hui dans le trouble & dans la
confusion, ils auroient une foule de docteurs, dont les opinions contraires ne
serviroient qu'à augmenter l'obscurité de ce qu'on auroit voulu éclaircir, &
peut-être cela les auroit-il conduits dans ces doutes malheureux, qui ne se
terminent ordinairement que par le pyrrhonisme, ou par l'irréligion.
Pour prouver l'inutilité des commentaires sur les livres sacrés, il suffit de
montrer qu'ils sont plutôt nuisibles qu'utiles. Or il n'est rien de si aisé que
de mettre cette thèse en évidence. Il faut d'abord poser pour premier principe,
que puisque Dieu a donné des loix & prescrit des règles aux hommes, il s'est
sans doute expliqué d'une manière claire & intelligible; car il seroit
absurde de dire que Dieu a annoncé sa volonté aux hommes, d'une manière qu'il
leur étoit impossible de comprendre ce qu'elle exigeoit d'eux: cette opinion est
aussi ridicule que si quelqu'un soutenoit que Dieu a commandé aux hommes de lui
obéir, & qu'il n'a pas voulu cependant qu'ils lui obéissent. Puisqu'on est
donc obligé d'avouer que la divinité a parlé aux hommes d'une façon
intelligible, pourquoi veut-on expliquer clairement ce qu'elle a dit: Un
théologien, un rabbin, un moufti, un bonze, connoissent-ils mieux l'étendue de
l'entendement des hommes, que celui qui les a créés? S'il avoit jugé à propos
d'apprendre aux hommes les mysteres que les théologiens pensent leur développer,
sans doute il les leur eût communiqués.
Mais, dira-t-on, il est plusieurs livres sacrés qui sont écrits
d'une maniere qui nous paroît obscure, & dans lesquels on trouve bien des
choses que l'on n'entend point. Dieu les a sans doute donnés aux hommes pour
qu'ils en fissent usage; & comment pourront-ils s'en servir, s'ils ne les
comprennent pas? Il faut donc chercher leur sens caché.
[Pages e240 & e241]
Ce raisonnement, mon cher Monceca, est faux & captieux. S'il se trouve
dans les écritures quelques endroits que nous n'entendions point, nous devons
conclure qu'ils ne sont pas nécessaires à notre salut, puisque nous ne pouvons
exécuter ce dont nous n'avons aucune notion; & c'est envain que nous
cherchons a éclaircir des secrets que la providence a jugé à propos de ne nous
découvrir qu'à demi; elle a connu que pour notre bien, il convenoit que nous
n'eussions qu'une idée confuse de certaines choses; c'est un crime de vouloir
pénétrer ce que le ciel punit par l'égarement de l'esprit. Les docteurs
nazaréens, qui ont commenté l'Apocalypse, écrit obscur, & qu'ils
regardent comme sacré, sont une preuve évidente de cette vérité. Les protestans
ont fait servir ce livre de base à toutes leurs invectives contre les papistes;
& ceux-ci à leur tour l'ont employé à peindre leurs ennemis des couleurs les
plus odieuses. (1) Peut-on faire un usage plus vicieux & plus condamnable
d'ouvrages qu'on croit dictés par la divinité même?
[(1) L'Apocalypse a été de tout tems un des principaux livres où les
théologiens ont puisé abondamment les injures qu'ils se sont dites, & les
calomnies qu'ils se sont imputées. Ce qu'il y a de singulier, c'est que les
rabbins ont aussi profité de l'obscurité des prophéties de l'Apocalypse.
Ils ont prétendu que ce livre avoit été composé par un de leurs confreres contre
les Chrétiens, dans le dessein de les séduire & de les tromper. Voyez la
lettre CLX, Tome VI. Voyez aussi la IV. lettre des mémoires secrets de la
république des lettres. Ce trait d'histoire y est développé assez amplement;
les passages originaux des ouvrages des Rabbins s'y trouvent aussi.]
Porte-toi bien, mon cher Monceca: vis content & heureux, & garde-toi
de cet esprit de curiosité téméraire.
Du Caire, ce...
***
LETTRE CXLV.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les Anglois, mon cher Isaac, ne se contentent point de jouir d'une entiere
liberté pendant qu'ils restent dans ce monde; ils veulent encore qu'il leur soit
permis d'en sortir lorsqu'ils croyent y être trop malheureux, ou qu'ils
s'ennuyent d'y demeurer. J'étois surpris les premiers jours que je fus dans
cette ville, des fréquentes catastrophes que j'apprenois.
[Pages e242 & e243]
Il arrivoit quelquefois qu'un homme à qui j'avois parlé la veille, trouvoit à
propos de se couper le cou; ceux qui m'annonçoient cette nouvelle, loin d'en
être étonnés, sembloient approuver une action aussi insensée que celle-là. Si je
leur demandois les raisons qui avoient déterminé ce furieux à se priver ainsi de
la vie: Nous n'en sçavons rien, me répondoient-ils froidement; il
falloit apparemment qu'il ne se trouvât pas bien dans ce monde-ci, & qu'il
ait voulu aller sçavoir ce qui se passoit dans l'autre; ses jours étoient à lui;
& en finissant leurs cours, il n'a fait mal à personne.
Je croyois d'abord, mon cher Isaac, que ceux qui se donnoient la mort étoient
atteints d'une frénésie qui leur ôtoit l'usage de la raison; & j'étois bien
éloigné de penser que les Anglois se pendissent, ou se coupassent la gorge après
une mûre délibération; mais j'en ai été convaincu par les funestes accidens que
j'ai vû arriver, & par les récits circonstanciés que m'en ont faits des gens
dignes de foi.
Il y a environ deux ans qu'un ouvrier & sa femme, las tous les deux des
incommodités auxquelles ils étoient exposés dans cette vie, résolurent de
terminer leurs peines. Ils avoient une jeune fille âgée de cinq ou six ans; ils
crurent que l'équité demandait qu'ils ne la laissassent point exposée aux maux
dont ils vouloient se délivrer eux-mêmes; & ayant mûrement délibéré sur son
sort, ils se déterminerent à lui faire entreprendre le voyage qu'ils alloient
faire. Aprés avoir réglé toutes choses & préparé ce qu'il falloit pour
exécuter leur dessein, ils voulurent se justifier devant le public. Ils
écrivirent donc les raisons qui les forçoient à quitter la vie, & firent un
long détail des incommodités auxquelles ils avoient été sujets; ils se
plaignirent qu'ayant toujours fait ce qu'ils avoient pû pour amasser du bien en
observant les regles prescrites par la vertu & par les loix, ils avoient
éprouvé toutes sortes d'infortunes, & que plus ils s'efforçoient d'être
honnêtes gens, plus il sembloit qu'un destin barbare voulût les accabler. Ils
ajouterent qu'ils comprenoient qu'il ne leur restoit pour conserver leur
probité, qu'un seul moyen, qu'ils y avoient recours, & qu'ils espéroient en
la miséricorde de Dieu, entre les mains duquel ils remettoient leurs ames en
finissant leur vie. Après avoir achevé leur apologie, ils égorgerent leur fille,
& se pendirent tous les deux.
[Pages e244 & e245]
Cette pernicieuse coutume de se donner la mort n'est pas seulement en usage
parmi le peuple, elle est encore reçue chez les grands. On a vû des lords &
des chevaliers se couper la gorge avec un rasoir, sans avoir d'autre raison pour
se porter à cette extrêmité que celle du dégoût de la vie; & bien loin
qu'une semblable fureur ait terni leur mémoire, elle a trouvé un grand nombre de
gens qui l'ont approuvée & louée hautement.
Tu ne sçaurois croire, mon cher Isaac, combien légers sont les sujets qui
portent souvent un Anglois à terminer ses jours. Il y a quelques mois qu'un
homme se coupa le cou parce qu'on avoit augmenté les impôts sur les liqueurs
fortes; il ne voulut plus vivre, dès qu'il fut obligé de payer plus cherement
l'eau de genèvre. On m'a assûré une chose encore plus surprenante que celle-là.
Un Anglois ayant réfléchi sur sa conduite & sur sa maniere de vivre, crut y
appercevoir une uniformité ennuyeuse. Qu'est-ce que je fais tous les
jours, disoit-il? Je me leve le matin, je mange & je bois à midi;
& je me promene pendant la journée, je me couche le soir, & sans cesse
je recommence la même chose; une partie de ma vie se passe à m'habiller & à
me deshabiller. Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien amusant? Allons, il faut
que je sorte de ce monde, le rôle que j'y joue commence à m'ennuyer. Cette
résolution prise, l'Anglois eut recours, pour finir son ennui à un de ses
pistolets, & se cassa la tête. Tu penseras, mon cher Isaac, qu'un homme qui
se tue pour une cause aussi chimérique est regardé avec horreur; point du tout;
pourvû qu'il ait exécuté son crime d'une maniere intrépide, peu s'en faut qu'on
ne le regarde comme un héros; mais si par hazard on sait qu'il a craint les
approches du trépas, on diminue beaucoup de l'estime qu'on avoit pour lui; c'est
vainement qu'il s'est tué, sa mort n'est comptée pour rien. Lorsqu'on veut
acquérir en Angleterre le titre d'homme courageux, ce n'est point assez que de
commettre le plus grand des forfaits, il faut encore montrer qu'on est exempt de
remords en le commettant.
[Pages e246 & e247]
Il y a quelques années qu'un François qui se tua ne fut point loué de son
crime:il eut, au contraire, la douleur avant d'expirer, de se voir accablé des
mépris les plus outrageans; il s'étoit mis dans la tête, malheureusement pour
lui, d'imiter les Anglois. Lorsqu'il entendoit dire qu'il y avoit quelqu'un qui
s'étoit coupé le cou, il sentoit une secrete jalousie qui l'animoit à suivre un
exemple aussi glorieux. Vous verrez, disoit-il à sa famille, quelque
chose qui vous surprendra, & j'espere de montrer que les François valent
bien les Anglois. Oui, oui, continuoit-il, je me charge de prouver cette
égalité. Comme il ne s'expliquoit pas davantage, ses amis & ses parens
ne pouvoient deviner ce qu'il vouloit dire. Après avoir balancé quelque tems à
prendre son parti, il résolut enfin de rétablir la gloire des François, qu'il
croyoit flétrie par leur opiniâtreté à ne se point tuer; il prit un rasoir,
& ayant choisi le tems où il se trouvoit seul chez lui, il voulut se couper
la gorge. Mais il n'eut point assez de courage pour enfoncer entierement le
rasoir, & ne se fit qu'une grande blessure. Dès qu'il vit couler son sang,
il appella du monde à son secours. Quelques Anglois accourus, voyant de quoi il
s'agissoit, commencerent à insulter ce malheureux, loin de songer à le secourir.
Ces chiens de François, disoient-ils, veulent nous imiter, & n'ont
pas le courage de se couper le cou. Venez, voyez ce poltron: il s'en faut près
d'un demi-doigt qu'il n'ait assez enfoncé son rasoir. Pendant que les
Anglois faisoient de si sages réflexions, les parens du blessé arriverent; ils
firent venir un Chirurgien dont tous les soins & les remedes furent
inutiles, & deux jours après le François mourut de sa blessure, sans avoir
pu réussir à prouver cette égalité de courage qui lui coûtoit la vie.
Je suis outré de dépit, mon cher Isaac, lorsque je vois des gens, qui font
usage de la raison dans bien des choses essentielles, s'oublier entierement dans
plusieurs autres qui le sont autant ou plus, & donner dans un travers aussi
étonnant que celui d'applaudir à des furieux qui pour les chagrins les plus
légers attentent sur leurs jours. Ne point couvrir de honte & d'infâmie la
mémoire d'une personne qui se prive de la vie sans y être forcée par les sujets
les plus grands, c'est approuver insensément les actions les plus cruelles qui
sont occasionnées par la mélancolie & la férocité; il faut chercher dans ces
deux vices l'origine de cette prétendue grandeur d'ame, qui porte les Anglois à
se tuer.
[Pages e248 & e249]
Toutes les réflexions qu'ils font avant d'en venir à cette folle extrêmité,
sont les suites d'un tempérament chagrin, sombre & noir; & d'une humeur
féroce, incapable de pouvoir supporter la mauvaise fortune avec constance. C'est
donc bien moins par courage que les Anglois se donnent la mort que par
foiblesse. En effet, il faut bien plus de force d'esprit pour supporter
généreusement l'adversité, que pour embrasser un parti violent qui la termine.
Le crime de ceux qui se tuent est inexcusable, de quelque maniere qu'on
veuille le regarder. En l'examinant avec des yeux philosophiques, l'on y
découvre une foiblesse très-éloignée de la fermeté des grands hommes, qui ne se
sont donné la mort que lorsqu'ils y ont été forcés, ou pour sauver leur patrie,
ou pour conserver leur gloire. Jamais Grec ou Romain ne se coupa le cou par
mélancolie, ou par quelque chagrin particulier. Ce même héros, qui se jetta dans
un précipice, pour garantir Rome du danger qui la menaçoit, auroit souffert
constamment l'adversité la plus rigoureuse sans penser à s'en affranchir par le
trépas. Marius est un exemple sensible & convaincant, qu'un grand homme doit
sçavoir souffrir les caprices de la fortune. Combien d'Anglois se seroient tués,
s'ils avoient été à la place de ce Romain persécuté par Sylla! Proscrit,
poursuivi, réduit à se cacher à demi-nud dans les roseaux d'un marais bourbeux,
il attend, touchant sa destinée, l'exécution des arrêts du ciel: & il seroit
indigne de son courage de chercher dans la mort du secours contre ses
infortunes. Dira-t-on que Marius craignoit le trépas, & que ce héros avoit
moins d'intrépidité qu'un cordonnier Anglois, qui se coupe follement le cou de
son tranchet? Je n'espere pas qu'il se trouve des gens assez extravagans, pour
soutenir une pareille absurdité.
J'aime mieux, mon cher Isaac, la ferme constance d'un certain Espagnol, que
cette férocité à laquelle on accorde le nom de courage. Cet homme avoit
travaillé pendant vingt ans à ramasser avec beaucoup de peine quelque bien pour
vivre tranquillement pendant ses derniers jours. Mais la fortune le priva dans
un instant du fruit de ses travaux.
[Pages e250 & e251]
Un marchand, à qui il avoit confié son argent, fit banqueroute, & il se
vit réduit dans une extrême pauvreté. Cent Anglois, en apprenant la nouvelle de
la perte totale de leurs richesses, se seroient donné la mort. L'Espagnol, plus
sage & plus sensé, montra bien plus de courage: il voulut vaincre
l'adversité, & faire rougir le destin de son injustice. Conservant donc sa
tranquillité, & présentant une corde à la Fortune: Tiens, lui dit-il,
voilà un cordeau, pends-toi de désespoir de n'avoir pû venir à bout de
m'obliger à me pendre.
Si l'on considere, du côté de la tranquillité publique & du bien de la
société, l'affreuse coutume de se tuer, on la trouvera pernicieuse, &
capable de causer les plus grands maux. Quel bouleversement, quelle confusion,
quels dangers ne doit-on pas craindre dans un Etat, où les particuliers bravent
non-seulement la mort, mais encore les suites qu'elle entraîne après elle? Il
est certain qu'un homme, qui ne craint point de sortir de cette vie, & qui
ne redoute pas les châtimens qui l'attendent dans l'autre, est capable de se
porter très-aisément aux plus grands excès. On ne peut retenir le peuple que par
la religion, ou par l'appréhension de la mort. Et dès ces deux liens deviennent
inutiles dans la société, quels crimes ne doit-on pas s'attendre d'y voir
régner? Un homme qui commettra les plus grands forfaits, se moquera des
supplices que les loix ont établis contre les criminels: il prendra seulement
ses précautions pour avoir le moyen de s'ôter la vie dès qu'il sera arrêté. Les
viols, les meurtres, les assassinats, seront très-fréquens. Les rois mêmes ne
seront point en sûreté sur leur trône. Les peines auxquelles sont condamnés ceux
qui osent attenter aux jours des souverains, sont des barrieres qui arrêtent les
méchans & les parricides; les tourmens les épouvantent bien plus que la
mort. Les dernieres paroles du jacobin Clément, assassin de Henri III. sont une
preuve évidente de cette vérité. Je loue Dieu, disoit ce monstre, pendant
que les soldats le poignardoient, de mourir si doucement: car je ne pensois
point passer de cette vie ainsi, & en être quitte à si bon marché.
Il faut convenir, mon cher Isaac, que rien n'est plus dangereux dans un état,
que des gens qui ne peuvent être retenus par la crainte des supplices.
[Pages e252 & e253]
Pour une personne,que l'honneur & la probité conduisent, il en est cent
que l'appréhension des châtimens forcent à suivre les régles de la justice. On
ne peut nier que les hommes ne soient plus portés au mal qu'au bien. Tous les
usages & toutes les coutumes, qui vont à relâcher les liens dont on les
tient resserrés, sont donc nuisibles à la société. Combien doit-on par
conséquent avoir en horreur un crime qui ouvre la porte à tous les maux? Et ne
faut-il pas être insensé, pour accorder à ce crime le nom de courage et de
grandeur d'ame?
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & fais usage de ta raison dans tes
adversités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXLVI.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il me paroît, mon cher Isaac, que les poëtes tragiques François sont autant
au-dessus des poëtes Anglois, que les philosophes François sont au-dessous des
philosophes Anglois. Je trouve une différence aussi grande entre Shakespear
& Corneille, Addison & Racine, qu'entre Descartes & Newton, ou Locke
& Mallebranche. Ce n'est pas que les poëtes de ce pays manquent de feu &
d'imagination; au contraire, leur génie est rempli de force. Mais lorsqu'ils se
sont élevés jusqu'au ciel, ils ne sçavent point s'y soutenir, & tombent
tout-à-coup dans quelque bourbier rempli de fange. Comme ils n'ont pas la
moindre connoissance des règles, ou que du moins la plupart d'entr'eux affectent
de les mépriser, il n'est pas surprenant qu'ils ne puissent diriger avec goût
les saillies sublimes dont ils ne sont redevables qu'à la nature.
Quelque fécondité, quelque esprit, & quelque hardiesse que l'on ait, il
faut de la régularité dans tous les arts. Le moindre architecte, qui suivra les
régles de Palladio, réussira mieux qu'un maçon plein de génie, mais téméraire
& ignorant. Le petit temple de sainte Justine de Padoue fait plus de plaisir
à la vûe que les pyramides d'Egypte, monumens de grandeur, qui tiennent bien
plus de la barbarie orientale, que des graces Grecques & Romaines.
[Pages e254 & e255]
Tel est l'état du théâtre Anglois, mon cher Isaac, je n'ai jamais vu tant de
génie & si peu de bons ouvrages. On joue tous les jours à Londres des farces
pleines d'horreurs, auxquelles on donne sans façon le nom pompeux de
Tragédies. J'ai vû dans une des plus belles pièces Angloises, trois
sorcieres descendre du haut du théâtre à califourchon sur un manche-à-balai,
& venir faire bouillir des herbes dans un chaudron. J'ai vû le théâtre
représenter un cimetiere, & des fossoyeurs jouer comme à la boule avec des
têtes de morts: & ce qui est bien pis, j'ai vû applaudir.
Dryden, & sur-tout Addison, ont un peu civilisé cette Melpomène barbare.
Mais la politesse qu'ils lui ont donnée, conserve encore un air assez sauvage.
Il semble qu'elle ne puisse prendre cet air modeste & majestueux qu'elle
avoit autrefois chez les Grecs, & qu'elle a aujourd'hui chez les François.
Figure-toi, mon cher Isaac, que dans la traduction Angloise qu'on a faite de la
Zaïre de Voltaire, on voit cette jeune princesse s'arracher les cheveux,
& se rouler sur le plancher comme une convulsionnaire. Il faut avouer qu'un
auteur doit avoir bien peu d'obligation à un traducteur qui lui prête de
pareilles extravagances. Cependant le poëte Anglois a été forcé, pour
s'accommoder au goût de sa nation, & pour faire réussir la piéce Françoise,
de la rendre ridicule. On doit absolument, lorsqu'on veut emporter à Londres les
suffrages du public, présenter des beautés monstrueuses aux spectateurs; le
vraisemblable ne suffisant pas pour les émouvoir.
Ce n'est pas que le naturel ne leur plaise. Il y a dans des piéces de
Shakespear des endroits parfaits, & qui n'ont rien d'outré. Mais lorsque ce
naturel dure trop long-tems, leur goût languit, & veut être reveillé par du
merveilleux & de l'extraordinaire.
Depuis quelques années, il y a des Poëtes qui ont composé des piéces assez
régulieres; mais elles ne plaisent point, on les trouve froides &
ennuyeuses. Il est vrai qu'on n'a pas tort. Elles le sont effectivement; &
l'on croiroit presque, lorsqu'on voit ces tragédies modernes, qu'il faut que les
poëtes Anglois soient les maîtres d'outrer un sujet, & de sacrifier la
vraisemblance, pour pouvoir donner l'essor à leur génie; en sorte qu'ils ne
peuvent produire un beau morceau, s'il n'est balancé par un mauvais.
[Pages e256 & e257]
Il semble, dit un auteur moderne (1), que les Anglois n'aient été
faits jusqu'ici que pour produire des beautés irrégulières. Les monstres
brillans de Shakespear plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie
poétique des Anglois ressemble à un arbre touffu, planté par la nature, jettant
au hazard mille rameaux, & croissant inégalement avec force. Il meurt, si
vous voulez forcer sa nature, & le tailler en arbre du jardin de Marly.
[(1) Voltaire, lettres philosophiques, Lettre XVIII. pag. 126.]
Quelque éloignés que soient les poëtes Anglois de la perfection & du
mérite des tragiques François, il n'est pourtant point impossible qu'ils
n'aillent un jour aussi loin qu'eux, & que peut-être ils ne les surpassent.
Un tems viendra, & ce tems est bien prêt à commencer, où les Anglois se
corrigeront de tant de défauts. Leur génie leur restera. Ils l'accoutumeront
peu-à-peu à se soumettre aux regles: ils se perfectionneront dans un art dont
ils n'ont point encore une entiere connoissance; & ils réuniront alors la
sagesse, la majesté, la pureté & la décence du théâtre François, au sublime,
au grand & au pathétique des tragédies Angloises, dont ils excluront
entiérement le comique, le bas, le ridicule & le monstrueux. Les Poëtes de
ce pays ont déja un grand avantage sur ceux des autres, en ce qu'ils mettent
beaucoup d'action sur leur théâtre. Bien des piéces Françoises, estimées même,
ne sont proprement que des conversations en cinq actes. La lecture en est
souvent plus agréable que la représentation, qui languit faute d'une assez
grande variété d'incidens.
Les théâtres de Paris & de Londres me paroissent assez bien représenter
les caracteres des deux nations. On parle à Paris, & l'on agit à Londres. Il
n'est pas étonnant que les François parlent mieux que les Anglois, puisqu'il est
naturel que chacun réussisse dans son métier. C'est par cette raison que les
intrigues amoureuses des piéces Françoises sont beaucoup mieux traitées &
beaucoup plus intéressantes que celles des piéces Angloises. Le caractere
détermine encore sur ce sujet le mérite des deux théâtres. Les François ont le
coeur tendre. L'amour est leur passion dominante: ils en font leur principale
occupation; & la galanterie est l'ame de la cour.
[Pages e258 & e259]
Le langage du coeur est celui des femmes aimables: & quoique leurs
actions démentent souvent leurs discours, elles parlent comme des héroïnes de
roman. Il est fort ordinaire à Paris de voir une femme Platonicienne dans ses
raisonnemens, répéter sans cesse que les sens ne doivent nullement correspondre
à l'amour lorsqu'il s'empare du coeur d'une personne bien née, & donner
cependant des rendez-vous toutes les nuits à son amant.
En France les hommes parlent & agissent de la même façon que le beau
sexe. Ils déclament contre l'infidélité. Ils affectent même quelquefois du
mépris pour l'infidele. Il est certains momens où l'on prendroit un petit-maître
François pour le véritable original des héros de la Calprenede. Mais si on le
suit pas-à-pas, & qu'on examine attentivement sa conduite pendant
vingt-quatre heures, on trouvera qu'il détruit vingt fois pendant ce court
espace, la morale trompeuse qu'il avoit débitée.
Il est donc naturel, mon cher Isaac, que dans un pays où le langage, les
finesses, les ruses, les feintes & les fourberies de l'amour sont si bien
connues, on excelle à les exprimer. Un peintre qui travaille d'après d'excellens
modeles, & qui a toujours la nature sous les yeux, donne bien plus de force
& de grace à ses figures que celui qui ne travaille que de génie, & qui
n'a d'autre aide & d'autre ressource que son imagination. Racine sentoit cet
amour, qu'il a si bien exprimé dans ses vers. Il disoit en prose à la Chammelé
(1) ce qu'il faisoit réciter en vers à ses héroïnes.
[(1) Fameuse Comédienne dont Racine étoit amoureux.]
Il dut à son tempérament & au goût de sa nation une partie des choses que
nous admirons dans ses ouvrages. S'il avoit été Anglois, il eût sans doute été
privé de cet avantage: il auroit fallu pour plaire, qu'il eût cherché à émouvoir
les spectateurs par d'autres passions que par la tendresse, ou bien il eût couru
le risque de ne point réussir; & il seroit tombé dans le même défaut
qu'Addison. Le Caton d'Utique de cet auteur seroit une piéce parfaite, si
l'on en ôtoit une froide intrigue d'amour, qui la fait languir, & qui
diminue l'attention qu'on donne aux scenes magnifiques dont elle est remplie.
[Pages e260 & e261]
Si Corneille eût été Anglois, il auroit beaucoup moins perdu que Racine: il
avoit des talens & des qualités propres au théâtre de cette nation. Le
dernier acte de sa Rodogune est un chef-d'oeuvre qui doit être admiré
dans tous les pays, mais qui semble être fait pour Londres.
Les poëtes Anglois ont des morceaux aussi beaux & aussi frappans que les
meilleurs de Corneille; mais ils ont moins d'égalité que lui. En effet, si cet
auteur tombe par fois, leur chûte est beaucoup plus fréquente & plus lourde;
& si le poëte François donne quelquefois dans le foible & dans le
rempant, les Anglois donnent souvent dans l'extravagant & dans le ridicule.
On est surpris à Paris de voir qu'un aussi grand génie que Corneille ait pu se
servir dans ses plus belles piéces de certaines expressions basses; & l'on
se récrie sur quelques-unes de ses pensées indignes de la majesté de la
tragédie. Combien de fois n'a-t-on pas critiqué & tourné en ridicule ces
vers de son Nicoméde?
Madame encore un coup, cet homme est-il à vous?
Et pour vous divertir,
est-il si nécessaire
Que vous ne lui puissiez ordonner de se taire?
Que diroient donc les Parisiens si aisés à se révolter contre les défauts du
style, s'ils voyoient représenter le Jules-César de Shakespear, dans une
des scènes duquel les cordonniers & les savetiers de Rome s'entretiennent
gravement avec Brutus & Cassius?
Les mêmes raisons qui font pardonner à Paris les fautes du grand Corneille,
servent à Londres d'excuse à celles de Shakespear, & de quelques autres
poëtes tragiques. En faveur des beautés ravissantes & sublimes qui se
trouvent répandues dans plusieurs piéces, on ne dit rien sur leurs défauts. Il
est vrai que les auteurs Anglois semblent avoir besoin de plus d'indulgence que
les François: mais comme le goût de leur nation n'est point entiérement formé,
on leur accorde bien des choses, qu'ils n'obtiendroient point ailleurs.
L'amour s'est emparé du théâtre de Londres, ainsi que de celui de Paris;
& il est peu de piéces modernes, dans lesquelles il n'ait beaucoup de part.
Mais, comme je te l'ai déja dit, mon cher Isaac, les poëtes Anglois ne
réussissent point à peindre les mouvemens de cette passion, aussi parfaitement
que ceux de la grandeur d'ame, de la valeur, de la fermeté & de l'amour de
la patrie.
[Pages e262 & e263]
Le caractere du Caton d'Addison est peut-être le plus beau qu'on ait
jamais mis sur le théâtre. Celui de Pompée dans Cinna, celui de Brutus
dans Britannicus, & même celui de Joad dans Athalie, ne sont
point aussi brillans. Toutes ces piéces sont cependant plus parfaites que celle
du poëte Anglois; parce qu'il a eu la foiblesse, pour plaire aux femmes, qui
décident à Londres de même qu'à Paris du mérite des tragédies, de parler
quelquefois tendresse, quoiqu'il ignorât le langage de l'amour. Par-là, il a
affoibli le plus beau morceau qu'il y eut peut-être sur aucun théâtre.
Lorsque l'art des Sophocles & des Euripides sera perfectionné en
Angleterre, il sera beaucoup plus difficile aux poëtes Anglois qu'il ne l'est
aux François, de produire quelque chose de bon, & de contenter le goût de
leur nation. Il faudra qu'ils ayent la complaisance de traiter des sujets, &
de parler sur des matieres où leur esprit ne brille point autant que sur bien
d'autres choses. Quand ils auront ému le spectateur par des mouvemens impétueux,
qu'ils l'auront épouvanté par la terreur, & qu'ils l'auront ravi par le
sublime, ils tâcheront de l'attendrir par les plaintes d'un amour malheureux,
puisque les femmes & les jeunes gens l'exigent ainsi. Ils auront plus de
peine à exciter cette derniere passion que toutes les autres; & leur génie
ne les servira qu'avec peine.
Il semble qu'il faille que la philosophie & les raisonnemens politiques
ayent autant de droit en Angleterre sur le théâtre, que dans toutes les autres
occupations. Les poëtes sont encore plus citoyens des pays où ils vivent, qu'ils
ne le sont du Parnasse:, & ils conservent toujours l'esprit de leur patrie.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & vis content & heureux.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXLVII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
On ne voit point dans ce pays, mon cher Isaac, quelques personnes disparoître
de tems en tems, & être enlevées de chez elles en vertu d'un ordre du
ministre, pour être renfermées dans des prisons, où elles gémissent pendant le
reste de leur vie, sous le poids du despotisme. Un bourgeois de cette ville ne
craint point d'être condamné sans être ouï: l'on ne retient qui que ce soit dans
la tour de Londres, qu'on ne lui fasse son procès. Le mot de
lettre-de-cachet est inconnu en Angleterre. Heureux pays, où l'on ne
craint d'être puni que lorsqu'on est coupable!
Un particulier, dans ce royaume, n'est pas dans l'appréhension mortelle
d'être calomnié par quelque imposteur, & enlevé de chez lui, sans pouvoir
souvent se justifier, qu'après avoir essuyé une dure & longue captivité. Il
n'a rien à craindre, ni de la haine des prêtres, ni de celle des grands. Dès
qu'il est honnête-homme & qu'il ne blesse point la société, il est sous la
protection des loix: & s'il ne les viole pas, il n'a rien à redouter. Un
Anglois n'est point obligé de faire tous les soirs la récapitulation des
discours qu'il a tenus dans la journée, & d'examiner s'il n'en est aucun qui
puisse le faire enfermer pendant deux ou trois ans. Il agit & parle
librement: il peut, dans tout ce qui ne nuit point au bien public, s'expliquer
comme il le juge à propos. Si le ministre fait une fausse démarche, il la
condamne hautement. Puisqu'il est citoyen, les loix ont crû qu'il étoit juste
qu'il osât dire son sentiment & le communiquer à ses amis sans craindre
d'être la victime d'un homme assez puissant pour faire respecter ses erreurs
& ses fausses démarches.
On loue dans ce pays, mon cher Isaac, les grands dont les vertus méritent des
éloges. Par la même raison, on blâme ceux qui ne sont dignes d'aucune estime, ou
chez lesquels les mauvaises qualités l'emportent de beaucoup sur les bonnes.
[Pages e266 & e267]
Si le cardinal de Fleury étoit ministre en Angleterre, tous les habitans de
Londres lui rendroient justice: ils loueroient généralement sa sagesse, sa
prudence, sa bonne-foi, son désintéressement, son amour pour la paix & pour
la gloire de son maître. Mais si, à la place de cet illustre ministre, ils
eussent eu le cardinal du Bois, ils auroient hautement condamné ses défauts, qui
ne leur eussent pas paru moins hideux, quoique couverts de la pourpre romaine.
Au travers des grandeurs dont il étoit environné, ils eussent découvert les
vices d'un cuistre de collége, élevé à un rang dont il étoit encore plus indigne
par les qualités du coeur, que par celles de la naissance. Avec quelque liberté
qu'ils se fussent expliqués sur les mauvaises qualités d'un pareil ministre,
non-seulement ils n'auroient pas craint d'être punis de mort, mais même d'être
châtiés du plus léger exil. Cependant à Paris, il eût mieux valu pour la
tranquillité d'un particulier, qu'il eût violé les loix les plus sacrées, que
d'avoir parlé librement touchant les vices crians d'un homme que la nation
entiere condamne hautement aujourd'hui. Les grands & les petits conviennent
unanimement de ses mauvaises qualités. Ils ne peuvent comprendre comment il a pû
parvenir à la tête des affaires. S'il revenoit à la vie, & qu'il occupât
encore la même place, presque tous ceux qui déclament si légitimement contre
lui, iroient en tremblant lui offrir de l'encens: la crainte d'une
lettre-de-cachet, au moindre discours trop hardi, les retiendroit dans un
esclavage honteux & pernicieux au public, qui ne peut apprendre au souverain
les défauts de ses ministres, qu'en les découvrant hardiment, & qu'en
portant au pied du trône des plaintes justes & nécessaires contre la
mauvaise conduite de ceux qui sont chargés des affaires.
Les princes sont aussi intéressés que leurs peuples à ne point accorder un
pouvoir trop étendu à leurs ministres, & à se faire instruire de leur
maniere d'agir. Ils sont quelquefois les victimes malheureuses des sottises que
font ceux en qui ils se confient. Quel bonheur n'eût-ce point été pour Henri
III. si quelque courtisan sincere lui eût fait connoître dans quel précipice
l'entraînoit l'aveugle confiance, l'amitié déplacée & l'attachement peu
digne qu'il avoit pour ses mignons? Mais tel est le sort des princes; ils ont
plus besoin de conseils que les autres hommes, & personne n'ose leur en
donner.
[Pages e268 & e269]
Une triste expérience n'a que trop fait connoître que le sort de ceux qui
veulent découvrir la vérité aux souverains, est presque toujours triste &
funeste. Si le prince reçoit favorablement l'avis d'un sujet fidéle, il arrive
souvent que le ministre trouve le moyen de se justifier, & que sa
justification est suivie de la perte de celui qui l'a accusé. Quelquefois même
le ministre n'a pas besoin de s'excuser; la confiance que le souverain a en lui,
est un rempart inébranlable, & quiconque veut l'attaquer est assuré de
périr. Les héros & les grands princes sont sujets comme les autres à se
laisser prévenir; l'on a vû quelquefois d'illustres monarques penser que leur
gloire étoit intéressée à soutenir le choix qu'ils avoient fait de certaines
personnes, quoiqu'ils connussent qu'elles étoient peu capables des emplois
qu'ils leur avoient confiés, témoin Chamillard & tant d'autres.
Puisqu'il est si difficile qu'un simple courtisan ose découvrir au souverain
les secrets importans qui peuvent regarder la conduite de ses ministres, la
politique voudroit que la vérité pût parvenir au pied du trône par la voix du
peuple. Mais comment pourra-t-elle s'y faire entendre, si chaque particulier
garde le silence, & si la même crainte ferme toutes les bouches? On ne peut
faire cesser cette terreur contraire au bien du peuple & du prince, qu'en
accordant aux citoyens la liberté de louer les vertus & de condamner les
vices, & en supprimant l'usage abusif des lettres-de-cachet, lettres par le
moyen desquelles un ministre est le maître de punir despotiquement tous ceux qui
ont le malheur de lui déplaire, quelque vertueux qu'ils puissent être
d'ailleurs.
Les Anglois ont raison, mon cher Isaac; il n'est de véritable justice que
celle qui ne punit les hommes qu'après les avoir jugés solemnellement, &
selon les régles établies par les loix de l'état. Dès qu'on s'écarte d'une
coutume aussi sensée, il est impossible que l'innocent ne soit très-souvent la
victime de la calomnie & de la puissance des grands. En voici un exemple
aussi convaincant qu'extraordinaire.
[Pages e270 & e271]
En 1723, le pere Fouquet, jésuite, revint en France, de la Chine, où il avoit
passé vingt-cinq ans, & où des disputes de religion, l'avoient brouillé avec
ses confreres. Il avoit enseigné à divers Chinois des dogmes différens de ceux
de sa société, & rapportoit en Europe des mémoires contr'elle à cet égard.
Deux lettrés de la Chine avoient fait le voyage avec lui; l'un étoit mort sur le
vaisseau, & l'autre, arrivé à Paris, devoit être mené à Rome comme témoin de
la conduite des bons peres à la Chine. Le pere Fouquet & son lettré
logeoient à la maison professe, rue saint Antoine; quelque secrettes qu'ils
tinssent leurs vues, les Jésuites en pénétrerent quelque chose, & résolurent
de s'y opposer & de s'en venger; de son côté, Le pere Fouquet découvrit leur
dessein & sans perdre un seul moment, il partit, la nuit en poste pour Rome
avec son lettré; on fit courir après eux, mais on n'attrapa que celui-ci. Cet
infortuné voyageur ne sçachant pas un mot de françois, les bons peres allerent
trouver le cardinal du Bois, qui pour lors avoit besoin d'eux, & ils lui
dirent qu'ils avoient parmi eux un jeune homme qui étoit devenu fou, & qu'il
falloit enfermer; le cardinal, qui, par intérêt, eût dû le protéger, donna sur
le champ, sur cette simple accusation de folie, une lettre-de-cachet, la chose
du monde dont il étoit le plus libéral. Le lieutenant de police chargé de venir
prendre ce fou, trouva un homme qui faisoit des révérences à la chinoise, ne
parloit que comme en chantant, & avoit l'air extrêmement étonné; il le
plaignit beaucoup d'être tombé en démence, le fit prendre, & l'envoya à
Charenton, où il fut d'abord fouetté régulierement deux fois par jour, ainsi que
l'a depuis été l'abbé des Fontaines à Bicêtre. (1)
[(1) Voyez sur cette anecdote la premiere partie des mémoires secrets de la
république des lettres.]
Ce pauvre lettré ne comprenoit rien à cette maniere de recevoir les
étrangers; il n'y avoit que deux jours qu'il étoit à Paris, & il trouvoit
les moeurs des François assez étranges. Il vécut ainsi trois ans au pain & à
l'eau, entre des peres fouetteurs & des pauvres foux, qui lui paroissoient
danser à coups de fouet, & il crut que toute la nation Françoise n'étoit
composée que de ces deux espèces, dont l'une faisoit toujours ainsi cruellement
danser l'autre. Enfin au bout de trois ans le ministere changea, & l'on
nomma un nouveau lieutenant de police.
[Pages e272 & e273]
Ce magistrat commença son administration par aller visiter les prisons, &
entr'autres celles des foux de Charenton; après les avoir examinés, il demanda
s'il ne restoit plus personne à voir; on lui répondit qu'il y avoit encore un
pauvre malheureux, mais qu'il parloit une langue que personne n'entendoit. Un
Jésuite qui accompagnoit ce magistrat, dit que c'étoit la folie de cet homme de
ne jamais répondre en François, qu'on n'en tireroit rien, & qu'il
conseilloit qu'on ne se donnât pas la peine de le faire venir. Le magistrat
n'eut point d'égard à ce conseil, & le malheureux fut amené; d'abord il se
jetta aux genoux du lieutenant de police qui lui fit parler Espagnol, Italien,
Latin, Grec & Anglois, &c. il disoit toujours Kanton, Kanton. Le
Jésuite assura qu'il étoit possédé; mais le magistrat qui avoit entendu dire
autrefois qu'il y a une province de la Chine appellée Kanton, s'imagina
que cet homme pouvoit bien en être; pour s'en éclaircir, il fit venir des
missions étrangeres un interprête qui parloit le Chinois, & tout fut
reconnu. Le magistrat ne sçut que faire, ni le Jésuite que dire; mais M. le duc
de Bourbon, qui étoit alors Premier ministre, ayant sçu la chose, fit donner de
l'argent & des habits à l'infortuné Chinois & le renvoya dans son pays,
d'où l'on ne croit pas que beaucoup de lettrés s'avisent jamais de faire le
voyage de Rome avec des Jésuites.
Voilà, mon cher Isaac, jusqu'où peut aller l'abus des lettres-de-cachet.
Combien n'y a-t-il pas d'autres malheureux, qui ont été les tristes victimes
d'un usage aussi contraire à l'équité & à la justice? Un pontife est-il
embarrassé d'un prêtre, ou d'un théologien? Il le dénonce à la cour comme un
janséniste outré. Aussi-tôt une lettre-de-cachet est expédiée; & loin que
celui qu'on exile ait le moyen de pouvoir se justifier, on lui interdit
ordinairement tout commerce avec le reste des humains: ou bien on le relegue
parmi ses plus mortels ennemis, qui tâchent par de faux rapports & par des
histoires inventées, d'augmenter les crimes imaginaires qu'on attribue à un
innocent. Combien de gens n'y a-t-il pas eu depuis cent ans arrêtés &
détenus des années entieres, sur des soupçons mal fondés, & sur des récits
calomnieux? Quel funeste abus n'a-t-on pas fait des lettres-de-cachet?
[Pages e274 & e275]
Il étoit parvenu à un tel excès, que de simples particuliers en
contrefaisoient: l'on a vû pendre un criminel ayant sur la poitrine un écriteau
sur lequel on lisoit en gros caracteres: Fabricateur de fausses
lettres-de-cachet.
C'est envain, mon cher Isaac, que pour justifier la coutume de punir un homme
sans lui faire son procès, on voudroit alléguer les droits absolus des
souverains, & la nécessité de s'assurer de certaines personnes qu'on ne veut
point remettre entre les mains des juges ordinaires. Ces deux objections sont
également fausses. Les princes doivent, pour leurs propres intérêts, accoutumer
les peuples à suivre exactement les regles & les formalités prescrites par
les loix. D'ailleurs, s'ils sont les maîtres de leurs sujets, ils en sont les
peres, ou du moins devroient-ils l'être: & l'équité ne souffre point qu'ils
autorisent une coutume qui rend le plus foible la victime du plus fort, &
qui accorde à un seul homme le droit de violenter impunément tous les autres.
Si tous les ministres en France étoient semblables à celui qui gouverne
aujourd'hui, le Prince pourroit sans crainte leur accorder tous les droits qu'il
a lui-même sur ses sujets. Il seroit assuré qu'il n'en useroit que pour les
rendre heureux: & loin que les peuples craignissent qu'on ne s'écartât des
regles & des formalités ordinaires de la justice, ils s'appercevroient que
les lettres-de-cachet ne servent qu'à adoucir les châtimens, & qu'à arracher
à la rigueur de la justice ordinaire des coupables qu'on puniroit plus
séverement. Mais pour un Cardinal de Fleury, on trouve trente cardinaux du Bois.
Est-il donc juste que des peuples soient exposés au caprice d'un homme qui abuse
impunément du pouvoir que lui donne son souverain, & que les biens & la
liberté des particuliers dépendent du crédit que ses ennemis ont auprès d'un
Ministre?
Le principal soin des rois doit être celui de faire rendre à leurs sujets une
justice exacte, par laquelle le petit n'ait rien à redouter du pouvoir du grand.
Il faut donc nécessairement qu'un homme ait le droit de pouvoir se défendre
avant d'être condamné: & que des juges impartiaux décident s'il est coupable
ou non. Prends garde, mon cher Isaac, que le ministre est ordinairement la
partie adverse des gens à qui l'on donne des lettres-de-cachet.
[Pages e276 & e277]
L'équité ne demande-t-elle pas qu'il y ait un juge entre ce ministre & ce
particulier? Que diroit-on d'un parlement qui souffriroit que sur les simples
conclusions du procureur-général, partie ordinaire des criminels, on les
exécutât à mort? Ne le blâmeroit-on pas d'une condescendance outrée pour les
lumieres d'un seul magistrat? Il en est d'un ministre ainsi que d'un préteur
chargé de la police. Il doit faire punir ceux qui violent les loix; mais il doit
les faire punir de la maniere que l'ordonnent ces mêmes loix.
Les funestes effets qu'ont produits les mauvais ministres; les guerres &
les meurtres qu'ils ont causés; les proscriptions qu'ils ont faites, sont des
motifs assez puissans pour engager les Souverains à ne leur accorder qu'un
pouvoir restreint & limité par les regles de la justice. On peut dire, mon
cher Isaac, qu'il est difficile de décider lesquels, des princes ou des
particuliers, sont les plus intéressés à maintenir en bon état les coutumes
& les usages établis par la justice ordinaire. Si les peuples doivent
craindre le pouvoir despotique d'un ministre, les rois doivent réfléchir sans
cesse, aux suites pernicieuses qui peuvent en arriver. S'ils sçavoient combien
ils sont redevables à ceux, qui quelquefois condamnent la conduite des gens qui
sont à la tête des affaires, loin de souffrir qu'ils fussent opprimés, ils
songeroient à profiter de leurs discours.
Au reste, je sais, mon cher Isaac, que quelque parfait que soit un ministre,
il y a toujours des gens nés brouillons & malins, qui n'approuvent pas même
les actions les plus sages & les plus utiles. Ce n'est point à des sujets
aussi mauvais & aussi nuisibles dans un état, que je veux qu'un prince prête
l'oreille. Quand je souhaite qu'il écoute les plaintes des particuliers,
j'entends qu'ils soient connus pour gens de probité, & pour bons citoyens.
Il y auroit un ridicule extrême à exiger qu'un souverain fît attention aux
murmures mal fondés de quelques séditieux. Cet excès seroit aussi condamnable
que celui que je viens de blâmer. Le plus grand homme ne peut jamais vaincre
l'envie.
Le cardinal de Fleury sera peut-être un jour plus respecté de la postérité
que le cardinal de Richelieu. Du moins puis-je assurer que les véritables
philosophes le préféreront à tous les ministres François. Il se trouve pourtant
des gens assez aveuglés, ou du moins assez fourbes, pour ne vouloir pas
reconnoître ses vertus.
[Pages e278 & e279]
Le chevalier Robert Walpole, ministre de ce pays-ci, est un génie vaste,
pénétrant, sublime, & n'aimant pas moins le bonheur de sa nation que la
gloire de son prince. Il soutient avec une force & une prudence infinie le
poids des affaires. Il a porté le commerce & le crédit de sa nation au dégré
le plus éminent. Cependant, quantité de gens se déchaînent violemment contre
lui. Il a encore plus d'adversaires que le ministre François. Malgré leurs cris
impuissans, non-seulement les Anglois raisonnables, mais même l'Europe entiere,
rend justice à sa capacité & à son mérite. Peut-être seroit-il moins blâmé
par ses ennemis, s'il avoit moins de grandes qualités. Dans le moment que je
t'écris ceci, mon cher Isaac, je pense que si ma lettre venoit à être perdue,
& tomboit entre les mains de quelque Anglois ennemi de ce ministre, il ne
manqueroit pas d'assurer que mes louanges sont occasionnées par quelque raison
qu'il chercheroit à déterrer. Il ne pourroit jamais se résoudre à avouer que moi
Juif, étranger en Angleterre, & inconnu à la cour, je louasse un homme
uniquement parce qu'il est louable.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux, & que le Dieu
de nos peres te comble de prospérités.
De Londres, ce...
***
LETTRE CXLVIII.
Jacob Brito, à Aaron Monceca.
Le mauvais tems, mon cher Monceca, & les vents contraires m'ont empêché
de m'embarquer. J'attends avec impatience le moment où je pourrai quitter ce
pays. Malgré mon déguisement, & malgré les précautions que je prends, je
suis toujours dans des craintes mortelles. Je redoute l'avarice des moines,
& je frémis lorsque je pense au pouvoir qu'ils ont dans ce pays. Cependant,
quelque grand qu'il soit, il l'est bien moins qu'il ne l'a jamais été. Juge
par-là jusqu'à quel point il doit avoir été porté, & avec quelle insolence
& quelle tyrannie ils doivent en avoir abusé.
[Pages e280 & e281]
Il est arrivé depuis deux ou trois jours, dans cette ville, une aventure qui
a extrêmement mortifié tous les prêtres. Le geolier & les archers destinés à
la garde des prisons de l'officialité, commettoient toutes sortes de crimes; ils
voloient, battoient, maltraitoient les prisonniers: ils accordoient à
quelques-uns toute la liberté qu'ils souhaitoient; moyennant une certaine somme,
les plus criminels étoient les plus tranquilles. Le corrégidor ou prêteur de la
ville, instruit de ces désordres, a fait arrêter le geolier & quelques
archers, qu'on a conduits dans les prisons publiques. Le patriarche croyant que
sa gloire étoit intéressée à soutenir des coquins qui lui étoient attachés, a
été extrêmement irrité en apprenant cette nouvelle. Après avoir excommunié le
corrégidor, il l'a déclaré atteint & convaincu d'un crime énorme. Ce
magistrat sensible à un pareil affront, a d'abord eu recours au roi, lui a fait
ses plaintes de la manière indigne dont il étoit traité, & a obtenu la
justice qu'il demandoit. Le roi a senti que l'offense faite au corrégidor
rejaillissoit sur le trône, dont la majesté étoit blessée par l'audace du
patriarche. Il l'a donc obligé à révoquer son excommunication, & à écrire
une lettre de politesse au corrégidor, dans laquelle il s'excusoit de l'avoir
voulu mal-à-propos & témérairement séparer de la communion des fidèles.
Cette action juste & louable du roi, qui dans les autres pays n'est
regardée que comme une chose des plus simples, puisque c'est au souverain à
rendre à ses sujets la justice qu'ils méritent, est considérée à Lisbonne comme
une entreprise hardie & digne du courage le plus héroïque. Les François ne
font point autant de cas de la pyramide que Louis XIV. fit autrefois élever au
milieu de Rome, qu'en font les Portugais sensés de cette réparation aussi
glorieuse au roi, qu'équitable envers les magistrats, & mortifiante pour les
ecclésiastiques. Cela te paroîtra moins extraordinaire, si tu considères la
différence du caractère des nations Portugaise & Françoise: tu t'appercevras
alors aisément qu'il n'est pas plus difficile à un monarque François de réduire
à son devoir le pontife Romain, qu'à un roi de Portugal de dompter l'orgueil
d'un patriarche, regardé comme une divinité par les trois quarts & demi de
ses sujets.
[Pages e282 & e283]
Lorsqu'un souverain veut agir à Paris contre la cour de Rome, tout semble
favoriser son envie. Le parlement voit avec plaisir sa mortelle ennemie
mortifiée. Plusieurs ecclésiastiques benissent la main qui protege &
soutient les priviléges de l'église gallicane. Les peuples la remercient de la
conservation de leur liberté. Et les grands, esclaves du trône, prêts à se faire
Turcs, si le monarque prenoit le turban, se couchent le soir molinistes, &
se levent le matin jansénistes, selon que leurs intérêts le demandent. Le soin
de leur fortune regle leur croyance. S'il ne falloit, pour devenir favori du
roi, que se faire circoncire, que de prépuces de moins n'y auroit-il pas à la
cour?
En Portugal, les hommes en général pensent d'une façon bien différente. Les
prêtres, les moines & les inquisiteurs, ont un intérêt particulier de
soutenir leur chef, à l'autorité duquel on ne peut donner atteinte sans ébranler
celle de tous les corps. Une foule nombreuse de dévots laïques, loin de
s'opposer aux invasions des ecclésiastiques, baisent respectueusement les liens
dont ils sont garrotés. Le peuple, esclave de la superstition la plus grossiere,
ne distingue pas les intérêts des prêtres de ceux de la religion. Aveugle dans
ses jugemens & dans sa conduite, à quels excès ne peut-il pas se porter,
s'il est ému par ceux qui causent son fanatisme? Il ne reste donc au roi, pour
appuyer ses desseins, lorsqu'ils tendent à abbaisser les prêtres, que quelques
gens, qui, malgré le préjugé de leurs compatriotes, font usage de leur raison.
On peut mettre parmi eux presque tous les grands; l'éducation & l'usage du
monde les mettant plus en état que les autres de connoître la fourberie des
moines & l'avarice des ecclésiastiques, & de distinguer les intérêts de
la religion d'avec ceux de l'église. Cependant, quelque considérable que soit ce
secours, il n'approche pas des facilités que le souverain trouve en France. Il
faut donc autant de force d'esprit & de grandeur d'ame, pour exécuter des
choses médiocres à Lisbonne, que pour en faire de grandes & d'immortelles à
Paris.
[Pages e284 & e285]
Le roi, qui regne aujourd'hui en Portugal, a eu plusieurs démêlés avec la
cour de Rome. Il a fait ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'auroit osé tenter,
& par sa fermeté, il a obtenu ce que toutes les négociations n'eussent
jamais terminé. Heureusement pour sa gloire, & pour celle de son royaume, il
ne s'est point livré aux prêtres: il a écouté les conseils des personnes zélées
pour le bien de la patrie: & qui plus est, il en a profité.
Les malheurs que s'attira dom Sébastien, pour avoir imprudemment &
aveuglément suivi les conseils de quelques moines, doivent servir d'exemple à
tous les rois du Portugal. Ce prince infortuné se perdit par sa faute, en se
laissant persuader par certains Jésuites qui étoient toujours auprès de lui, de
hazarder une bataille contre les Maures, dont l'armée étoit trois fois plus
nombreuse que la sienne. Ces religieux le flattoient d'un secours extraordinaire
de la part du ciel. Le secours manqua; & cet imprudent & malheureux
prince paya de sa vie sa crédulité & sa foiblesse; juste, mais sevère
châtiment de sa facilité à se laisser conduire par des moines, dans des choses
aussi éloignées de leur état & de leur profession, que le sont toutes celles
qui concernent l'art militaire.
Le sort de dom Sébastien fut d'autant plus triste, que bien des gens ont cru
que les Jésuites ne lui avoient conseillé de donner bataille que pour le faire
périr. Quoique ce fait ne soit pas certain, plusieurs auteurs n'ont pourtant pas
laissé de l'adopter comme véritable. Aucuns assurent, dit Brantôme (1),
que lesdits Jésuites le faisoient & disoient en bonne intention, comme il
se peut croire: autres, qu'ils avoient été apostés & gagnés du roi
d'Espagne, pour faire ainsi perdre ce jeune & courageux roi & tout plein
de feu, afin qu'après il pût plus aisément empiéter ce qu'il a empiété
depuis.
[(1) Dames galantes, tome 2, pag. 88.]
Si tu demandes, mon cher Monceca, ce que je pense sur ces différentes
opinions, je t'avouerai de bonne foi que je ne sçais laquelle reste la plus
digne de croyance. Il se peut faire que les ennemis des Jésuites ayent voulu
leur prêter ce crime, comme ils leur en ont prêté tant d'autres imaginaires;
mais il se peut faire aussi que les Jésuites, autrefois si dévoués à l'Espagne,
ayent tâché de la servir par la perte d'un roi dont elle devroit d'avance
l'héritage, & qu'ils ayent réellement fait en Portugal ce qu'ils se sont si
criminellement efforcés de faire en France du tems de la ligue.
[Pages e286 & e287]
Dom Sébastien n'est pas le seul monarque, à qui les conseils pernicieux des
prêtres ayent coûté le trône & la vie. Louis roi de Hongrie, fut tué dans
une bataille qu'il donna contre les Turcs, par la persuasion & l'opiniâtreté
d'un cardinal, en qui il avoit une entiere confiance. Un roi de France du même
nom, après avoir fait à la sollicitation de ses prêtres, plusieurs guerres aussi
sanglantes & infructueuses à son royaume, que cruelles & injustes envers
ses malheureux sujets, alla enfin mourir auprès des ruines de Carthage, &
fit périr avec lui la moitié d'une belle & florissante armée qu'il avoit
conduit en Afrique.
Le plus grand malheur, mon cher Monceca, qui puisse arriver à un prince,
c'est d'écouter les avis de certaines gens, qui n'ayant aucune expérience des
affaires du monde, sont remplis d'un faux zèle pour la religion, qui leur fait
approuver & exécuter les idées les plus extravagantes. Un homme propre à
diriger une trentaine de devots, n'est pas fait pour gouverner un royaume. On ne
conduit pas les états comme des couvens de moines ou des communautés
d'ecclésiastiques. Cependant,combien de prince n'a t'on pas vûs vils esclaves de
leurs confesseurs, apprendre aux pieds d'un prêtre quel devoit être le sort de
leurs peuples, & devenir ainsi les simples organes d'un Jésuite ou de
quelqu'autre moine? Chez les protestans mêmes, où les ecclésiastiques avoient
tant promis de s'en tenir uniquement à l'instruction de leurs troupeaux, ils ne
se sont que trop souvent mêlés de diriger leurs maîtres. Quelles révolutions
aussi surprenantes qu'inattendues n'ont point causées, non-seulement en
Angleterre, mais même parmi tous les alliés de cet état, les prédications
politiques du seul Sachevrel? Ailleurs n'a-t-on point vû certain prédicateur,
passament brouillon quoique Normand, se donner ouvertement les airs de petit
ministre d'état, pendant qu'il traitoit assez cavalierement le ministere
évangélique? Et généralement, ne remarque-t-on point qu'ils ne sont que trop
écoutés par-tout?
[Pages e288 & e289]
Heureux donc le prince, mon cher Monceca, qui fait choisir ceux à qui il
accorde sa confiance; c'est de ce choix que dépendent sa gloire & son repos.
Combien y a-t il de souverains dont les noms sont placés parmi ceux des grands
hommes, qui n'eussent peut-être été que des monarques fort ordinaires, sans les
personnes qu'ils avoient chargées du soin de leurs états? Le nom de
grand, qu'on a accordé à tant de princes, eût souvent mieux convenu à
leurs ministres qu'à eux-mêmes. Sans Agrippa & Mécénas, en quel rang
placeroit-on Auguste? L'histoire de Louis XIII est le récit des actions
éclatantes du cardinal de Richelieu. Louis XIV a été un grand roi; mais les
Condés & les Turennes, ainsi que les Louvois & les Colberts, ont
concouru comme à l'envie à porter sa gloire au suprême degré. Le monarque qui
regne aujourd'hui en France, a mille & mille vertus dignes de l'estime de la
postérité la plus reculée; surtout il a cette douceur, cette bonté, cette
sagesse & cette piété, qui rendirent Titus maître de tous les coeurs de
l'univers. Il n'en publie pas moins lui-même qu'il a des obligations infinies à
l'illustre ministre qu'il a choisi pour l'aider de ses sages conseils. Si
Burrhus & Seneque, n'eussent point été remplacés par Narcisse, Néron eût
toujours été vertueux. Ce furent les Mignons d'Henri III. qui gâtèrent &
perdirent enfin ce malheureux prince.
Les amis & les confidens vicieux sont dangéreux dans tous les états; ils
le sont encore plus chez les souverains. Un simple particulier trouve mille
personnes qui lui font connoître & qui lui reprochent les sottises & les
crimes où ses amis l'entraînent; les courtisans louent & approuvent tous les
défauts des princes qui n'ont d'autre secours pour appercevoir les erreurs dans
lesquelles ils tombent, que celui qu'ils peuvent recevoir d'un ami fidèle à qui
ils ont accordé leur confiance, & à qui ils permettent & ordonnent même
de s'expliquer librement. Il est bien peu de rois qui suivent une maxime aussi
sage; mais aussi il en est bien peu qui ne donnent dans de grands travers; &
le plus grand mal de tout cela, c'est que leurs fautes retombent sur un nombre
infini d'innocens, qui, n'y ayant aucune part,en subissent cependant l'injuste
punition. (1)
[(1) Quidquid delirant reges, plectuntur achivi.]
[Pages e290 & e291]
La mauvaise conduite des souverains est un des plus terribles fléaux dont les
peuples soient affligés. La peste fait moins périr de gens que la folle ambition
de voler quelque ville à ses voisins. La famine & la disette ne réduisent
pas un royaume dans un état aussi indigent que la vanité & le luxe d'un
prince criminellement avide des fruits du travail & de la sueur de ses
sujets, & follement prodigue de ce revenu envers quelque courtisan flatteur,
ou quelque maîtresse souvent infidelle. La grêle, les orages & les
inondations ne ruinent point autant les peuples, que l'amour outré des bâtimens
somptueux, ou que les pensions libéralement répandues pour tenter &
corrompre la fidélité dans les états voisins.
Heureuses les nations dont les monarques ont mérités d'être regardés comme
les Dieux tutélaires de leurs peuples, par les soins qu'ils ont pris de les
faire jouir de la tranquillité & de l'abondance, & qui veulent cependant
que ces mêmes peuples ne leur bâtissent d'autre temple que dans le fond de leur
coeur. C'est ainsi qu'ont pensé ces sages rois, nés pour le bonheur & la
félicité publique que les hommes mirent autrefois au rang des Dieux, en
reconnoissance des bienfaits qu'ils en avoient reçûs. Ces héros qui ne croyoient
être grands & illustres qu'à proportion du bien qu'ils faisoient,
qu'auroient-ils dit, s'ils avoient vû un souverain fonder sa gloire sur le
meurtre, le carnage & l'incendie, obtenir le nom de grand par la
destruction entière de tout un peuple? Celui de magnifique par
l'appauvrissement de tous ses sujets? Celui d'intrépide & de
valeureux, par son acharnement à la destruction du genre humain? Ils
auroient trouvé sans doute, que tous ces titres-là étoient fort injustement
employés.
Porte-toi bien, mon cher Monceca; vis & heureux, que le Dieu de nos peres
te comble de biens & de prospérités.
De Londres, ce...
***
[Pages e292 & e293]
LETTRE CXLIX.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Je t'écrivis, il y a quelques jours, mon cher Isaac, ce que je pensois
touchant les poëtes tragiques Anglois, & je vais te dire aujourd'hui mon
sentiment sur les auteurs comiques de cette nation: ils me paroissent avoir
poussé leur art beaucoup plus loin que les autres. J'allai hier à la comédie,
& je fus très-content de la piéce que je vis représenter; les caractères en
étoient vrais, l'intrigue intéressante, le style châtié; plus que tout cela, une
morale saine & utile y étoit alliée avec une ingénieuse & fine
plaisanterie. Cette piéce est de Congreve, le meilleur, le plus sage & le
plus modeste des poëtes comiques Anglois. Il s'en faut bien que Wicherley &
Vanbrugh soient aussi parfaits. Leurs ouvrages sont à la vérité remplis de
traits hardis & frappans; mais ils blessent souvent la pudeur, & rendent
le théâtre une école aussi pernicieuse pour les moeurs, qu'elle doit leur être
utile & avantageuse.
Je ne balance pas un seul instant, mon cher Isaac, à mettre les bonnes piéces
de Moliere fort au-dessus de celles de Wicherley; outre qu'elles ont beaucoup
plus de finesse, elles conservent cette bienséance si nécessaire aux spectacles
publics, pour les garantir de la censure d'un nombre de docteurs ardens à les
condamner. La meilleure raison, mon cher Isaac, qu'on puisse employer pour
réfuter ceux qui déclament contre le théâtre, c'est celle de son utilité pour la
correction des moeurs. Les spectacles aujourd'hui sont des écoles de sentiment,
où il y a beaucoup à apprendre. Bien peu de gens du grand monde sont assidus aux
sermons; beaucoup au contraire, le sont aux spectacles: j'ose dire que les
comédies de Moliere ont plus fait de bien aux courtisans, que les
sermons de Bourdaloue & ceux de Massillon. Sans t'en alléguer
beaucoup d'exemples, contente-toi du fruit étonnant que produisit sa seule piéce
des Précieuses ridicules; sans elles toutes les Françoises, & à leur
imitation, la plûpart de leurs voisines affecteroient encore aujourd'hui des
manieres aussi impertinentes que peu naturelles, & les François auroient
toujours usé d'un langage aussi ridiculement affecté que celui auquel la plûpart
d'entr'eux se livrent si indiscrétement depuis quelques années.
[Pages e294 & e295]
Si l'on ôte aux piéces de théâtre cette modestie nécessaire aux bonnes
moeurs: si au lieu d'instruire le coeur en amusant l'esprit, on ne cherche plus
qu'à corrompre l'un & l'autre par une peinture séduisante du vice, comme
dans tous les petits maquignonages de Dancourt, & autres piéces de pareil
caractère, avec quelque génie qu'on exécute un dessein aussi pernicieux, on doit
être regardé comme des empoisonneurs qui donneroient un goût agréable aux
liqueurs mortelles qu'ils distribueroient.
Wicherley semble avoir recherché avec soin tous les sujets qu'il a cru
susceptibles d'une intrigue criminelle; ceux qui ne l'étoient point, il les a
rendus tels; & même lorsqu'il a emprunté quelques traits de Moliere, il les
a accommodés à son goût vicieux. La piéce dans laquelle il s'est servi de
l'Ecole des femmes, quoique remplie d'esprit, de feu & d'imagination,
est bien éloignée de la sagesse de son modele. Au lieu que Moliere se contente
de faire courir à un futur mari le risque d'infidélité, & qu'il évite avec
soin tout ce qui peut révolter la pudeur; Wicherley introduit dans sa piéce un
homme qui feint d'être eunuque, & qui instruit tout le monde de sa prétendue
imperfection; les maris charmés de trouver un homme aussi peu redoutable, lui
amenent eux-mêmes leurs femmes. Le prétendu Origène se détermine en faveur d'une
jeune campagnarde, & en obtient les dernieres faveurs; comme malheureusement
pour les spectateurs, les poëtes comiques sont en Angleterre plus rigides
observateurs des régles que les poëtes tragiques, s'ils prenoient comme ces
derniers, la licence de présenter aux yeux les choses les plus outrées, on
verroit dans cette piéce un spectacle scandaleux. Cela ne seroit ni plus
extraordinaire, ni plus choquant, que d'introduire dans une tragédie un mari qui
étrangle sa femme de ses propres mains; c'est ce que les Anglois voyent,
non-seulement sans horreur, mais même avec admiration, dans le More de
Venise.
[Pages e296 & e297]
On peut dire, mon cher Isaac, que si les poëtes tragiques Anglois péchent
contre les régles de l'art, les comiques à leur tour manquent à la bienséance
& aux bonnes moeurs. Il est vrai que ces derniers sont beaucoup plus
parfaits dans leur genre. Wicherley & Vanbrugh approchent plus de Térence
& de Moliere, que Shakespear & Dryden, de Sophocle & d'Euripide, ou
de Corneille & de Racine. Ils ont même quelquefois dans leurs ouvrages des
traits plus forts & plus hardis que ceux des comiques latins & françois;
mais ces beautés mâles manquent de finesse, & sont obscurcies par des
morceaux entiers dans lesquels la pudeur n'est nullement respectée.
Les piéces de Congreve sont les comédies les plus parfaites qu'il y ait chez
les Anglois; ce poëte est le digne rival de Moliere, peut-être même a-t-il moins
de défauts. Il est exact, spirituel, sage, retenu dans ses expressions, &
n'employe jamais, pour faire rire le spectateur, de ridicules & mauvaises
plaisanteries; il connoît parfaitement les hommes, & ses caractères sont
vrais, naturels & brillans. Si toutes les comédies Angloises étoient aussi
parfaites que celles de cet auteur, le théâtre comique de Londres seroit
peut-être au-dessus de celui de Paris; mais outre qu'il n'a fait que peu de
piéces, il s'en faut bien que celles des autres auteurs approchent de la
perfection des siennes.
Les mauvais poëtes comiques ont en ce pays une assez plaisante coutume. Ils
pillent Moliere: qui plus est, ils le défigurent: & puis ils le critiquent
de la maniere la plus insolente. Cet auteur a en Angleterre le même sort
qu'Homere, Virgile, Horace, &c. chez les adversaires des anciens. Tous les
balayeurs du Parnasse s'efforcent de le décrier, & tâchent cependant de
faire passer leurs mauvais ouvrages à la faveur de quelques pensées qu'ils lui
ont pillées. Il est vrai qu'ils les rendent si ridicules, que si l'on ne jugeoit
de Moliere que par leurs vols, on seroit tenté de condamner cet illustre
écrivain sans appel. Mais que peuvent contre sa gloire les vains efforts de
quelques barbouilleurs de papier, auteurs de cinq ou six misérables farces
méprisées par toutes les personnes de bon goût? Je suis assuré, mon cher Isaac,
que Congreve avoit une estime parfaite pour Moliere: & jamais aucun bon
poëte Anglois n'a écrit contre ses ouvrages.
[Pages e298 & e299]
Comment auroient-ils
pû être assez prévenus, pour ne pas sentir toute la
finesse, tout le sel, & tout le bon sens qui regnent dans le
Misantrope, le Tartuffe, l'Ecole des Femmes, & les
Femmes sçavantes? Ce n'est ni Corneille, ni Racine, qui ont écrit contre
Sophocle & Euripide. Ils ont, au contraire, donné mille louanges à ces
auteurs. Boileau & Pope ont été les défenseurs zélés d'Homere, & de
Virgile: il n'est pas surprenant que ce ne soient que des Péraults, des
Terraflons, & d'autres petits auteurs subalternes, qui ayent formé la
ridicule entreprise de vouloir flétrir la gloire des héros du Parnasse. Scarron,
d'Assouci & Marivaux, qui, pensant travestir Virgile, Ovide & Fenelon en
burlesque, se sont traduits eux-mêmes en ridicules, sont incomparablement moins
condamnables: n'ayant jamais pensé que leurs originaux fussent mauvais,
quoiqu'ils en fussent de très-méprisables copies.
Il semble que ce soit une nécessité dans la république des lettres, que dès
qu'une personne y acquiert une juste réputation, elle soit insultée par vingt
Zoïles, le rebut & l'excrément de la littérature. Je ne sçais si tu as
jamais réfléchi, mon cher Isaac, à cette quantité de mauvais livres qu'on a
faits contre tous les bons auteurs. Il n'en est aucun qui n'ait été critiqué,
& cela d'une façon aussi méprisante, que si l'on avoit écrit contre les
ouvrages de Bonnecorse, ou de Pradon.
Sans parler de l'impertinent parallele des anciens & des modernes,
dans lequel on a beaucoup moins cherché à prouver une égalité entre le siecle de
Louis XIV. & celui d'Auguste, qu'à déchirer tous les auteurs grecs &
latins, combien de mauvaises critiques n'a-t-on pas faites des tragédies de
Corneille, de Racine, de Crébillon & de Voltaire? Il est vrai que les piéces
continuent d'être applaudies, & que les critiques sont absolument tombées.
Mais toujours ont-elles été publiées, & ont-elles même trouvé grand nombre
de sots qui les ont applaudies.
N'a-t-on pas fait imprimer un gros in-folio contre le Dictionnaire
de Bayle? Il est vrai que les habiles gens l'ont souverainement méprisé.
Mais il n'en a pas moins été approuvé par quelques gens sans goût, ni moins
acheté par ces imbécilles, incapables de se servir de rien, qui se chargent
pourtant de tout comme des mulets, & qui font de cet amas indigeste bien
moins de bibliotheques utiles, que de vains bibliotaphes.
Passez-moi ce mot, pour exprimer un lieu où une infinité de livres gisent comme
morts & enterrés.
[Pages e300 & e301]
Un certain Moine (1) ne s'est-il point avisé de publier une dissertation
remplie d'invectives contre les Caracteres de la Bruyere. Quelques
ignorans ont eu la patience de la lire, & quelques autres feroient encore
aujourd'hui la même sottise, si le traducteur de Locke n'eût pris la peine de
montrer au public la fausseté & le ridicule de cette prétendue critique.
[(1) Un Chartreux, caché sous le nom de Vigneuil Marville.]
Montaigne a essuyé, long-tems après sa mort, toute la mauvaise humeur des
Jansénistes. A la vérité ses ouvrages n'en sont que plus estimés & plus
courus; pendant que la critique, qu'en ont faite ses adversaires, seroit à peine
connue, si la préface des dernieres éditions de ses Essais n'en avoit
renouvellé la mémoire.
Le docteur Stilling-fleet a écrit contre Locke. Heureusement sa critique
n'est qu'en Anglois, & n'est presque point connue dans le reste de l'Europe.
Si elle eût eu cours, elle eût trouvé des gens assez désoeuvrés pour la lire.
Le sort de tant d'ouvrages excellens me feroit presque croire qu'une des
marques de la bonté d'un livre, c'est d'être critiqué. Si cela étoit, il
faudroit avouer que les journalistes de Trévoux rendroient un grand service aux
ouvrages des Jansénistes, des protestans, & de tous les adversaires des
Jésuites. Car je ne pense pas qu'ils se soient jamais avisés d'en louer aucun.
Pour pouvoir leur rendre le change, je m'étonne qu'à la place de cette maussade
& ridicule gazette, que débitent les Jansénistes sous le titre de
Nouvelles ecclésiastiques, ils ne se soient point avisés de faire un
journal littéraire, dans lequel ils auroient témérairement blâmé les beaux
ouvrages de Pétau, de Sirmond, de Bourdaloue, de la Rue, de Daniel, &c.
& loué ceux de quelques misérables écrivains dévoués au parti, & ennemis
de la société. Mais le triste sort du journal de Trévoux les a
apparemment empêchés de former un pareil projet. Ils ont vû que depuis long-tems
le public n'ajoutoit plus aucune foi aux extraits de bien des livres insérés
dans ce journal Moliniste; & ils ont bien compris qu'on n'en pas plus
pour un journal Janséniste.
[Pages e302 & e303]
Ils ont donc pris le parti de publier une feuille hebdomadaire, propre à
faire impression sur l'esprit des ignorans & du peuple: & ne pouvant se
venger auprès des sçavans, ils ont fait diversion, en se récompensant par des
courses dans le plat pays, des places fortes dont on les chasse. Heureusement
pour eux, leurs ennemis ont poussé les choses trop loin, & ont perdu par-là
beaucoup de leur crédit, qui sans cela, seroit incomparablement plus grand. Une
infinité de gens sont indignés, lorsqu'en examinant de près les démarches des
uns & des autres, ils découvrent manifestement qu'elles ne sont dirigées que
par l'envie, & conduites par la fureur.
En vérité, mon cher Isaac, lorsque l'on considere de sang-froid ce qui se
passe dans la république des lettres, on est irrité de voir le peu du bonne foi
qui y regne, & combien d'injustice & de partialité il y a dans la
plûpart des critiques & des décisions des sçavans sur les sur les ouvrages
de leurs adversaires.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, vis content & heureux, & n'ayes rien
à démêler avec des esprits hargneux & disputeurs.
De Londres, ce...
***
LETTRE CL.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Les plus grands philosophes tombent quelquefois, mon cher Isaac, dans les
défauts & dans les puérilités qu'ils reprochent à leurs adversaires. Ils
oublient les principes sur lesquels ils ont établi les argumens dont ils se sont
servis pour détruire les chimeres scholastiques. Ils soutiennent à leur tour des
opinions si extraordinaires, & veulent expliquer des choses si
inexplicables, qu'on peut à bon droit rétorquer contre eux les critiques qu'ils
ont faites des sentimens & des écrits de certains auteurs pour lesquels ils
ont affecté d'avoir un mépris infini.
[Pages e304 & e305]
Voici, par exemple, comment s'explique Mallebranche sur les décisions hardies
& mal-fondées d'Aristote. Certainement il faut avoir bien de la foi, pour
croire ainsi Aristote, lorsqu'il ne nous donne que des raisons de logique, &
qu'il n'explique les effets de la nature que par les notions confuses des sens:
principalement lorsqu'il décide hardiment sur des questions qu'on ne voit pas
qu'il soit possible aux hommes de pouvoir résoudre. Aussi Aristote prend-il un
soin particulier d'avertir qu'il faut le croire sur sa parole: car c'est un
axiome incontestable à cet auteur, qu'il faut que le disciple croye. (1)
[ Mallebranche, recherche de la vérité, liv. 2, pag 18.]
Qui penseroit, mon cher Isaac, qu'un philosophe qui condamne si sévérement
ceux qui avancent des opinions qu'ils ne peuvent prouver, ni expliquer
clairement, ait voulu décider, d'un ton de souverain, de la cause du malheur des
créatures humaines, & expliquer philosophiquement la justice de la divinité
dans la peine du Dan, à laquelle certains Nazaréens croyent que les enfans qui
meurent au berceau sans avoir reçu une cérémonie, qui, chez nos ennemis, tient
lieu de la circoncision, doivent être condamnés. Si Mallebranche avoit fait
simplement ce que tout homme sensé doit faire, qu'il eût soumis ses lumieres
naturelles à la foi des mysteres que son église l'oblige de croire, & qu'il
eût dit simplement qu'il pensoit que des enfans morts au berceau pouvoient être
damnés; parce que la révélation en faisoit un article de foi, il eût mérité des
louanges d'avoir sçu donner de justes bornes à la curiosité humaine: mais loin
d'en agir ainsi, il a donné dans un travers plus grand que tous ceux qu'il
reproche à Aristote, & dans quatre lignes il a plus dit de choses
extravagantes, & a voulu expliquer plus de mysteres inintelligibles, que le
philosophe Grec n'a prétendu en avoir découvert, dans les huit livres de sa
physique.
Voici, mon cher Isaac, le pompeux & sublime galimatias par lequel
Mallebranche veut prouver qu'il est de la justice divine de punir un enfant qui
n'est coupable que d'un crime auquel il n'eut jamais de part.
[Pages e306 & e307]
Une mere, dit ce philosophe, dont le cerveau est rempli de traces,
qui par leur nature ont rapport aux choses sensibles, & qu'elle ne peut
effacer à cause que la concupiscence demeure en elle, & que son corps ne lui
est point soumis, les communiquant à son enfant, l'engendre naturellement
pécheur, quoiqu'elle soit juste. Cette mere est juste, parce qu'aimant
actuellement, ou qu'ayant aimé Dieu par un amour de choix, cette concupiscence
ne la rend point criminelle, quoiqu'elle en suive les mouvemens dans le sommeil;
mais l'enfant qu'elle engendre, n'ayant point aimé Dieu par un amour de choix,
& son coeur n'ayant point été tourné vers Dieu, il est évident qu'il est
dans le désordre & dans l'aveuglement, & qu'il n'y a rien dans lui qui
ne soit digne de sa colere. (1)
[ (1) Recherche de la vérité, liv. 2, chap. 7, pag 98.]
Je ne sais, mon cher Isaac, si tu prends garde que toutes ces illusions
sublimes se réduisent à ceci. Une mere engendre son fils pécheur, parce qu'elle
lui communique la concupiscence dont elle est coupable; elle a cependant le
droit de se pouvoir sauver, parce qu'elle a la liberté de faire usage de sa
raison, & d'aimer la divinité, au lieu que son fils doit être damné, parce
qu'il n'a point la faculté de réfléchir sur lui-même, & de pouvoir connoître
Dieu.
Ne voilà-t-il pas un beau raisonnement, & fondé sur d'excellens
principes? Je suppose pour un moment que je sois ce même Aristote que
Mallebranche a si griévement insulté. Dites-moi, lui demanderois-je,
Monsieur le Métaphysicien François, qui vous a appris qu'une mere puisse
communiquer à une créature qui ne peut réfléchir des désirs de concupiscence qui
doivent la rendre malheureuse? Quelles preuves avez-vous pour montrer qu'il est
de la justice de Dieu de punir un innocent d'une faute qu'il fait sans le
sçavoir, & qu'il est nécessité de faire? Je voudrois bien que vous
m'apprissiez si vous croyez qu'il dépend d'un enfant de résister aux impressions
que font sur lui les mouvemens que ressent sa mere? S'il n'est pas le maître d'y
apporter aucune résistance, & qu'il soit déterminé à les suivre par les loix
générales de la nature: n'est-il pas ridicule de dire qu'il est puni parce qu'il
a fait ce qui convenoit à son essence qu'il fît? J'aimerois mieux soutenir qu'un
enfant devient pécheur en naissant, parce qu'il suce le lait d'une nourrice qui
a péché, que de dire qu'il l'est par les mouvemens & les impressions qu'il
reçoit dans le sein de sa mere. La premiere de ces deux propositions est moins
contraire au bon sens; car un enfant peut vivre sans tetter, mais il ne le peut
sans ressentir les mouvemens de sa mere lorsqu'il est encore dans son sein.
[Pages e308 & e309]
Avoue, mon cher Isaac, que c'est-là une plaisante façon d'expliquer la source
du malheur des créatures. Que diroient les philosophes Grecs contre lesquels les
François ont tant crié, s'ils pouvoient revenir aujourd'hui dans ce monde, &
qu'ils vissent que leurs adversaires démontrent la cause du péché originel,
comme les Physiciens expliquent celles de certaines marques ou taches dont
quelques enfans sont affectés en naissant?
La conclusion du pere Mallebranche est encore plus absurde que le principe
duquel il l'a tirée. Après avoir montré la maniere dont les enfans deviennent
criminels, il conclut que n'ayant pas le pouvoir de connoître Dieu, & par
conséquent de se repentir & de voir leurs fautes, il est juste qu'ils soient
damnés.
Y a-t-il rien de si extraordinaire & rien d'aussi contraire à la saine
idée de la divinité, que de la faire punir des créatures, qui non-seulement
n'ont pu se dispenser de pécher, ni se repentir de l'avoir fait, mais bien pis
encore, qui ne pouvoient se servir de leur raison, & qui agissoient par le
seul instinct? Car je ne pense pas que le pere Mallebranche veuille soutenir
qu'un enfant dans le sein de sa mere soit un docteur de sorbonne, & qu'il
sache qu'une créature qui n'a point aimé Dieu par un amour de choix, &
dont le coeur n'a point été tourné vers la divinité, est évidemment dans le
désordre & dans le déréglement, & qu'il n'y a rien en elle qui ne soit
digne de la colere de Dieu. Un enfant ignore tour cela, plusieurs années
même après sa naissance; comment donc pourroit-il en avoir quelque idée dans le
sein de sa mere; & s'il n'a aucune notion, ni du bien, ni du mal, & que
son ame, quoique spirituelle, n'agisse encore que comme la seve dans une plante,
n'est-il pas absurde de dire qu'il est puni des impressions qu'il reçoit par la
matière qui l'alimente & le nourrit?
Lorsque certains docteurs Nazaréens veulent donner des raisons philosophiques
de la damnation des enfans, je crois voir des fous qui veulent qu'on coupe &
qu'on arrache des orangers, parce que le jardinier qui les cultive a commis
quelque faute. Il faut, mon cher Isaac, qu'un sçavant se résolve a débiter les
discours les plus ridicules lorsqu'il veut s'éclairer du flambeau de la raison
dans les choses qu'il ne croit que parce qu'elles sont révélées. La révélation
nous ordonne de croire un mystere. Croyons-le donc aveuglément, & n'allons
point vouloir l'expliquer par des raisons humaines, capables par leur ridicule,
de le décréditer dans l'esprit des hommes.
[Pages e310 & e311]
Il paroît d'abord que ce sentiment traîne après lui bien des difficultés.
Si l'on doit, dira-t-on, se soumettre aveuglément, à tout ce qu'on
assure être révélé, il n'y aura rien qu'on ne puisse appuyer de l'autorité de la
révélation. Dans toutes les différentes religions, chez la Juive, chez la
Nazaréenne, chez la Mahométane, les chimeres les plus absurdes seront reçues.
Combien de choses ridicules, grand nombre de rabbins, une infinité de
théologiens Nazaréens, & beaucoup de Dervis & de Mouftis ne
prétendent-ils pas avoir été révélées? A cela je réponds qu'il doit être
permis d'examiner si une chose a véritablement été révélée; mais qu'il ne doit
plus l'être d'en douter, ni de vouloir l'éclaircir dès qu'il est sûr qu'elle l'a
été.
Quand je veux qu'un juif soumette sa lumiere à l'autorité de la révélation,
je n'entends pas qu'il reçoive & adopte les sentimens des rabbins comme des
articles de foi. Si on a voulu lui persuader quelque erreur, il fait fort bien,
après l'avoir reconnue par un mûr examen, de la rejetter; mais s'il est en doute
sur quelques faits qui sont dans les livres sacrés, comme il reconnoît
l'authenticité de leur révélation, il faut qu'il s'humilie, il faut qu'il croye
aveuglément, qu'il n'aille pas chercher à expliquer par des raisons humaines des
mysteres divins, & qu'il n'imite point la folie présomptueuse de
Mallebranche, s'il ne veut s'exposer à des reproches semblables à ceux qu'on
fait si justement à ce philosophe.
Je reviens, mon cher Isaac, à ma premiere idée. N'est-il pas surprenant qu'un
grand génie, qu'un sçavant de la premiere classe, qui voit clairement les
égaremens d'un auteur, & qui les réfute d'une maniere invincible, tombe peu
après dans les mêmes fautes, & ne s'apperçoive pas qu'il agit d'une maniere
directement opposée à ses principes, ou du moins à ceux sur lesquels il veut
qu'un philosophe raisonne?
[Pages e312 & e313]
Un si déplorable aveuglement est une preuve bien sensible de la folle
foiblesse de l'esprit humain & de la prévention que les hommes ont pour
eux-mêmes. Ils se figurent qu'il n'est rien qu'ils ne puissent développer. Ils
condamnent les autres d'avoir été assez vains pour vouloir éclaircir des choses
inintelligibles. Mais ils ne doutent point qu'il ne leur soit facile de venir à
bout de ce qui étoit au-dessus des forces de ceux qu'ils ont condamnés. La
plûpart des philosophes qui ont vêcu dans ces derniers tems, & sur-tout les
métaphysiciens, n'ont fait qu'ajouter de nouvelles erreurs à celles que nous
avoient laissées les anciens, qu'ils ont insultés, comme ils le seront eux-mêmes
un jour par leurs successeurs, qui ne feront peut-être qu'augmenter les doutes
& les incertitudes de la philosophie.
Il semble, mon cher Isaac, que les critiques sanglantes que les philosophes
font mutuellement de leurs systêmes, soient les justes punitions de leur
orgueil. On est d'autant plus porté à recevoir cette opinion, qu'il paroît que
ceux qui ont montré le plus de vanité, ont été traités avec le plus de mépris
par leurs adversaires. Le sort d'Aristote, dans ces derniers tems, a presque été
aussi malheureux que celui de Cotin & de Pradon. Les Cartésiens ont poussé
leur haine à l'extrême: Ils n'ont plus distingué le bon du mauvais; ils ont
condamné sans distinction tous les ouvrages du philosophe Grec, quoiqu'ils
contiennent plusieurs choses utiles. Si le précepteur d'Aléxandre revenoit
aujourd'hui dans ce monde, il seroit bien étonné de voir que ses écrits, qui
firent autrefois tant de bruit, ne sont maintenant suivis que par quelques
moines. La seule consolation qu'il auroit, seroit d'être le témoin de la
décadence de la philosophie, de ses deux plus fameux antagonistes, Descartes
& Mallebranche, qui perdent tous les jours de leur crédit. La sagesse, la
bonne foi, la candeur & la pénétration de Locke lui ont attiré les coeurs de
la plûpart des sçavans logiciens & métaphysiciens. Newton fait l'admiration
de tous les physiciens. Et la façon modeste, dont ces deux philosophes ont
proposé leurs sentimens, les garantira des reproches qu'on a faits aux autres.
Porte-toi bien mon cher Isaac; vis content & heureux; & que le Dieu
de nos peres te comble de prospérités.
De Londres, ce...
***
[Pages e314 & e315]
LETTRE CLI.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
J'ai retrouvé en Angleterre, mon cher Isaac, le cabaliste avec lequel j'ai
fait connoissance à Hambourg. Après l'avoir félicité de son heureuse arrivée, je
l'ai prié de vouloir bien permettre que j'eusse quelques conversations avec lui
pendant le séjour qu'il fera à Londres. Je consens, m'a-t-il dit, avec
beaucoup de plaisir à ce que vous souhaitez; & je ne vous cacherai aucun
mystère de l'art. Charmé de ses offres, & de pouvoir connoître
clairement si sa science avoit quelque chose de réel, je l'ai remercié dans les
termes les plus tendres & les plus expressifs. Je veux, m'a-t-il
répondu, commencer dès aujourd'hui à vous développer les premiers principes
de la philosophie hermétique. Allons nous promener dans quelque lieu écarté,
pour n'être point interrompus dans nos discours. A ces mots, j'ai suivi mon
nouveau maître, & nous sommes allés nous asseoir dans le recoin le plus
caché d'un jardin public, mais ordinairement fort désert.
A peine avons-nous été placés, que le cabaliste levant les yeux au ciel, a
gardé le silence quelques minutes, comme s'il eût été en contemplation. Ensuite,
revenant à lui-même, il a fait un grand soupir, & m'a demandé si je n'avois
jamais lû de livres qui traitassent de l'art? Je lui ai répondu que j'en avois
parcouru plusieurs, mais si obscurs, qu'ils m'avoient dégoûté de vouloir en
deviner les sens cachés. Ces paroles ont fait pousser un nouveau soupir au
Cabaliste. «Voilà, m'a-t-il dit, ce que cause la méchanceté des hommes. Les
sages sont obligés de voiler & de cacher la connoissance des trésors qu'ils
possédent, & de priver plusieurs honnêtes-gens de pouvoir y participer, par
la crainte que les méchans & les profanes n'en profitassent. Tous les
sçavans scrutateurs de la nature ont donc été forcés d'écrire avec tant
d'obscurité, qu'il est impossible qu'on puisse pénétrer le sens de leurs
discours, si l'on n'est éclairé par l'esprit du tout-puissant, ou par quelque
maître de l'art.»
[Pages e316 & e317]
«Aussi ces illustres philosophes ont-ils avoué, qu'ils n'écrivoient que pour
les chers enfans de la doctrine dorée.» (1)
[(1)Voyez l'ouverture de l'école de philosophie transmutatoire métallique,
par David de Planis Campy, pag. 1.]
«Agmon, le grand Agmon vers la fin de la Turbe s'explique dans ces
termes: Si nous avions multiplié les noms de l'art, & tâché de les
obscurcir, les enfans aujourd'hui le profaneroient, s'en moqueroient...... Si je
voulois, dit l'illustre Rafis, révéler les mysteres, il n'y auroit plus
aucune différence du sçavant à l'ignorant...... Dieu, l'Etre puissant, écrit
Rason dans la Turbe (2), a ordonné aux philosophes de ne point apprendre cet
art au vulgaire, afin que le monde ne périsse pas. C'est pourquoi,
ajoute-t-il, les philosophes ont caché cette précieuse médecine, parce
qu'elle vivifie & conserve en un tempérament d'égalité toutes choses: car si
les hommes étoient tous également riches, aucuns deux ne voudroient obéir aux
autres; & il n'y auroit plus ni regle ni ordre dans le monde.»
[(2) La Turbe est le ramas de toutes les visions qu'on prête
ridiculement aux anciens philosophes qu'on soutient avoir connu le secret de
faire l'or; au nombre desquels on met Aristote, Socrate & Pythagore.
Ce livre contient aussi toutes les folies des Cabalistes. La Turbe est le
Talmud & l'Alcoran des artistes; encore contient-elle plus
d'absurdités que ces deux ouvrages.]
«Ces raisons, continua le cabaliste sont, comme vous voyez, assez
essentielles pour qu'elles dussent obliger les philosophes à ne point écrire
d'une maniere qui fût intelligible à d'autres personnes qu'à celles qui sont
initiées dans les mysteres secrets. Mais ce qui doit le plus les engager à
garder le silence, c'est la façon barbare & inhumaine, dont on a usé à
l'égard de ceux qui se sont rendus coupables de quelques indiscrétions. Il y a
un nombre d'histoires tragiques, qui doivent servir d'exemples. L'infortuné
hermite, qui se découvrit au Bragardin, mourut par la main de ce bandit. Richard
l'Anglois, après avoir confié son secret à un roi d'Angleterre, fut exécuté dans
la tour de Londres. Vous voyez par-là combien les philosophes sont intéressés à
se taire, ou à ne parler que d'une maniere qui ne soit entendue que de leurs
compagnons & de leurs disciples.»
[Pages e318 & e319]
A quoi sert donc, demandai-je au cabaliste, que l'on écrive des
livres sur votre art, puisqu'ils ne peuvent être entendus que de ceux qui n'en
ont aucun besoin, sçachant déja ce qu'ils contiennent. Vous devriez ne point
publier des ouvrages, qui n'aboutissent qu'à rendre fous plusieurs personnages
avides de s'enrichir, & qu'à les réduire dans une extrême pauvreté: juste
châtiment de n'avoir su se contenter d'un bien honnête, qui pouvoit suffire à
leurs besoins.
«Je vois bien, me répondit mon nouveau maître, que vous vous êtes figuré que
les livres de la science secrette sont beaucoup plus inintelligibles qu'ils ne
le sont. Car quoiqu'ils soient écrits d'une façon très-obscure, il n'est pas
cependant impossible avec l'aide du tout-puissant, sans lequel les hommes ne
peuvent rien, de s'élever jusqu'à la connoissance des matières dont ils
traitent, & de deviner le véritable sens de leurs énigmes. C'est ce que je
vais vous faire comprendre clairement, en vous donnant la clef de tous les
différens styles dont se sont servis les philosophes. Mais pour vous faciliter
leur intelligence, je vous découvrirai sans aucun déguisement le principe
fondamental de l'art philosophique.»
«Lorsque l'Etre éternel, continua le cabaliste, créa l'univers, il fit une
séparation des eaux d'avec les eaux. Il divisa ensuite la plus pure de ces deux
premieres parties en trois autres parties. De la plus épurée de ces parties, il
fit ce qui existe sur le firmament: de la seconde, il fit le firmament, les
planettes, les signes & toutes les étoiles; & de la troisième il créa
les quatres élémens dans lesquels il coula un esprit de vie, qu'on doit regarder
comme un cinquiéme élément, le principe, la semence, l'entretien & la vertu
opérante de tout ce qui est dans 1'univers. C'est ce cinquiéme élément ignoré du
général des hommes, que les vrais philosophies ont appellée esprit universel,
magie naturelle, quintessence, élixir, or potable, pierre, mercure, azoth, eau,
feu, rosée, &c. Il se sont servis de tous ces noms différens pour mieux
voiler leurs secrets; quoi qu'ils soit pourtant vrai que toutes ces différentes
dénominations conviennent au sujet auquel ils les donnent.»
[Pages e320 & e321]
«Lorsqu'ils appellent cet élément quintessence c'est parce qu'il
résulte de l'assemblage des quatre élémens. Quand ils lui ont donné le nom
d'élixir, c'est à cause de ses admirables propriétés, pour conserver la
vie, & chasser les maladies. Ils lui ont aussi donné le titre d'or
potable, parce qu'il égale l'excellence de l'or. Il faut remarquer que les
philosophes ne se contredisent point, lorsqu'ils assurent que leur matiere est
végétale, animale & minérale. Car comme cet esprit universel, ou ce
cinquième élément ne peut subsister sans un corps de quelque espèce qu'il soit,
& qu'aucun corps ne peut de même exister s'il ne le vivifie, il est répandu
dans tous les différens élémens, & produit également les facultés végétales,
animales & minérales. Tout le secret de l'art ne consiste donc qu'à pouvoir
trouver cet esprit vital, & à le mettre en état d'agir librement sur
les corps; parce qu'étant plein de vie, & abondant en chaleur, il les
nettoie & les purifie, & opere définitivement le grand oeuvre.»
«Les sages philosophes qui ont écrit sur le moyen d'extraire & de tirer
des autres élémens cette semence prolifique & vivifiante, ont employé
diverses façons de s'énoncer, obscures & voilées, qu'ils ont appellées
styles. C'est ainsi que Merlin s'est servi de l'allégorique, le
roi Artus du parabolique, le grand Hermès du problématique,
Arsilens du typique, Balgus & le Cosmopolite de l'énigmatique.
Parmi tant de façons différentes d'interpréter tous ces différens styles_,
la clef des deux principaux vous suffira pour vous rendre aisée la connoissance
des autres.»
«Merlin parlant dans le style allégorique, écrit qu'un roi ayant bû
de l'eau, ne put monter à cheval; c'est-à-dire, que par un mélange fait à
propos de l'eau & de la terre, la matiere est rendue liquide: & il
ajoute que ce roi ayant pris une médecine de sel-armoniac & de nitre, on
le trouva mort; voulant marquer, que par le moyen de la projection
spécifique de l'esprit, qu'on avoit extrait des élémens, la matiere, de
liquide qu'elle étoit, fut entierement fixée & convertie en or, le feu du
fourneau ayant consumé tout l'humide.»
[Pages e322 & e323]
«Le style énigmatique, dont se servent Balgus & le Cosmopolite,
est aussi obscur que l'allégorique pour ceux qui ne connoissent point ce
cinquiéme élément, ce sel ou cet esprit que je vous ai dit être la
poudre de projection. Pour l'éclaircir, regardez un enfant qu'on
allaite, disent ces philosophes, & ne le troublez point, car il a le
secret de l'art. Ces mots signifient qu'il faut purifier la matiere
patiente & agente, c'est à-dire, le souffre & le mercure, par un
feu qui doit être gouverné avec soin, & qu'on doit augmenter de la même
façon qu'on augmente aux enfans la quantité d'alimens à mesure qu'ils
grandissent.»
«Vous voyez à présent, continua le cabaliste, que les livres des sages ne
sont point inintelligibles à ceux qui sont initiés dans les mysteres dont ils
traitent; & qu'ils ont eu raison de les cacher aux yeux des profanes.»
Je veux bien passer à vos philosophes, lui dis-je, leur obscurité,
puisque vous dites qu'elle leur est si nécessaire. Mais il me reste encore un
grand doute. C'est que j'ai beaucoup de peine à croire qu'aucun d'eux ait jamais
pû venir à bout de tirer ce sel vivifiant des autres élémens. Et je pense qu'ils
n'ont jamais fait de l'or, quoiqu'ils se soient vantés d'en pouvoir faire. Vous,
par exemple, qui êtes un de leurs fameux disciples, savez-vous le secret
d'extraire cet Esprit de vie de cette poudre de projection,
absolument nécessaire à l'opération transmutatoire.»
«Tous ceux, me répondit le cabaliste, qui connoissent la maniere dont il faut
faire le grand oeuvre, sont encore bien éloignés d'exécuter ce chef-d'oeuvre. On
trouve à peine dans chaque siécle une ou deux personnes, qui soient assez
fortunées pour pouvoir diriger leur feu avec la justesse qu'il faut pour
parvenir au but de l'art. Le moindre dégré de chaleur de plus ou de moins
détruit le travail de vingt ou trente années: & quelque science que l'on
ait, il n'y a que Dieu qui puisse prévoir certains accidens qui dérangent toutes
les précautions humaines; c'est ce qui fait que parmi les sages, on en voit si
peu qui réussissent.» (1)
[(1) Les Chymistes comparent les difficultés de trouver la pierre
philosophale à celle que Jason essuia pour conquérir la toison d'or. Ils
prétendent que ce n'est qu'après avoir travaillé long-tems, qu'on peut venir à
bout d'opérer le grand oeuvre; & que ceux que les peines & les travaux
rebutent, ne doivent point songer à l'étude de la philosophie
transmutatoire. Ces avis sont très-utiles pour achever de ruiner ceux qui
sont assez fous pour espérer faire de l'or. Alii sunt paululum doctiores,
humaniores, & ratione insaniunt qui arbitrantur lapidem ita à naturâ
effectum, ut absque omni labore & sine praeparatione metallis violentes
paucis temporis minutis, alias & novas formas induere valeat. Hoc est, si
quis lapidem habeat, ipsum posse statim, quaevis metalla transformare: quae
tamen cerdonica indoctaque imperitissimi vulgi opinio, reipsâ falsa, vana, &
nullis fundamentis fulta, repugnat evidentissimis philosophorum argumentis &
rationibus. Poëtae Deorum Filii, exemplo Jasonis docent, quanti sit laboris
antequam tantam rem liceat auferre. Oportet prudentissimis consiliariis, sive
deliberationibus & consiliis exquisitis rem aggredi, diu navigare, ac ubi
tandem ex mari perveneris in terram, materiam solidam, constantem & fixam,
arte verâ, tanquam Medea, Solis filii terram aëre pedibus tauris adamanteo jugo
junctis, qui flammas ex naribus spirant, arare, ac in eam terram ex galea
draconis dentes seminare, ex quibus, hostes natos miris armis instructos
interficere, lapide in medium projecto, de quo certabant inter se, draconi
truculentissimo inducere somnum, quibus cunctis summo labore & diligentiâ
peractis, pater aditus in Martis templum ad aureum vellus. Epistola ad
Fuggeros, pag. 51 & 52.]
[Pages e324 & e325]
«Je vous avoue même que quoique je vous aie révélé les mysteres les plus
cachés de l'art, je ne vous conseillerois point de vous y appliquer, & si je
ne l'avois point embrassé, je ne le choisirois point aujourd'hui préférablement
à bien d'autres occupations. J'ai déja mangé des sommes considérables: mais si
je n'ai point encore trouvé le moyen de faire de l'or, j'ai découvert plusieurs
autres secrets, qui me récompensent de mes peines, & m'excitent à poursuivre
mon entreprise.»
Ce seroit donc en vain, repliquai-je au cabaliste, que je voudrois
vous persuader de quitter un métier aussi trompeur. Je ne vous dirai point ce
que vous devez vous être dit plusieurs fois à vous-même. Mais je profiterai
volontiers de votre complaisance, pour m'instruire de quelques-uns de vos
secrets. A ces mots, je pris congé du chimiste, qui me promit de me
communiquer ce qu'il savoit de plus curieux.
Quelque grande, mon cher Isaac, que soit la folie des cabalistes & des
artistes, il faut avouer qu'on leur a cependant l'obligation d'un grand nombre
de découvertes qui ont illustré la physique expérimentale. Car en cherchant leur
cinquiéme élément & leur poudre de protection_ imaginaire, ils ont
procuré aux physiciens les moyens de connoître comment les eaux vitrioliques
& métalliques se coagulent dans les entrailles de la terre, & forment
les minéraux, les métaux & les pierres, selon les diverses matrices qu'elles
rencontrent.
[Pages e326 & e327]
La chymie a donné une idée sensible de la végétation des plantes & de
l'accroissement des animaux, par les fermentations & les sublimations. Elle
a appris par les distillations comment le soleil, après avoir raréfié les eaux
de la mer ou des autres fleuves les attire dans les airs, où elles forment les
nues qui se distillent ensuite en pluye ou en rosée. Tant de découvertes dont on
est redevable à l'étude de la chymie, doivent rendre cheres aux véritables
philosophes les folles recherches des cabalistes & des artistes, puisqu'ils
profitent si utilement de leur extravagance.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: vis content & heureux; & garde-toi
soigneusement des labyrinthes de la pierre-philosophale.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLII.
Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Il n'est aucune nation, mon cher Isaac, a laquelle les autres ne reprochent
quelque fausse démarche. Les François blâment les Anglois d'avoir fait brûler
injustement Jeanne d'Arc, connue sous le nom de la Pucelle d'Orléans, qui
n'avoit commis d'autre crime que celui de servir utilement son prince & sa
patrie. Ils disent que pour pallier l'injustice qu'on fit à cette illustre
Françoise, on eut recours à la fourbe & à l'imposture, en se servant du
prétexte ridicule des maléfices & des sortileges.
Les Anglois conviennent aujourd'hui que leurs peres eurent tort d'agir d'une
maniere si contraire aux loix de l'équité & de la bonne guerre: ils
soutiennent que cette Pucelle d'Orléans, que plusieurs historiens François font
passer pour une sainte, étoit une femme hardie, entreprenante & courageuse,
dont les courtisans de Charles VII. se servirent avantageusement pour rétablir
les affaires du royaume, & pour dissiper la terreur dont les soldats étoient
saisis.
[Pages e328 & e329]
Cette diversité d'opinions entre les historiens François & les Anglois,
m'a fait naître la curiosité d'approfondir cette histoire, & de tâcher de
développer la vérité au travers des nuages dont on a voulu la couvrir. Pasquier,
auteur peu suspect d'avoir voulu favoriser la superstition, nous a donné un
détail circonstancié du procès de Jeanne d'Arc, qu'il regarde comme une sainte,
& dont il défend vivement la mémoire. En examinant les preuves qu'il apporte
pour démontrer la prétendue révélation de Jeanne, si l'on en fait voir
clairement la fausseté, il faudra non-seulement avouer que le ciel n'avoit
aucune part aux actions de cette femme, mais même il faudra recevoir le
sentiment des Anglois qui vivent aujourd'hui; reconnoître qu'on eut tort de la
punir; & convenir qu'elle se prêtoit à la fourbe & aux stratagêmes des
ministres & des généraux de Charles VII. Je te prie donc, mon cher Isaac, de
réfléchir attentivement sur les raisons qui ont déterminé Pasquier à croire la
Pucelle d'Orléans une sainte, & tu en connoîtras aisément la foiblesse.
C'est grande pitié! dit cet auteur (1) jamais personne ne secourut
la France si à propos, & plus heureusement que cette Pucelle; jamais mémoire
de femme ne fut plus déchirée que la sienne. Les Anglois l'estimerent sorciere
& hérétique, & sous cette proposition la firent brûler. Quelques-uns des
nôtres se firent accroire que c'étoit une feintise telle que Numa Pompilius fit
dans Rome de la Nymphe pour s'acquérir plus de créance envers le peuple: &
telle est l'opinion de Langey au III. Livre de la discipline militaire,
chapitre III. A quoi les autres ajoutent & disent que les seigneurs de la
France supposerent cette jeune garce, feignant qu'elle étoit envoyée de Dieu
pour secourir le Royaume, & que même, quand elle remarqua le roi Charles à
Chinon entre tous les autres, on lui avoit donné un certain signal pour le
reconnoître. J'en ai vu de si impudens & éhontés qu'ils disoient que
Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, en avoit abusé; & que l'ayant trouvée
d'entendement capable, il lui avoit fait jouer cette fourbe.
[(1) Recherches de Pasquier, liv. 6. chap. 5. Toutes les citations de
Pasquier qui se trouvent dans cette lettre, sont prises dans le même chapitre;
ainsi on ne le citera plus dans la suite.]
[Pages e330 & e331]
Prends-garde d'abord, mon cher Isaac, que dès le tems de la Pucelle, beaucoup
de gens doutoient de la réalité de sa mission céleste, & que cette opinion
s'étoit accrue & fortifiée. Dans le siécle où Pasquier écrivoit, bien des
personnes n'avoient nulle foi, non-seulement à la sainteté de Jeanne d'Arc, mais
encore à sa sagesse; puisqu'elles soutenoient qu'elle n'avoit reçu d'autre
inspiration que les secrets que Baudricourt lui avoit communiqués.
Quant à ce qui regarde les moeurs de cette fille, je croirois assez
volontiers avec Pasquier qu'elles étoient pures. La preuve qu'il en donne,
paroît assez vraisemblable. La pudicité, dit-il, l'avoit accompagnée
jusqu'à sa mort, même au milieu des troupes. Il est certain, mon cher Isaac,
que les Anglois, qui chercherent mille moyens pour trouver un prétexte spécieux
& propre à colorer la mort de cette guerriere, n'auroient pas manqué de lui
faire un crime de son impudicité. Cependant il n'en est fait aucune mention dans
les procedures. Quoiqu'il en soit, cela peut bien servir à prouver la chasteté,
mais non point la sainteté de Jeanne d'Arc. En accordant qu'elle n'avoit point
couché avec Baudricourt, il ne s'ensuivra nullement qu'elle ait agi par un ordre
immédiat de la divinité. Je ne crois pas que la qualité de Pucelle emporte avec
soi celle de prophétesse & de libératrice des nations. Je conviendrai donc
avec les historiens François, que la Pucelle n'avoit jamais fait de bâtard; mais
je soutiendrai avec les auteurs Anglois, que sa prétendue mission étoit une
imposture adroitement conduite. Pour être persuadé de cette vérité, il suffit
d'écouter Pasquier qui cherche tant à canoniser cette guerriere.
Je réciterai, dit-il, les principaux articles sur lesquels Jeanne
d'Arc fut interrogée, à la charge que s'il n'y a tant de grace, il y aura par
aventure plus de créance pour ceux qui liront ce chapitre...
La Pucelle interrogée sur le premier article de dire la vérité, répondit
que ses pere & mere elle les diroit, mais des révélations que non, &
qu'elle les avoit dites à son roi Charles,& que dans huitaine elle sçauroit
bien si elle les devroit révéler.
[Pages e332 & e333]
Interrogée de son nom, elle dit qu'en son pays, on l'appelloit
Jeannette, & depuis qu'elle vint en France fut appellée Jeanne d'Arc
du village de Dompré: que son pere s'appelloit Jacques d'Arc, sa
mere Isabelle: que l'un de ses garans étoit appellé Jean Lingue,
l'autre Jean Berrey: de ses marreines, l'une Jeanne,
l'autre Agnès, l'autre Sibile; & qu'elle en avoit encore eu
quelques autres, comme elle avoit oui dire à sa mere: qu'elle étoit lors de
l'âge de vingt neuf ans ou environ, lingere ou filandiere de son métier, &
non bergere: alloit tous les ans à confesse, oïoit souvent une voix du ciel,
& que la part où elle l'oïoit y avoit une grande clarté, & estimoit que
ce fût la voix d'un ange: que cette voix l'admonestoit maintefois d'aller en
France, & qu'elle fairoit lever le siège d'Orléans, & lui dit qu'elle
allât à Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, lequel lui donneroit
escorte pour la mener: ce qu'elle fit, & le connut pour cette voix._
Je pense, mon cher Isaac, que si je n'étois pas convenu de la virginité de la
Pucelle, je pourrois bien comparer au récit qu'elle fait le conte de Frere Luce
mis en vers par l'ingénieux la Fontaine. Ne semble-t-il pas que Baudricourt joue
le même rôle que l'hermite caffard, & qu'il crie d'une voix de tonnerre:
Femme de bien, conduisez votre fille au serviteur de Dieu: car d'elle &
de lui doit venir un grand Pape? Je veux bien que Baudricourt n'eut point
agi par les mêmes raisons que Frere Luce. La politique peut avoir tenu lieu de
l'amour. En ce cas, la Pucelle se seroit prêtée innocemment à la fourbe. Mais il
paroît évidemment par la suite de la procédure, qu'elle sçavoit les desseins de
ceux qui la faisoient agir, & qu'elle connoissoit le dessous des cartes.
Elle avoit l'ambition de passer pour une sainte héroïne, & remplissoit avec
plaisir le rôle qu'on lui faisoit jouer.
Il faut, mon cher Isaac, que je te communique une idée assez plaisante; c'est
que je trouve entre Jeanne d'Arc & la Cadiere, beaucoup de
ressemblance. A cela près que l'une combattoit contre des Anglois, & l'autre
contre des Jésuites, elles avoient également l'envie de duper le public, &
de s'acquérir une réputation de sainteté. Toutes les deux vouloient qu'on les
crût en relation avec tous les bienheureux Nazaréens. La Pucelle se donnoit même
pour confidente de la divinité. Voici encore Pasquier ou plutôt la procédure qui
va parler.
[Pages e334 & e335]
Elle dit qu'elle sçavoit bien que Dieu aimoit le Duc d'Orléans, &
qu'elle avoit eu plus de révélations de lui que de nul autre vivant, fors &
excepté de celui qu'elle appelle son roi. (1).
[(1) Item dixit, quod bene scit quod Deus diligit Ducem Aurelianensem; ac
plures revelationes de ipso habuerat, quam de alio homine vivente, excepto illo
quem dicit regem suum.]
Tu vois, mon cher Isaac, que l'Etre suprême communiquoit les secrets les plus
cachés à la prétendue sainte. Aussi avoit-il soin de la faire instruire par des
messagers fideles, de ses volontés. Ce fut elle qui apprit cette particularité à
ses juges.
_Interrogée si elle avoit oui la voix, elle répondit, hier trois fois: la
premiere au matin, la seconde sur le vêpre, & la troisième vers la nuit. (2)
[(2) _Quum pulsaretur pro ave Maria de sero.]
Interrogée si elle avoit vu des Fées, dit que non qu'elle sçache; mais
bien qu'une sienne marreine, femme du Maire d'Aulbery, se vantoit les avoir
quelquefois vûes vers l'arbre des fées, joignant leur village de Dompré.
Interrogée, qui étoient ceux ou celle qui parloient à elle, dit que
c'étoit Sainte Catherine & Sainte Marguerite, lesquelles elle avoient
vûes souvent & touchées depuis qu'elle étoit en prison, & baisé la terre
par où elles étoient passées; & que de toutes ses réponses elle prenoit
conseil d'elles, qu'elle avoit pris la robe d'homme par commandement exprès.
Avois-je tort, mon cher Isaac, de te dire que la divinité envoyoit de
fréquens postillons à la Pucelle d'Orléans? Catherine & Marguerite étoient
chargées de ces messages spirituels. Une pareille circonstance fourniroit
d'admirables & merveilleuses réflexions à quelque auteur monacal, qui
écriroit la vie de cette prétendue sainte. Il montreroit la sage prudence de
l'Etre suprême, d'avoir envoyé des saintes plutôt que des saints, pour annoncer
sa volonté à la chaste Pucelle, dans la crainte qu'elle n'eût d'abord été
effrayée de se trouver tête-à-tête avec un homme, sur-tout si le saint eût été
de l'ordre des Cordeliers; & qu'il eût porté l'habit de son couvent: car il
est bon de remarquer que les visites des messagers célestes commencerent dans un
tems où Jeanne d'Arc devoit aisément s'allarmer.
[Pages e336 & e337]
Voici encore Pasquier qui va parler. Dit qu'à l'arbre des fées, & à la
fontaine près de Dompré, elle parla à sainte Catherine & sainte
Marguerite, mais non aux fées, & y commença de parler dès l'âge de treize
ans.
Est-il permis, mon cher Isaac, qu'un auteur, qui d'ailleurs a du mérite, ait
pû apporter pour prouver la réalité de l'inspiration de la Pucelle d'Orléans,
les choses qui marquent le plus visiblement sa fourbe & son imposture? Qu'on
montre ses réponses à un philosophe qui fait usage de sa raison, de quelque
religion qu'il soit, il n'hésitera pas à décider en faveur de ceux qui
soutiennent que la seule politique eut part à la prétendue révélation de Jeanne
d'Arc. Doit-on s'étonner des choses extraordinaires qu'on trouve quelquefois
dans les auteurs grecs & romains lorsqu'on voit des historiens françois dont
les ouvrages ont mérité l'estime des connoisseurs, adopter une fable puérile
& contraire aux notions les plus claires? Par quel droit un nazaréen, assez
crédule pour croire les contes de la Pucelle, voudra-t-il rejetter ceux
qu'Hérodote a insérés quelquefois dans ses écrits?
Pour être encore plus convaincu de l'absurdité de cette fable pieuse, il n'y
a qu'à faire quelque légere attention sur la conduite que tint Jeanne d'Arc,
lorsqu'elle fut prisonniere. Sollicitée par ses juges, dit son
apologiste, de reprendre l'habit de femme, elle répondit qu'elle ne requéroit
d'avoir de cet habit qu'une chemise après sa mort. Derechef sollicitée de
laisser l'habit d'homme, & qu'en se faisant on la recevroit au sacrement de
la communion, elle prit le parti de garder sa culotte, qu'elle estimoit plus
que tous les biens du monde; & aima mieux pendant long-tems être regardée
comme excommuniée, que de porter un cotillon. (1)
[(1) Noluit huic praecepto obsequi: in quo apparet pervicacia ejus, &
obduratio ad malum, & contemptus sacramentorum. Ce latin est assez digne
du tems auquel la Pucelle fut condamnée comme sorciere.]
A la fin pourtant elle résolut de reprendre une robe de femme pour ouir la
messe; mais à condition, que dès l'instant qu'elle seroit finie, elle
reprendroit un habit d'homme. Il faut avouer que voilà une plaisante
fantaisie.
[Pages e338 & e339]
Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que c'étoit par les ordres de
sainte Catherine & de sainte Marguerite, que Jeanne d'Arc étoit si fort
attachée à ses culottes. Il est vrai qu'il lui en couta cher d'avoir suivi leurs
conseils. Le promoteur ayant donné ses conclusions, dit Pasquier, par
sentence de l'Evêque & du Vice-Gerent de l'Inquisiteur, il est dit que tout
ce qui avoit été fait par la Pucelle n'étoit que fictions & tromperies, pour
séduire le pauvre peuple, ou bien invention du Diable; & qu'en tout ceci
avoit commis blasphême contre l'honneur de Dieu, impiété contre ses pere &
mere, autre blasphême... d'avoir mieux aimé ne point communier... que de quitter
l'habillement d'homme. A ce jugement opinérent les Evêques de Constance &
Lizieux, le chapitre de l'église cathédrale de Rouen, seize docteurs & six
tant licentiés que bacheliers de théologie, onze avocats de Rouen. Cette
sentence envoyée à l'université de Paris, pour donner son avis sur icelle...
elle déclara que la Pucelle étoit vraiment hérétique & schismatique, &
dépêcha deux lettres... l'une au roi, l'autre à l'évêque de Beauvais, pour la
faire mourir.
Malgré la décision de l'université, les Anglois, mon cher Isaac, voulurent
sauver la vie à la Pucelle: mais ils exigerent qu'elle quitteroit cette maudite
culotte, de laquelle elle étoit si fort entêtée. La sainte guerriere, voyant
enfin qu'il falloit, ou mourir ou reprendre la juppe, se détermina pour ce
dernier parti; & cela, sans attendre le conseil de sainte Marguerite. On
l'exposa sur un échaffaut public, écrit Pasquier, où après avoir été
prêchée, elle dit alors qu'elle se soumettoit au jugement de Dieu & de notre
Saint Pere le Pape. Puis voyant qu'on vouloit passer outre, elle protesta de
tenir tout ce que l'église ordonneroit; disant plusieurs fois, que puisque tant
de gens sages soutenoient que les apparitions n'étoient de Dieu, elle le vouloit
aussi croire; & fit une abjuration publique, insérée tout du long au procès:
sur quoi intervint autre sentence, qu'elle est à soute du lien
d'excommunication, & condamnée à perpétuelle prison. (1) Et dès lors elle
reprit l'habit de femme, & l'envoya-t-on en prison.
[(1) Ut cum pane doloris ibi commissa defleret.]
[Pages e340 & e341]
Voilà, mon cher Isaac, les choses en fort bon état pour la Pucelle; &
moyennant la perte de ses culottes, elle avoit conservé sa vie. Mais le mal de
tout cela fut qu'elle prit la juppe sans consulter sainte Catherine, qui fut
très-fâchée de la voir ainsi en habit de femme, lorsqu'elle revint la trouver en
prison. Elle lui en fit une verte reprimande. Eh, de quoi vous avisez-vous,
ma mie, lui dit-elle, de porter un pet-en-l'air, quand je vous ai dit
qu'il convenoit que vous portassiez une juste-au-corps? Allons! Çà
dépêchez-vous, mettez-moi bas ce cotillon, dûssent tous les évêques, docteurs
& bacheliers en crever de dépit. Jeanne d'Arc obéit: & fort mal lui
en prit, comme il paroît par le reste de l'histoire, que Pasquier va nous
raconter.
Ce néanmoins furent mis ses habillemens d'homme près d'elle, pour voir
quels seroient ses déportemens. Elle ne fut pas sitôt seule & revenue à son
second penser, qu'elle fit pénitence de son abjuration, & reprit les habits
d'homme. Cette abjuration, mon cher Isaac, ressemble encore assez au premier
désaveu que fit la Cadiere des crimes qu'elle imputoit au Pere Girard: elle
reprit bien-tôt ses premiers sentimens. Jeanne d'Arc fit la même chose. L'une
fut corrigée par les Jansénistes, & l'autre par sainte Catherine: mais il en
coûta plus cher à la derniere. Le lendemain matin étant visitée, & étant
retrouvée en son ancien appareil, & interrogée sur ce changement, elle
répond l'avoir fait par le commandement exprès des saintes, & qu'elle aimoit
mieux obéir aux commandemens de Dieu que des hommes. A ces mots, on la déclare
hérétique & relapse, & tout de suite elle est renvoyée au bras séculier,
où elle fut condamnée d'être brûlée toute vive... L'université de Paris, voulant
aussi jouer son rôle, fit une procession le jour de saint Martin-des-Champs, où
un frere dominicain fit une déclamation encontre cette pauvre fille, pour
montrer que ce qu'elle avoit fait étoit l'oeuvre du diable, & non de
Dieu.
Voilà bien du bruit & du fracas pour un cotillon & une culotte,
diras-tu peut-être, mon cher Isaac, & pour sçavoir lequel des deux devoit
enfin porter cette malheureuse fille.
[Pages e342 & e343]
Il faut sincérement avouer que cela paroît d'abord extrêmement ridicule.
Cependant, lorsque l'on approfondit sérieusement la chose, on reconnoît bientôt
que cet habillement étoit un vrai coup d'état, & un fruit de la plus fine
politique. Celle des François vouloit que la Pucelle ne quittât point les
culottes, & celle des Anglois demandoit qu'ils la forçassent à prendre la
juppe. En voici la raison, que tu trouveras sans doute parfaitement bien fondée.
L'impression étonnante, que la sainteté de Jeanne d'Arc avoit faite sur l'esprit
des soldats de Charles VII. avoit causé la ruine totale des Anglois. Il
s'agissoit donc que ceux-ci, pour ranimer leur parti, & pour détruire chez
leurs ennemis une prévention qui leur étoit si avantageuse, fissent avouer à la
Pucelle que sa révélation étoit fausse. Dès qu'elle mettoit culotte bas,
l'affaire étoit gagnée. D'un autre côté, Jeanne d'Arc ne comprenoit que trop
combien il étoit utile aux François qu'elle soutînt la fourbe, & qu'elle mît
toujours les saints de la partie. Aussi demeura-t-elle ferme, tandis qu'elle ne
vit point la mort prête à la punir de sa dissimulation. Mais ayant été ébranlée
par la crainte des supplices, elle consentit à renoncer à ses visions & à
ses inspirations. Dès qu'elle eut fait ce pas, les Anglois, qui auroient dû en
rester là, l'ayant suffisamment décréditée, ne s'en contenterent point. Ils
chercherent encore à la perdre, lui tendirent un piége, en laissant une culotte
à sa disposition. Autant auroit-il valu renfermer un chien affamé dans un office
bien rempli de viandes, & lui défendre gravement d'y toucher. La Pucelle
revenue de sa premiere frayeur, comprit la conséquence de la fausse démarche
qu'elle avoit faite, & voulut la réparer. Elle se flatta qu'on n'oseroit la
faire mourir. Mais les Anglois ne la ménagerent plus.
Au reste, mon cher Isaac, en niant la sainteté de Jeanne d'Arc, je ne veux
pas lui refuser les louanges qu'elle mérite. Ce fut une héroïne, & elle
sauva sa patrie.
[Pages e344 & e345]
La cruauté que les Anglois commirent envers elle est une tache qui flétrira
toujours leur nation. Ils devoient regarder leur prisonniere avec le respect que
méritoit un sujet fidèle à son roi & à sa patrie, qui se sert des avantages
que lui inspirent son courage & son génie. Si les Anglois d'aujourd'hui
prenoient une pareille prisonniere, ils admireroient sa valeur, &
respecteroient autant sa personne, qu'ils auroient peu de foi à sa sainteté.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; vis content & heureux; & donne-moi de
tes nouvelles.
De Londres, ce...
***
LETTRE CLIII.
Aaron Monceca à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de
Constantinople.
Quelque prévenu que je sois, mon cher Isaac, en faveur des sentimens de
Locke, j'ai peine à lui accorder que l'ame quelquefois cesse totalement de
penser pendant le sommeil; je conviens que je ne puis me persuader entiérement
que son opinion soit fausse; mais je la regarde comme douteuse; & j'aurois
souhaité qu'il l'eût donnée comme probable, & non point comme certaine. Ce
sage philosophe me paroît trop convaincu que les Cartésiens ont mal défini
l'essence de l'ame lorsqu'ils ont assuré qu'elle consistoit dans la pensée
actuelle. Nous sçavons, dit-il, certainement par expérience que nous
pensons quelquefois; d'où nous tirons cette conclusion infaillible, qu'il y a en
nous quelque chose qui a la puissance de penser.
[Pages e346 & e347]
Mais de sçavoir si cette substance pense continuellement, ou non, c'est de
quoi nous ne pouvons nous assurer, qu'autant que l'expérience nous en instruit.
Car de dire, que penser actuellement est une propriété essentielle à l'ame,
c'est poser visiblement ce qui est en question, sans en donner aucune
preuve. (1)
[(1) Essai philosophique concernant l'entendement humain, livre 2. chap. 1.
§. 10. pag. 65. Comme toutes les citations de cette lettre sont prises dans le
même chapître, on ne marquera point les autres.]
Je pense, mon cher Isaac, que Locke n'est point fondé dans le reproche qu'il
fait aux Cartésiens, & qu'ils ont plusieurs raisons très-fortes qui les
autorisent à définir l'essence de l'ame, par la faculté actuelle de penser.
«L'ame, disent les philosophes, n'a ni largeur, ni étendue, ni profondeur. Ainsi
tous les attributs qui peuvent convenir à la matiere ne sçauroient lui être
attribués. Nous ne connoissons donc qu'une seule de ses qualités: c'est la
pensée. N'avons-nous pas raison de prétendre qu'elle ne peut subsister sans
elle, & qu'elle fait son essence, puisque c'est l'unique qualité que nous
lui découvrions. Car de même que nous ne sçavons qu'il existe de la matiere que
par le moyen de l'étendue, nous ne connoissons qu'il y a des ames que par la
pensée. Or nous ne balançons pas à définir l'essence de la matiere par
l'extension, ne pouvant imaginer aucune chose matérielle, qui ne soit étendue.
Pourquoi ne définirons-nous pas aussi l'essence de l'ame par la pensée actuelle,
puisque nous ne pouvons concevoir une chose spirituelle, qu'elle n'ait la
faculté de penser?»
Quoiqu'on puisse répondre à ces objections, mon cher Isaac, & qu'elles ne
soient point entiérement convaincantes, il faut avouer qu'elles méritent du
moins qu'on les examine avec beaucoup d'attention. Ce n'est donc pas sans
preuves que les Cartésiens ont voulu que l'ame pensât toujours, même durant le
sommeil, & lorsque le corps semble ne prendre aucune part à ses perceptions.
[Pages e348 & e349]
Locke n'a pas été en droit de reprocher à ces philosophes, qu'ils décidoient
gratuitement & sans raison une question de fait, & qu'il n'étoit
rien qu'on ne pût prouver par leur méthode. Je n'ai, dit-il, qu'à
supposer que toutes les pendules pensent, tandis que le balancier est en
mouvement; & de-là j'ai prouvé suffisamment, & d'une maniere
incontestable, que ma pendule a pensé durant toute la nuit précédente. «Vous
n'êtes pas en droit, peuvent lui répondre les Cartésiens, de supposer que toutes
les pendules pensent tandis que le balancier est en mouvement; parce que vous
n'avez non-seulement aucune probabilité que le mouvement d'un balancier opere la
pensée: mais vous êtes assurés que le balancier, étant une substance matérielle,
n'a en lui d'autre chose que de l'étendue, de la largeur & de la profondeur.
Quant à nous, nous sommes dans un cas différent. Nous disons que l'ame pense
également pendant le sommeil & pendant qu'on veille, parce que nous sommes
assurés qu'elle a la faculté de penser, non-seulement lorsque le corps est
éveillé, mais même quand il est endormi, en ayant des preuves certaines &
évidentes, par les songes dont elle garde le souvenir. Nous pouvons donc avec
quelque fondement, conclure qu'elle peut faire continuellement ce qu'elle fait
dans certains momens, au lieu que votre supposition du balancier & de la
pendule est absurde & ridicule.»
Je poursuivrai, mon cher Isaac, d'examiner les sentimens de Locke, & je
te prie de vouloir m'apprendre ce que tu penses des difficultés que je crois y
appercevoir. Le moindre assoupissement où nous jette le sommeil, dit ce
philosophe, suffit, ce me semble, pour renverser la doctrine de ceux qui
soutiennent que l'ame pense toujours. Du moins ceux à qui il arrive de dormir
sans faire aucun songe, ne peuvent jamais être convaincus que leur pensée soit
en action, quelquefois pendant quatre heures, sans qu'ils en sachent rien. Si on
les éveille au milieu de cette contemplation dormante, & qu'on les prenne,
pour ainsi dire, sur le fait, il ne leur est pas possible de rendre compte de
ces prétendues contemplations.
[Pages e350 & e351]
On dira peut être que dans le plus profond sommeil, l'ame a des pensées,
que la mémoire ne retient point. Mais il paroît bien mal aisé à concevoir que
dans ce moment l'ame pense dans un homme endormi, & le moment suivant dans
un homme éveillé, sans qu'elle se ressouvienne, ni qu'elle soit capable de
rappeler la mémoire de la moindre circonstance de toutes les pensées qu'elle
vient d'avoir en dormant. Pour persuader une chose qui paroît si inconcevable,
il faudroit la prouver autrement que par une simple affirmation.
Les Cartésiens peuvent répondre à ces objections, que bien loin de ne vouloir
prouver leurs sentimens que par l'assurance qu'ils donnent de leur justesse
& de leur vérité, l'expérience journaliere démontre la réalité de leur
opinion. En effet, ne semble-t-il pas qu'on ne doit point s'étonner qu'un homme
qu'on éveille perde dans l'instant le souvenir des pensées qui l'occupoient
tandis qu'il dormoit; puisqu'on voit tous les jours des gens oublier dans le
moment une chose dont ils étoient occupés une minute auparavant, & faire
pour la rappeller dans leur esprit des efforts inutiles? Il n'est personne à qui
ces sortes d'oublis ne soient arrivés plusieurs fois; & rien n'est si
ordinaire dans le monde que d'entendre dire à un homme: J'avois dans le
moment quelque chose à vous apprendre: cela m'est échappé: je fais vainement ce
que je puis pour m'en ressouvenir; je n'en sçaurois venir à bout. Je
demande, mon cher Isaac, si l'ame oubliant totalement certaines pensées dans le
moment qu'elle en est occupée, & pendant que le corps qu'elle anime est
éveillé, on doit trouver extraordinaire qu'elle perde le souvenir de celles
qu'elle peut avoir eues pendant le sommeil de ce même corps, sur lequel elle ne
fait point alors des impressions bien vives, les organes étant comme bouchés,
& ne servant que d'une maniere foible.
[Pages e352 & e353]
Dira-t-on qu'il n'est pas impossible que l'ame reste quelqu'instant sans
penser dans un homme éveillé, & que l'oubli de ces perceptions est causé par
cette courte & imperceptible cessation de la pensée? Ce sera-là une
absurdité si grande & si évidemment démentie, qu'il ne faudroit pour la
réfuter qu'attester l'expérience. Le sage Locke étoit trop éclairé pour adopter
une pareille opinion. Il dit au contraire précisément, qu'il convient que
l'ame n'est jamais sans penser dans un homme éveillé, parce que c'est ce
qu'emporte son état. Qu'il nous apprenne donc la raison de l'oubli subit de
certaines perceptions dans un homme éveillé: alors il sera en droit d'exiger que
les Cartésiens lui expliquent comment il est possible qu'un homme ait pensé
toute la nuit sans qu'il ait le lendemain aucune connoissance des idées dont il
a été occupé pendant plusieurs heures.
La difficulté que Locke propose sur l'inutilité des pensées de l'ame pendant
le sommeil, me paroît fort peu considérable. Penser souvent, dit-il,
& ne pas conserver un seul moment le souvenir de ce qu'on pense, c'est
penser d'une maniere bien inutile. L'ame dans cet état là n'est que fort peu, ou
point du tout, au-dessus de la condition d'un miroir, qui recevant constamment
diverses images ou idées, n'en retient aucune. Ces images s'évanouissant &
disparoissant sans qu'il y reste aucune trace, le miroir n'en devient pas plus
parfait, non plus que l'ame, par le moyen de ces sortes de pensées dont elle ne
sçauroit conserver le souvenir un seul instant... Si l'ame ne se souvient pas de
ses propres pensées; si elle ne peut point les mettre en réserve, ni les
rappeller pour les employer dans l'occasion: si elle n'a pas le pouvoir de
réfléchir sur le passé, & de se servir des expériences, des raisonnemens
& des réfléxions qu'elle a faites auparavant; à quoi lui sert de penser?
Ceux qui réduisent l'ame à penser de cette maniere, n'en font pas un être
beaucoup plus excellent que ceux qui ne la regardent que comme un assemblage des
parties les plus subtiles de la matiere, gens qu'ils condamnent eux-mêmes avec
tant de hauteur.
[Pages e354 & e355]
Car enfin, des caracteres tracés sur la poussiere, que le premier souffle
de vent efface, ou bien des impressions faites sur un amas d'atômes, ou
d'esprits animaux, sont aussi utiles... La nature ne fait rien en vain, ou pour
des fins peu considérables: & il est bien mal-aisé de concevoir que notre
divin Créateur, dont la sagesse est infinie, nous ait donné la faculté de
penser,... pour être employée d'une maniere si inutile, la quatriéme partie du
tems qu'elle est en action.
Ce passage, mon cher Isaac, contient deux objections. La premiere regarde
l'inutilité des pensées d'un homme endormi. Mais les Cartésiens peuvent répondre
à Locke, que les pensées qu'il regarde comme superflues sont très-nécessaires,
quoiqu'on n'en connoisse pas toute l'utilité; parce qu'on ne comprend pas à quoi
une chose peut servir, on ne doit pas conclure qu'elle ne doit exister. La
foiblesse de l'entendement humain ne pénètre pas la nécessité d'un nombre infini
d'êtres qui existent. Sera-t-on en droit pour cela de nier leur existence?
D'ailleurs l'expérience semble nous apprendre que les hommes profitent beaucoup
de ces pensées que l'ame pendant le sommeil paroît ne point communiquer au
corps. Le traducteur de Locke remarque fort-à-propos, que l'inutilité de cette
façon de penser n'est point aussi réelle, que l'assure son auteur. Un
enfant, dit-il, est obligé d'apprendre par coeur douze ou quinze vers de
Virgile. Il les lit trois ou quatre fois immédiatement avant de s'endormir,
& il les récite fort bien le lendemain à son réveil. Son ame a-t-elle pensé
à ces vers pendant qu'il étoit enseveli dans un profond sommeil? L'enfant n'en
sçait rien: cependant si son ame a effectivement ruminé sur ces vers, comme on
pourroit, je pense, le soupçonner avec quelque apparence de raison, voilà des
pensées qui ne sont pas inutiles à l'homme, quoiqu'il ne puisse point se
souvenir que son ame ait été occupée un seul moment. (1)
[(1) Remarque à la page 73. de la seconde édition.]
[Pages e356 & e357]
La seconde objection de Locke tombe d'elle même. Dès qu'on détruit la
premiere, & qu'on prouve que les pensées d'un homme endormi, lors même qu'il
ne s'apperçoit point qu'il pense, lui sont utiles, l'on n'est plus autorisé à
dire que la nature ne fait rien en vain: & que Dieu agissant toujours avec
sagesse, n'accorde aux êtres aucune qualité superflue. Pour que ces raisons
soient valables & convaincantes, il faut avoir prouvé au préalable d'une
maniere évidente, & à laquelle on ne puisse répondre, que les pensées d'un
homme endormi sont absolument inutiles. Encore, malgré cela, il reste une
difficulté à résoudre. A quoi servent les songes, pourroit-on dire à
Locke, de l'existence desquels vous convenez? Sont-ils fort utiles &
nécessaires aux hommes, & retirent-ils quelque grand avantage de ce ramas
bizarre d'images grotesques, qui se présentent à leur imagination? Voilà des
pensées inutiles qui occupent l'ame humaine pendant le sommeil du corps. Dieu a
donc pû trouver à propos de lui accorder la faculté d'en former d'autres dont
elle perdroit l'entiere connoissance.
Porte-toi bien, mon cher Isaac; & vis, content & heureux.
De Londres, ce...
***
Fin du cinquiéme Volume (e)
***
------------------------- FIN DU FICHIER lettresjuives451 --------------------------------